– Mets-toi sur LCI, vite !
Marlène m’avait réveillé en sursaut. J’ai lâché le portable pour saisir la télécommande, et l’image m’a cueilli de plein fouet. A six heures trente, sur l’autoroute de l’Ouest, la Jaguar de Marc s’était encastrée dans le coffrage d’un radar.
Je ne sais ce qui a été le plus fort sur l’instant : l’incrédulité, l’effroi ou la culpabilité. De toutes ses vieilles anglaises, la Type E était sa préférée ; la plus rapide, la plus capricieuse, celle que j’avais eu le plus de mal à fiabiliser. La journaliste disait qu’il avait perdu le contrôle à 150 km/h pour une raison inconnue. Sa « raison inconnue », pour moi, elle avait un nom. L’étrier de frein gauche. Il s’était déjà bloqué à deux reprises, mais, le mois dernier, je pensais vraiment avoir trouvé l’origine et la solution du problème.
La météo a remplacé les images des pompiers qui s’affairaient autour des tôles calcinées. J’étais anéanti. Pourquoi Marc avait-il décidé de rentrer à Paris ? Une maîtresse urgente, pour enterrer sa vie de garçon au petit déjeuner ? Il m’avait dit qu’il resterait avec sa mère à Chevreuse jusqu’à l’arrivée de sa fiancée. Je devais les rejoindre en fin d’après-midi, après le passage du chauffagiste dans sa résidence parisienne, cet immense chantier dont il refaisait les plans tous les deux mois, ne laissant debout que les murs du studio photo et ceux de ma chambre. En nous raccompagnant à nos voitures, vers minuit, il nous avait recommandé d’être prudents avec une anxiété inhabituelle, qui à présent laissait comme un arrière-goût de prémonition.
Quand Marlène et Lucas m’ont rejoint avenue Junot, l’élection de Miss France mobilisait les équipes d’info. De notre ami, il ne restait plus que seize mots qui défilaient toutes les deux minutes sur le bandeau blanc des dépêches LCI, avec une faute à son prénom. Le célèbre photographe Mark Hessler est décédé à 42 ans dans un accident de la route.
Jean-Claude a déboulé un quart d’heure plus tard. J’ai servi le café devant l’écran géant, puis je me suis remis à zapper d’un doigt mécanique. Ce n’était pas la première fois que je les recevais chez lui en son absence, mais là, en rang d’oignons sur le canapé d’alcantara, ils n’osaient pas bouger. Cernés par les objectifs de Marc, les Hasselblad et les Leica sur pied qui n’immortaliseraient plus personne, nous étions incapables de parler, de commenter, d’échanger. Chacun revoyait son Marc, des bancs du lycée au pré-réveillon de la veille ; chacun digérait en silence le drame, pesait les conséquences et s’apitoyait sur soi.
En vingt ans d’amitié, nous avions perdu des êtres chers, bien sûr, mais jamais ensemble. Les parents de Jean-Claude, la sœur de Marlène, un flirt de Lucas, mon chien… A chaque fois, par pudeur ou par manque d’occasion, nous avions fait deuil à part. Avec la certitude que, si vraiment ça devenait trop dur, nous pourrions toujours trouver du réconfort. Là, notre émotion commune ne faisait que multiplier la douleur, amplifier le vide.
Calcinés de l’intérieur comme la Jaguar rouge qui venait de repasser brièvement sur I-Télé, mes trois compagnons se répétaient in petto la même phrase que moi, j’imagine : « C’est quand on a tout perdu qu’on se retrouve. » A chacun de nos coups durs, Marc nous assenait cette maxime, lui qui n’avait jamais manqué de rien et vivait en parfait accord avec lui-même. Les peines d’amour, les pannes de lit, les crises de conscience et les soucis matériels qui faisaient notre ordinaire le laissaient de marbre. Quand il mettait la main sur son cœur, c’était pour sortir son portefeuille. Nous « dépanner », comme il disait, parce qu’on était les seuls à pouvoir le supporter sur terre. Les seuls à l’aimer, peut-être.
Qui aurait pu se douter que l’avenir donnerait si vite raison à sa vieille maxime ? Comment imaginer qu’en moins d’une semaine, la perte de Marc allait nous rendre à nous-mêmes ?
