On est arrivés à l’aube, avec deux heures
d’avance, et on s’est réparti les tâches. Pendant que Marlène se
rendait au comptoir de China Airlines, Jean-Claude allait voir la
police des frontières et je m’occupais des journaux avec
Lucas.
Nous étions convenus d’annoncer à Yun-Xiang la
nouvelle avec un maximum de psychologie, en nous adaptant au fur et
à mesure à ses réactions, son caractère et ses facultés
d’assimilation. Ignorant si elle comprenait le français, nous
avions répété nos différentes versions en nous aidant d’un
dictionnaire chinois. Pour lui expliquer, dans un premier temps,
l’absence de Marc à l’aéroport et l’impossibilité de le joindre,
nous avions deux options : inventer un reportage photo
imprévu, ou alors évoquer son accident en remplaçant l’issue fatale
par un pronostic réservé des médecins – ce qui
lui donnerait le temps de se préparer au pire en entretenant
l’espoir. Dans tous les cas, il fallait différer l’annonce de sa
mort. Associé à l’excitation du mariage et aux effets du décalage
horaire, le choc nerveux risquait de lui provoquer un collapsus,
d’après Jean-Claude qui avait fait un stage de secourisme.
Poussant comme un Caddie le fauteuil roulant où
j’empilais les quotidiens sur les genoux de Lucas, j’ai fait le
tour des points de vente. A la une de Libé, Marc souriait sur fond de désert, son Nikon
autour du cou et sa main en visière, sous la légende :
« Arrêt sur image ». Plus lyrique, Le Parisien reproduisait en gras la réaction
officielle du président de la République : « Les femmes
ont perdu l’un des plus beaux regards posés sur elles. »
– Et comment on fera, dans Paris, pour lui
cacher les kiosques ?
– On l’emmène directement à l’hôtel :
j’ai préparé le trajet et Jean-Claude a fait retirer la télé de sa
chambre.
– Et si elle veut voir l’avenue
Junot ?
– Même chose. De toute manière, c’est une
question d’heures. On la met en condition, on la prépare au choc,
et puis on lui dit.
– Vous lui dites,
a rappelé Lucas. Moi j’ai fourni le dictionnaire, c’est tout.
Au moment où je balançais les journaux dans une
poubelle, deux Vigipirates à mitraillette sont venus me demander
mes papiers. C’était normal, avec mon look de taliban courtois,
barbiche au cordeau et sourire d’ascète, que je cultivais par
provocation pour le plaisir de voir les flics battre en retraite, à
chaque fois, devant mon laissez-passer de l’Elysée négligemment
glissé parmi mes papiers français en règle.
– Banyuls, a souligné d’un air fermé le plus
galonné des deux en découvrant mon nom. Vous vous appelez comme le
vin.
J’ai expliqué qu’on m’avait trouvé dans un coteau
du Roussillon, raison pour laquelle mes origines inconnues étaient
remplacées par une appellation contrôlée. Ils ont hoché la tête, et
nous ont demandé pourquoi on jetait ces journaux. J’ai répondu
qu’ils étaient pleins de coquilles. Ils nous ont dit de circuler.
C’est eux qui sont partis.
– Je n’arrête pas de revoir son corps dans le
tiroir, a soupiré Lucas. Ça me hante.
Moi, c’était la Jaguar. L’épave calcinée que
j’étais allé voir dans un garage de Saint-Cloud. On ne m’avait pas
laissé vérifier les étriers de frein, avant le
passage de l’expert des assurances, et l’incertitude de ma
responsabilité dans l’accident était pire qu’un vrai remords.
Dans un sens, la mission douloureuse que nous
allions accomplir ce matin nous redonnait enfin prise sur la
situation. La veille, en arrivant à Chevreuse pour entourer Jaja de
notre affection, on était tombés sur Jérôme dans l’interphone du
portail :
« Vous n’avez plus rien à faire ici. La
crémation aura lieu demain à dix-sept heures. Je ne peux pas vous
empêcher d’y assister, mais je vous interdis d’importuner ma mère.
Je vous rappelle que désormais j’exerce tout seul la tutelle, et je
me réserve d’attaquer le testament. Bon retour. »
Nous avions regardé, au bout de l’allée des
marronniers couverts de neige, la grande chaumière que nous avions
refaite de fond en comble. Sans même nous concerter, nous étions
remontés dans la Kangoo de Marlène. A quoi bon parler à Jérôme de
la fiancée en souffrance qui arrivait le lendemain ? Ce serait
le seul souvenir de Marc qu’il n’essaierait pas de nous
reprendre.
