Je ne porte pas de Chanel, mais je sais
reconnaître une imitation, et ce n’était pas le cas. Ce premier
mensonge de Yun sur son tailleur « fait maison » a
aiguisé ma vigilance. Très vite, j’ai deviné que c’était une
tueuse. En tout cas, une surdouée de l’ascension sociale. Mais bon,
rien n’est plus fatigant qu’une arriviste qui n’arrive pas. Elle,
avec son énergie, sa capacité de travail, sa séduction et son
talent de faussaire, j’ai tout de suite senti qu’on allait bien
s’entendre.
Aujourd’hui, avec le recul, je comprends comment
je me suis fait avoir, malgré mon acuité. Je ne regrette rien. Je
m’étais si souvent épuisée pour des génies traîne-savates qui
n’étaient pas à la hauteur de leur peinture, des artistes incompris
et fiers de l’être… Par son potentiel et sa force vitale, Yun
m’avait réactivée en quelques heures. J’ai tant besoin
d’admirer.
Elle avait truffé Marc, ce qui en soi était déjà
un exploit, mais, au-delà de la réalité que nous lui cachions
depuis son arrivée, les émotions qu’elle avait provoquées chez lui
se répercutaient en nous. On se sentait comme obligés de faire des
folies pour cette fille. C’était naturel. Spontanément, on
accordait nos sentiments aux siens, et on se retrouvait à penser
comme elle. Pris au charme, on se laissait posséder. Le seul qui
lui avait résisté au départ, Lucas, en paierait vite le prix. Elle
me faisait penser à ces araignées qui, injectant à leurs proies des
sucs gastriques anesthésiants, les digèrent avant même de les
consommer.
C’était flagrant avec Banyuls. Elle avait vu comme
moi qu’il nous écoutait, derrière le rideau de la cabine. La
question était de savoir si son fiancé lui avait réellement raconté
cette histoire de « droit de cuissage », ou si elle
l’inventait pour semer le trouble entre nous. En admettant qu’elle
ait dit la vérité, Marc nous avait-il offert la jolie Chinoise pour
que notre intimité se reforme autour de son couple, ou baisait-elle
vraiment comme une pantoufle qu’il nous demandait de « faire à
son pied » ? J’avais du mal à définir sa psychologie.
Etait-elle au courant et au service des intentions de Marc, ou
jouait-elle cavalier seul ? Cette dernière
hypothèse débouchait elle-même sur deux explications
possibles : soit il lui fallait notre aide pour plaire
davantage à son homme, soit elle voulait nous diviser afin de mieux
régner sur lui. Autrement dit : avait-elle envie, besoin ou
peur de nous ?
Je n’arrivais pas à démêler chez elle ce qui
relevait du calcul ou de la perversion naturelle. Plus elle
agissait en guerrière, plus je la trouvais désarmante. En tout cas,
jamais une femme ne m’avait autant attirée. Adieu mes résolutions
zen : en vingt minutes d’essayage, le désir s’était mis de la
partie. Née d’un sentiment de pitié, notre volonté de différer le
choc de son drame était devenue beaucoup plus sincère, maintenant
qu’elle s’était transformée en pulsion égoïste. Je prévoyais que la
compétition serait chaude avec les garçons – ou alors ce serait
comme du vivant de Marc. De la façon dont nous avions partagé son
amitié, nous partagerions les faveurs de la femme qu’il nous avait
choisie. Est-ce ainsi que les choses auraient évolué, sans son
accident de voiture ? C’était bien son genre, après tout, de
concevoir le mariage comme une course de relais avec passage de
témoins.