*
* *
Marlène a appelé Chevreuse pour prévenir l’auxiliaire de vie, empêcher que Jaja n’apprenne comme nous la mort de son fils par la télé. Mais il y avait peu de risques : depuis que son alzheimer l’avait coupée du monde, elle regardait en boucle du matin au soir Les Feux de l’amour sur DVD. Pendant ce temps, Jean-Claude téléphonait au frère de Marc qui lui raccrocha au nez, après l’avoir simplement informé qu’il prenait le premier TGV pour Paris et que la fête était finie. De mon côté, je tentais d’obtenir un être humain au standard du Samu. On finit par m’informer que la dépouille serait visible en fin de matinée à l’hôpital de Saint-Cloud.
– Qu’est-ce qu’il entend par « la fête est finie » ? a questionné Lucas.
Marlène a traduit : il allait reprendre en main les affaires de son frère. Je me suis tourné vers Jean-Claude.
– Ça veut dire que tu vas devoir me loger à l’hôtel pendant quelques jours…
– Ça veut surtout dire que je serai viré ! a-t-il glapi.
– Vous êtes ? s’impatientait la voix de permanence au téléphone.
J’ai répondu :
– Hermann Banyuls.
– Et par rapport à lui, vous êtes ?
– Son assistant.
C’était le terme le plus simple pour qualifier mon statut, même si c’était le moins juste. Depuis mes dix-huit ans, j’étais l’assisté de Marc. Logé, nourri, noirci dans ses moteurs. J’avais libre usage de son parc automobile et de ses cartes de crédit, je lui composais ma bibliothèque idéale, je m’habillais dans ses placards, je buvais sa cave et j’aimais ses femmes. De nous quatre, j’étais celui pour qui la question « Que vais-je faire sans lui ? » trouvait le moins de réponses. Il possédait deux tiers de la galerie de Marlène, les murs de l’hôtel que dirigeait Jean-Claude, et subventionnait à hauteur de quatre-vingt-quinze pour cent la fondation de Lucas au profit du Tibet. Autant d’investissements qui seraient sans doute pérennisés à l’ouverture de son testament. Mais moi, privé de mon rôle dans sa vie, je n’étais plus rien.
C’est Jean-Claude qui, le premier, a posé tout haut la question subsidiaire :
– Et Yin ?
– Yun, a corrigé Marlène.
– Qu’est-ce qu’on fait, on la prévient ?
– Tu as son numéro ?
On a fouillé le 28 avenue Junot, ce double hôtel particulier à patio mauresque au sommet de la butte Montmartre, ancienne demeure de Claude Nougaro où Marc avait projeté tant de fêtes qui ne verraient jamais la nuit. Deux ans après l’achat, de restaurations partielles en reconditionnements, il ne savait toujours pas ce qu’il voulait en faire : un musée-théâtre autour de ses photos, un show-room pour ses voitures, un spa supervisé par Jean-Claude, le siège social de la fondation de Lucas ou un ensemble d’ateliers pour peintres en résidence sous l’égide de Marlène.
Pendant près d’une heure, je leur ai ouvert les placards et les coffres où je classais tant bien que mal le désordre de Marc. Rien sur la mystérieuse fiancée chinoise.
– C’est peut-être à la chaumière ? a suggéré Lucas.
J’ai fait non la tête. Jaja déchirait tout, depuis sa mise sous tutelle imposée par son autre fils ; on ne gardait aucun document à Chevreuse. De toute manière, Marc ne notait jamais rien : toute sa vie était contenue dans le BlackBerry qui avait brûlé avec lui à l’entrée du tunnel de Saint-Cloud.
– Et tu n’as pas fait de sauvegarde ? s’est indigné Jean-Claude. Mais à quoi tu penses, Bany ?
Je lui ai rappelé avec une douceur ferme que j’avais à gérer ses trois maisons, ses treize voitures, sa carrière, ses comptes, ses déplacements et sa mère. Je sauvegardais chaque semaine son agenda et ses contacts sur son MacBook, mais il avait brûlé avec lui dans la Jaguar.
– Et le disque dur externe, ça ne t’a jamais effleuré ?
– Je t’emmerde.
– Calmez-vous, les garçons, a dit Marlène. Le problème n’est pas là.
Elle avait raison. On en revenait à l’obsession que chacun de nous ressassait depuis la veille au soir : pourquoi et comment avait-il réussi à nous cacher cette femme et les préparatifs de son mariage ? Prévoyait-il à ce point notre hostilité qu’il n’avait eu d’autre recours, pour nous empêcher de pourrir son projet, que de nous mettre au pied du mur ? De nous laisser juste le temps de leur acheter un cadeau et de nous faire beaux pour le week-end.
– Cela dit, a repris Jean-Claude en me regardant avec un peu moins d’hostilité, si ce n’est pas à toi qu’il a confié l’organisation des noces, ça ne peut être qu’à Abdel.
J’ai bondi sur le téléphone et j’ai appelé Villefranche-sur-Mer. Le gardien a décroché à la deuxième tonalité.
– Résidence secondaire de Mme Hessler, j’écoute.
C’était le geôlier de Jaja, pendant la guerre d’Algérie. Il lui avait sauvé la vie en l’aidant à s’échapper de son camp fellagha, alors, pour le soustraire aux représailles, elle l’avait caché à bord du paquebot des rapatriés. Il a poussé un cri de joie en reconnaissant ma voix : au moins six mois qu’on n’était pas venus à la villa ! Apparemment, il n’avait pas entendu les infos. Si je lui apprenais la mort de Marc, ça serait la fin du monde. J’ai préféré le faire parler. Non, non, il ne connaissait pas l’heureuse élue, mais il avait tout préparé pour le mariage, il se mettait en quatre pour être à la hauteur de cette merveilleuse surprise. Afin d’éviter les fuites dans la presse, seul le maire était dans la confidence, avec le conservateur de la chapelle des Pêcheurs où se déroulerait la cérémonie.
J’ai raccroché très vite, une boule dans la gorge. Les images de la vieille villa jaune au-dessus de la mer dansaient devant mes yeux. Notre maison de sauvetage où, l’année d’hypokhâgne, boursiers en rupture d’internat, Marc et sa mère nous avaient recueillis. Notre maison de théâtre où il nous dirigeait avec un génie désinvolte, première manifestation de son aptitude à révéler la face cachée des gens de son choix.
– On a l’heure d’arrivée ! s’est écrié soudain Jean-Claude. Donc, on a le numéro de son vol ! Il n’y a qu’à demander à la compagnie aérienne de lui dire qu’elle n’a plus de raison de venir à Paris.
– Yun-Xiang, a glissé Marlène, c’est son nom entier ?
– C’est le prénom, a répondu Lucas. Et vu le décalage horaire, si c’est un vol avec escale, elle est déjà partie.
Ses mains gantées ont tourné en sens contraire les roues de son fauteuil, façon pour lui de se dandiner sous l’hésitation ou la gêne. Il a ajouté :
– Moi, de toute façon, Chinoise ou pas Chinoise, même si j’avais un moyen de la joindre, je serais incapable de lui saccager son bonheur en deux phrases. Autant lui garder ses rêves le temps du voyage. Non ? Ça l’aidera à surmonter le choc.
C’était le plus optimiste de nous quatre : avec sa colonne vertébrale en morceaux, il n’avait pas les moyens de se prendre la tête. Ce géant à lunettes d’écaille, qui faisait dix ans de moins que nous avec son physique de campus américain et son mètre quatre-vingt-seize plié comme par erreur dans un fauteuil fluo, nous avait toujours remonté le moral dans nos périodes de crise.
– Je ne suis pas d’accord, s’est braqué Jean-Claude. Si Marc lui a obtenu un visa en tant que future épouse, elle a un aller simple.
– Eh ben on lui paiera le retour, a tranché Lucas. De toute manière, on n’a pas le choix. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est l’heure de son arrivée : on ira la chercher… et on avisera.
– C’est ce qu’il veut, tu crois ?
J’avais eu le courage de poser la question, du bout des lèvres. Tout le monde fixait Lucas, le seul d’entre nous qui, en tant que bouddhiste, pensait qu’il y avait une vie après la mort. Marc ne croyait qu’en son étoile, Jean-Claude n’avait d’autre Dieu que Judith, Marlène réservait la notion d’éternité aux œuvres d’art et, personnellement, je n’étais pas sûr qu’il y ait une vie avant la mort. On m’avait jeté à la naissance dans un vignoble au bord d’une route ; le hasard m’avait sauvé grâce aux vendanges, mais j’avais toujours eu l’impression d’exister par erreur. D’être une simple illusion. Le cauchemar d’une inconnue – la mère qui m’avait laissé en dépôt dans un cru de Banyuls. Les seuls moments pour moi où la vie avait un sens, c’est lorsque je lisais un roman. Il y avait un plan, une idée directrice. En tout cas, la chute n’était pas le point de départ. Ça me changeait de mon histoire ; ça m’offrait d’autres identités. J’avais autant besoin de me chercher dans les livres que de m’oublier dans les moteurs.