Cela étant, je le connaissais assez pour supposer
que son objectif dépassait le cadre du
fantasme. Lucas, Jean-Claude et Bany, avec cette pudeur masculine
qui se confond si souvent avec l’aveuglement, ne mesuraient pas
combien Marc nous aimait. La chance qu’il avait eue à ses débuts,
il la jugeait aussi honteuse qu’imméritée, et, par un besoin de
rééquilibrage, il n’avait cessé de nous pousser à cultiver nos
talents respectifs – talents auxquels il croyait bien plus que
nous. Pour lui, j’étais une artiste rentrée, Lucas un romancier qui
s’ignore, Bany un inventeur capable de changer la face du monde et
Jean-Claude un manager hors pair. Au lieu de quoi je me contentais
de ponctionner les peintres que j’exposais, Lucas se fuyait dans la
défense des causes perdues, Bany n’osait pas franchir les limites
du bricolage et Jean-Claude, le supposé meneur d’hommes, mettait
toute son énergie à ramper devant la femme qui ne voulait plus de
lui.
Le problème de Marc, c’était la photo qui avait
bouleversé son destin, à dix-neuf ans. La photo qu’il avait prise
de Pauline Lafont, venue assister à la pièce de Beckett que nous
jouions dans un festival des Cévennes – photo qui l’avait rendu
célèbre et riche trois jours plus tard, quand la jeune comédienne
avait disparu au cours d’une randonnée. Cette
dernière photo, si touchante, si
chargée d’angoisse, si « prémonitoire », achetée par tous
les magazines, avait décidé de la carrière et du style de Marc,
sans qu’il se reconnaisse d’autre mérite que celui d’avoir
bénéficié malgré lui de la mort d’une jeune femme. De là à penser
qu’il nous avait volé cette « chance »… Nous n’avions
jamais réussi à l’en dissuader. La reconnaissance publique et
l’accomplissement personnel qu’il souhaitait pour chacun de nous,
c’était une rédemption que nous lui avions refusée.
A mesure que j’étudiais le comportement de
Yun-Xiang, je me disais que Marc avait sélectionné – et peut-être
même formé – sa fiancée pour qu’elle joue, à travers points communs
et divergences, le rôle de révélateur auquel il avait renoncé. Je
commençais à la considérer, bien au-delà du prétendu droit de
cuissage, comme un cadeau de mariage qui nous était destiné.
Conscient de la force d’empathie qu’elle avait développée dans son
métier de faussaire, il lui avait confié la tâche de nous séduire
en nous renvoyant notre véritable image, de nous stimuler pour nous
aider à nous retrouver. En vingt ans d’amitié vécus dans son ombre,
chacun de nous était tellement passé à côté de soi-même…
Pensait-il.
A présent, le cadeau était devenu un legs. Tout ce
qui nous restait de Marc, à part des avantages matériels à
confirmer, c’était cette beauté de synthèse, cette victime du
destin, cette fiancée désaffectée qui sentait le nuage. Comment la
laisser repartir ? Comment ne pas lui donner une chance de
remplir la mission à laquelle il l’avait préparée ?
*
* *
* *
J’observais Bany. Je regardais comment Yun
manœuvrait avec lui. Elle avait tout de suite compris le mode
d’emploi du personnage. Les zones d’ombre, les lignes de force et
les points de faiblesse. En descendant l’escalier du parking
Pierre-Charron, elle lui a parlé littérature. Elle lui a demandé,
entre le deuxième et le troisième sous-sol, s’il préférait Cocteau
ou Montherlant.
Bany en a raté une marche. Naïf comme sont les
hommes, il a crié à la coïncidence : c’étaient justement ses
auteurs de chevet, comment l’avait-elle deviné ? La ficelle
était vraiment grosse, mais Yun a opéré un rétablissement
impeccable en répondant que Marc lui avait conseillé de lire leurs
œuvres, en complément de ses cours de français.
Pour la première fois, j’ai vu des larmes envahir
les yeux de Bany. C’était chez Montherlant et Cocteau qu’il avait
puisé, dans sa période d’errance entre quinze et dix-sept ans, la
rigueur fantasque et jusqu’au-boutiste qui l’avait mené au seuil
des grandes écoles. Marc n’ouvrait jamais un livre, se moquait en
public de la culture inutile de son homme à tout faire, cet
inventeur-né qui passait son temps à bouquiner au lieu de déposer
des brevets, mais il l’avait écouté.
Pour parfaire la langue et le style de la femme qu’il aimait, il
avait eu recours aux auteurs culte d’Hermann Banyuls. Rien ne
pouvait lui faire plus plaisir, sinon qu’on s’intéresse à ses
moteurs. C’était l’étape suivante.
– Je peux voir ce qu’il y a sous la
jupe ?
Yun s’était plantée devant la vieille Rolls Royce.
Là aussi, elle avait travaillé le sujet : le haut capot de la
Phantom III s’ouvrait en deux parties, de chaque côté des ailes,
comme on retrousse des dentelles de tôle. Bany s’est empressé de
mettre à nu son bloc moteur.
– C’est quand même beau, un V 12, a-t-elle
soupiré devant l’usine à gaz démesurée. Combien de chevaux ?
a-t-elle enchaîné en attrapant le poignet de Bany.
– Avant le rachat par le groupe Volkswagen,
a-t-il répondu en rougissant, la marque ne divulguait jamais la
puissance de ses moteurs. Elle se contentait d’indiquer :
suffisante.
– Plus de 160 chevaux, non ?
– Je pense aussi.
Elle a promené ses doigts sur le bloc d’aluminium
laqué de noir, entre les câbles et les tubes, caressant les
flexibles avec sensualité.
– Distribution culbutée et poussoirs
hydrauliques ?
Bany a confirmé. Sur son visage, l’étonnement le
disputait à la fierté. J’avais hâte d’emmener Yun à la galerie,
pour voir si elle me draguerait avec la même intensité ludique en
m’expliquant la technique de mes peintres.
– Et double allumage, a-t-elle ajouté en le
regardant dans les yeux.
– Il est presque onze heures, a glissé
Jean-Claude. Je vais me faire occire.
Il y avait une certaine gourmandise dans sa voix.
En tout cas un début de revanche, de reprise en main, que Yun
encouragea d’un sourire de connivence, tout en lui demandant de
préciser le sens du verbe « occire ».
– Tuer, au propre comme au figuré. Comment ça
se dit, en chinois ?
– Sha. Jian sha feng
zheng ren : la flèche a visé le cerf-volant et tué
l’homme. Ce sont les mots du sage Mozi quand il décrit une
bataille, dans un manuscrit du IVe siècle avant votre
Jésus-Christ. C’est la preuve qu’à cette époque, pour dominer
l’ennemi, les Chinois ont inventé le deltaplane.
– Moi, je trouve ça extraordinaire !
s’est félicité Jean-Claude.
– Merci, a souri Yun.
– Ça te ferait plaisir de prendre le
volant ? lui a proposé Bany.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Il n’avait
jamais laissé l’un d’entre nous conduire les voitures de Marc,
s’estimant seul habilité et responsable. Et ce n’était pas la mort
du propriétaire qui avait causé cette volte-face. J’ai senti mon
ventre se serrer. S’il était tombé à ce point sous le charme de la
Chinoise, il consentirait sans doute à lui montrer son invention la
plus prometteuse : le Biorotor. Le premier moteur recyclant
les déchets, qu’il avait monté sur une Triumph Spitfire qui roulait
désormais aux légumes pourris, son carburateur alimenté par le jus
de fermentation. Ça se conduisait avec une pince à linge sur le nez, mais c’était le summum de l’énergie
renouvelable. Peut-être Yun-Xiang saurait-elle le convaincre de
déposer le brevet, et d’affronter les fourches caudines de
l’administration pour le faire homologuer… Alors l’un des vœux les
plus chers de Marc se réaliserait à titre posthume.
Avec un naturel confondant, la petite Shanghaïenne
s’est glissée sous le gigantesque volant de bakélite noire. Elle a
vérifié des réglages sur les tirettes chromées autour du moyeu du
klaxon, et elle a mis en route le moteur dans un feulement
sourd.