– Je ne capte rien, a dit Lucas. L’esprit de Marc ne me renvoie que mes émotions. C’est trop tôt. Ou alors…
Ses points de suspension me sont restés en travers de la gorge. J’étais de plus en plus persuadé que Marc était mort à cause de moi. La seule personne qui m’ait tendu la main sur terre, je n’avais pas été foutu de lui régler son étrier de frein gauche.
– Ou alors il nous laisse choisir, a achevé Lucas. Le sort de la femme qu’il aimait dépend de nous, désormais.
– Merci du cadeau, a grincé Jean-Claude en sortant sa plaquette d’antidépresseurs homéopathiques. J’ai l’aut’ salope à prendre demain à dix heures, moi, comment je fais ?
– Déjà tu arrêtes de penser à toi.
J’avais parlé plus vite que ma pensée, avec une violence que j’ai regrettée aussitôt. De par mes origines jetables, j’avais toujours du mal à entendre un père appeler sa gamine « l’aut’ salope », même s’il avait des circonstances atténuantes. Jean-Claude m’a demandé pardon, puis, sans transition, il a éclaté en sanglots. La grande main de Lucas, toute calleuse malgré les gants de rallye qu’il mettait pour piloter son fauteuil, s’est refermée sur le genou du divorcé transi.
Quelques minutes ont passé. Ça me faisait du bien de regarder chez un autre les larmes que mes yeux me refusaient. La seule fois de ma vie où j’ai pleuré, c’est à treize ans, lorsque la mère d’accueil chez qui la DDASS m’avait placé a commencé à me cogner parce que je voulais faire des études de lettres au lieu d’être mécano dans son garage. A chaque torgnole, elle gueulait : « Sois un homme ! » J’ai retenu la leçon. Deux ans plus tard, à son enterrement, la seule chose qui me retenait de sourire, c’était les dents qu’elle m’avait cassées.
– Dans l’état où je suis, a reniflé Jean-Claude en prenant Lucas à témoin, je ne peux pas assumer le drame des autres. Moi encore, j’ai mon travail, j’ai l’espoir de reconquérir Judith le jour où elle verra clair dans le jeu de l’aut’ salope. Mais cette pauvre fille… Attends, une esclave chinoise qui plaque tout pour venir se marier en France, comment tu veux qu’elle rebondisse ?
– J’ai le droit d’être cynique, les garçons ?
On a tourné vers Marlène un regard pas fier mais lucide. Bien sûr, dans la tragédie que nous vivions, la seule bonne nouvelle était que Marc avait trouvé la mort avant le mariage. Soulagés de la perspective de devoir composer avec une veuve, on pouvait se permettre de s’attendrir sur le deuil d’une fiancée.
J’ai refait du café et, la tête en arrière dans le canapé géant, on a regardé la neige tomber sur la verrière. C’était notre dernier moment de répit avant les formalités, les responsabilités, les bras de fer. Maintenant qu’elle avait pris effet dans la réalité, la disparition de notre ami ne resterait pas longtemps un simple vide affectif. Il fallait parer au plus pressé.
Je suis descendu au distributeur de la rue Caulaincourt, et j’ai retiré tout ce que j’ai pu avec les cartes de Marc. D’un moment à l’autre, son frère allait faire bloquer ses comptes, et je le voyais mal débourser le moindre centime pour venir en aide à une fiancée caduque en apprenant son existence. Jérôme nous haïssait depuis le lycée, il pensait à juste titre qu’on lui avait volé son jumeau, et ça ne risquait pas de s’arranger à l’ouverture du testament.
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* *
On est allés reconnaître le corps. Disons qu’on a identifié la Rolex et le piercing.
En se refermant, le tiroir de la morgue a congelé nos souvenirs. Sans Marc, rien ne serait plus comme avant ; le passé qui nous unissait ne gouvernerait plus nos vies. Notre seul enjeu commun, désormais, notre seule raison d’être ensemble, c’était la petite Chinoise inconnue qui atterrirait le lendemain matin à l’aéroport Charles-de-Gaulle.