Un instant, elle a fermé les yeux pour écouter le
silence à bord, à peine troublé par le tic-tac de la pendule et la
vibration du stylo dans la fine applique en cristal destinée
normalement à accueillir une rose. Puis sa main droite s’est posée
sur le tout petit levier de vitesse, caché dans une découpe du
siège côté portière. Elle s’est placée dans l’axe de la statuette
ailée surmontant le radiateur, comme on vise en épaulant un fusil,
et elle a enclenché la première. Le grand vaisseau fantôme s’est
ébranlé, slalomant entre les piliers, grimpant la rampe de sortie
dans le soupir des suspensions.
– Je peux ramollir un peu les amortisseurs,
Bany ?
– Bien sûr.
Elle a tourné l’une des manettes du volant, et nos
fesses ont cessé de rebondir au franchissement des dos-d’âne.
C’était impressionnant de voir la colossale limousine lui obéir au
doigt et à l’œil. Comment une Chinoise de dix-neuf ans élevée dans
une ferme pouvait-elle connaître aussi bien les secrets d’une
anglaise de 1937 ? Même si Marc lui avait récité sur
l’oreiller le manuel d’entretien, on ne passe pas aussi facilement
des tracteurs aux Rolls Royce. Dix ans de carrière d’une call-girl
de haut vol auraient pu dispenser cette formation, donner cette
aisance en toutes circonstances. Mais tenir ce rang si jeune quand
on n’est jamais sorti d’un pays communiste, ça relevait du miracle.
Ou du stakhanovisme.
– Alors, ce V 12 ? s’est enquis Bany
quand la limousine a refait surface rue Pierre-Charron.
– Très rond, avec beaucoup d’allonge. Et
j’adore le court débattement de la boîte.
Bany buvait du petit-lait et leur conversation
n’était plus qu’une fiche technique. Je regardais Jean-Claude et
Lucas, dont le silence exprimait une certaine impatience. Et
encore, je ne leur avais pas transmis la
demande de Yun dans la cabine d’essayage. Bany lui aussi s’en était
abstenu, selon toute vraisemblance. Il avançait son pion, en
laissant soigneusement ses partenaires hors jeu.
– Cartier, place Vendôme ! a-t-elle
lancé avec une joie cérémonieuse en s’engageant sur les
Champs-Elysées. Voyons comment je possède le plan de Paris.
La foule des courses de Noël envahissait la
chaussée, bloquant la circulation. Tout le monde se retournait sur
cette chauffeuse juvénile aux commandes du vieux monument roulant.
Sa manche de tailleur rouge faseyant sur la portière couleur
d’encre, elle avait baissé sa glace pour expliquer aux passants que
c’était le plus beau jour de sa vie et que, malgré les apparences,
son salaire était plafonné à cent euros par mois. Ils la prenaient
pour la gagnante d’un jeu télévisé ; ils la félicitaient en
oubliant de lui en vouloir. Par contumace, Marc nous avait mis en
scène un numéro de magie, et la triste réalité des coulisses avait
de plus en plus de mal à s’imposer. Le bonheur de la future mariée
déteignait sur nous. Comment faire pour que ce bonheur survive à
l’annulation des noces ? C’était une mission impossible, un
défi à relever qui arrivait presque à
supplanter le chagrin. Au fil des heures passées avec Yun, Marc
devenait de moins en moins mort.
Et puis, à un feu rouge, de sa voix douce à
l’accent légèrement helvétique, elle a posé à Bany la question qui
fâche :
– Ton Biorotor, tu pourrais le monter sur
cette Rolls ?
On a tous crispé nos fesses sur le cuir fauve.
Contre toute attente, Bany n’a pas mal réagi à la mention de son
invention en souffrance. Il s’est contenté de répondre sur un ton
de catalogue qu’une telle automobile doit être maintenue
strictement en état d’origine.
– Je comprends, mais c’est l’avenir qui
compte, non ?
On aurait cru entendre Marc. Le feu est passé au
vert. Le cycliste devant nous ayant mis pied à terre pour répondre
au téléphone, Yun l’a klaxonné façon camionneur, avant d’enchaîner
d’une voix de séductrice :
– Personnellement, ce serait un grand honneur
pour la Chine qu’une ancienne voiture officielle de la Couronne
britannique soit propulsée par des ordures en fermentation.
– Mon carbu est impossible à régler, a
tranché Hermann Banyuls pour clore le sujet.
Et il a allumé le vieux poste à lampe caché dans
un tiroir en marqueterie. Les parasites ont joué du Gershwin. Yun
n’a pas insisté. Si Marc lui avait parlé des inventions de son
assistant, il lui avait fatalement expliqué pourquoi elles ne
sortiraient jamais du placard. Trouvé le jour de la Saint-Hermann
dans un vignoble de Banyuls, il resterait toute sa vie un ancien
bébé abandonné refusant d’affronter le jugement extérieur.
Maintenir des voitures anciennes en état d’origine lui était
nécessaire, sinon suffisant, mais les innovations qu’il créait ne
regardaient que lui. Etait-ce la peur de voir débarquer, si un jour
il devenait célèbre, une maman repentie qui lui demanderait pardon
et réparation pour le sacrifice qu’elle s’était imposé en le
confiant à la providence ? Une nuit où nous couchions
ensemble, en deuxième année de prépa, il s’était réveillé au milieu
d’un cauchemar qu’il m’avait longuement raconté, en imitant la voix
de sa supposée mère biologique :
« Tu comprends, mon chéri, l’immense douleur
de ta maman qui n’a pensé qu’à ton avenir ? La preuve, je ne
t’ai pas déposé n’importe où ! Je t’ai choisi la meilleure parcelle de grenache : le
cap-béar ! »
Et il s’était rendormi. Je pensais qu’il avait
oublié cette confidence sans lendemain mais, en début d’année, il
m’avait invitée à dîner aux chandelles pour fêter ce qu’il appelait
une super-nouvelle : le cap-béar venait d’être noté 93 sur 100
par le guide Parker. Une Légion d’honneur ne l’aurait pas rendu
plus heureux. Comme si son dépôt dans ce vignoble se retrouvait
justifié, sanctifié. Comme si le jugement du critique le plus
influent du monde réhabilitait sa génitrice en validant son choix.
Il m’avait fait boire son appellation d’origine, dans le millésime
de sa naissance. Un rouge douceâtre, oscillant entre la prune, le
chocolat et le cigare. Je l’avais félicité, et maudit pour le mal
au crâne avec lequel je m’étais sentie obligée ensuite de recoucher
avec lui, en mémoire du cauchemar qu’on avait partagé vingt ans
plus tôt.
– Tu peux rester en troisième, a-t-il
conseillé à Yun quand la file s’est remise à rouler. Il y a
suffisamment de couple.
Je le regardais, assis à l’avant, tourné vers elle
pour contrôler sa conduite, et j’étais heureuse de ses réactions.
J’adorais la manière dont il buvait des yeux la
petite Chinoise, qui manœuvrait avec autant de douceur que lui son
char d’assaut. Hermann Banyuls m’avait toujours fait fondre, mais
on était trop potes pour laisser s’installer entre nous autre chose
que du sexe intermittent. Je me donnais à lui lorsque j’allais trop
mal. C’était un amant d’exception, si l’on se contentait de
l’essentiel. Pas vraiment glamour mais très technique, il
conduisait les femmes au plaisir avec une méticulosité et une
conscience professionnelle hors pair. J’avais un peu l’impression
d’être passée au banc d’essai, mais bon, ce type de révision
générale m’était indispensable tous les trois ou quatre ans.
Dans le drame où nous allions plonger Yun-Xiang,
Bany serait sans doute sa meilleure planche de salut. L’idéal,
comme elle l’avait suggéré elle-même à mots couverts, serait qu’il
lui fasse l’amour le plus tôt possible. Avant qu’on lui révèle son
statut de veuve illégitime. Le plaisir qu’elle apprendrait avec
lui, sans commune mesure avec ce qu’avait pu lui donner ce
jouisseur de Marc, serait probablement le seul moyen pour elle de
reprendre le pouvoir sur son deuil. Préparer son corps à aimer
l’amour éviterait qu’elle ferme boutique à dix-neuf ans.
J’essayais de me mettre à la place de Marc. Je ne
savais comment interpréter sa stratégie envers nous. En tout cas,
je n’arrivais pas à la réduire au fantasme ni à l’altruisme. Lui
qui ne croyait en rien, avait-il eu la prémonition de son
destin ? Ou bien, simplement, avait-il envisagé l’éventualité
et pris ses précautions, comme on souscrit une assurance-vie ?
Le droit de cuissage auquel, sous couvert d’une
« coutume ancestrale », il avait voulu soumettre sa
fiancée pour nous en faire profiter, m’apparaissait à présent comme
un devoir à remplir. Et le désir que je venais de raviver malgré
moi pour Bany, mêlé au trouble que m’inspirait Yun, rendait ce
devoir assez peu fastidieux.
Incrédule mais à peine gênée par l’élan de
jubilation qui montait de mon ventre, j’en venais à remercier Marc
de la situation dans laquelle son décès nous plongeait. Je
regardais sa fiancée si à l’aise aux commandes de la Rolls, et je
l’imaginais tondant la pelouse sur le tracteur de Chevreuse,
affrontant les vagues à la barre du vieux pointu dans la rade de
Villefranche, maçonnant avec nous au milieu des gravats de l’avenue
Junot… Les facultés d’adaptation de Yun, son don inné pour faire
corps avec l’univers de Marc, son mimétisme et son charme étaient tels qu’en moins de trois heures, il
m’apparaissait totalement exclu, voire contre nature, de la
renvoyer dans une vie de prolétaire à Shanghai. Et je sentais que
les garçons étaient bien de mon avis.
C’est là que m’est venue une supposition démente,
mais qui éclairait d’un jour nouveau son attitude envers nous. Elle
savait. Elle savait que Marc était
mort. Elle avait vu la devanture d’un kiosque, ou alors un vendeur
de Smalto lui avait présenté ses condoléances à notre insu. Et,
avec un sang-froid terriblement oriental, elle jouait notre jeu. Nous lui cachions le drame ;
elle faisait comme si elle l’ignorait, et cela pouvait durer
longtemps. Le temps pour elle de nous apprivoiser, de s’installer
dans l’absence de Marc, de nous convaincre qu’il fallait respecter
sa dernière volonté terrestre en lui permettant d’occuper, malgré
la situation, la place qu’il lui avait promise. L’engagement pris
par Marc, c’était à nous de le tenir.
Il y avait tout de même un léger problème. Si mon
hypothèse était juste, j’admirais sa logique, son courage et son
talent de comédienne, mais elle se trompait de cible. Sur le plan
matériel, ce n’est pas nous qu’il fallait séduire. Nous n’avions
plus aucun pouvoir désormais dans le monde de Marc : c’est
son frère qui allait gérer la succession. Et je
voyais mal ce pète-froid de Jérôme s’encombrer d’une ex-future
belle-sœur. Si elle choisissait de rester parmi nous, ce serait à
ses frais.
Quoi qu’il en soit, je continuerais de guetter en
silence les réactions de la Shanghaïenne, d’analyser,
d’interpréter ; j’attendrais d’être vraiment sûre de moi pour
confier mes soupçons aux garçons. Dans l’intervalle, autant
persister à lui cacher la situation qu’elle feignait d’ignorer.
Quand j’étais petite fille, au pensionnat, le jeu s’appelait
« Je te tiens, tu me tiens par la barbichette ». S’il y a
une chose que, d’instinct, je reconnaissais chez Yun, c’était cette
force d’enfance qui nous permettait de braver, par des moyens
d’adulte, les événements de nature à nous détruire.
Ses yeux me fixaient dans le rétro. Elle m’a souri
en abaissant les paupières, comme si elle avait suivi mon
raisonnement, mes doutes, mes tentations, et approuvait mon choix.
Un grand élan vers elle m’a laissée toute percluse de détresse.
Puis j’ai senti remonter en moi ce fond de rage optimiste qui,
jusqu’à présent, m’avait aidée à sortir des pires situations de ma
vie.