*
* *
* *
Jean-Claude et Marlène nous attendaient pour faire
le point dans un café de la porte F. Elle avait bloqué une place en
option sur le Paris-Shanghai du lendemain matin. Ça laisserait à
Yun-Xiang le temps d’assister à la crémation. Cela dit, si son
départ de Chine excluait, pour des raisons matérielles ou
affectives, un retour aussi rapide, Jean-Claude s’était renseigné
auprès de la police des frontières : un visa obtenu en vue
d’un mariage, si celui-ci était annulé par un certificat de décès,
ne faisait pas de la fiancée immigrée une sans-papiers. Au pire,
les bonnes relations de Marc avec la chanteuse devenue Première
dame de France simplifieraient les formalités de
régularisation.
– Il peut y avoir des journaux français à
bord de l’avion, a dit Marlène. Mais pas ceux d’hier soir ni de ce
matin, vu le décalage horaire. De ce côté-là, on est
tranquilles.
On s’est tus, le nez dans nos cafés, fixant la
photo de la fille sans charme, moitié soumise, moitié cheftaine,
qui souriait d’un air de détresse confuse devant l’objectif de
Marc.
– J’espère que le vol n’aura pas de retard, a
grommelé Jean-Claude. Je dois prendre l’aut’ salope avant dix
heures à la maison.
On ne relevait même plus. Deux ans après son
divorce, il continuait de dire « à la maison » en parlant
du pavillon de Vincennes qui était revenu à Judith dans le partage
des biens. En revanche, je lui ai suggéré une fois de plus, quand
il parlait de sa fille, d’employer au moins l’abréviation.
– Si j’arrive après dix heures, Laut’sa va
louper son cours d’hippologie et ça sera encore ma faute !
Elle a stage d’équitation à Maisons-Laffitte, je vous l’ai dit, et
c’est à moi de la conduire !
– C’est pas le sujet du jour, lui a rappelé
Marlène.
J’ai proposé :
– Une dernière répète ?
– OK. Mais n’en faites pas des tonnes, les
mecs.
– Tu ne t’es pas entendue.
– Moi je vous donne la réplique, c’est tout.
Version 1 ou version 2 ?
– On oublie la 2 – trop de texte.
Ça nous serrait le cœur de nous retrouver sans
Marc dans l’ambiance du club théâtre de nos débuts. En style Actors
Studio, Marlène a joué la Chinoise égarée cherchant du regard son
Prince charmant. On s’est présentés à elle avec des têtes de bonne
surprise, bonjour, vous devez être Yun-Xiang, bienvenue à Paris, et
on lui a expliqué avec une cordialité bilingue
pourquoi on était venus seuls : Paris
Match avait envoyé Marc de toute urgence en Afghanistan. Un
reportage sur le Noël de nos femmes soldats.
Marlène nous a stoppés de la main.
– Et si on lui faisait une version 3 ?
La version light.
– C’est-à-dire ?
– On prend l’air super-gêné, on se consulte
du regard, et on décide de lui avouer d’un coup la vérité.
– Tu trouves ça light ?
– C’est l’option coup de foudre :
« Marc a rencontré une autre femme, il est désolé, il ne vous
épouse plus. Mais il tient à vous offrir le retour en first et une prime de cinq mille euros pour le
dérangement. Avec tous nos regrets. »
– Et l’avantage, il est où ? s’est
crispé Jean-Claude.
– Elle maudit un salaud au lieu de pleurer
son chéri. Je peux vous dire que pour une femme, c’est plus facile
à gérer.
Perplexes, on a regardé le tableau des arrivées.
Au moment de briser la vie de quelqu’un, c’est difficile de savoir de quelle manière on lui fera le
moins de mal.
*
* *
* *
Les classes affaires à complet sombre et
attaché-case sont sorties en premier, regard mobile et froid,
cherchant la pancarte au nom de leur société. Puis une équipe de
sportifs à blousons polaires, suivie d’une espèce de star à
lunettes noires et tailleur rouge sous un manteau de zèbre en
velours, aussitôt bousculée par des gardes du corps frayant le
passage à un gros Chinois à mine officielle. Derrière eux sont
apparus les touristes à valises. Un groupe de vieilles dames, trois
jeunes couples, des familles… Concentrés, on guettait la silhouette
falote correspondant à la photo que je tenais au niveau du nombril,
à la manière des chauffeurs de taxi présentant le nom de leur
client sur une ardoise.
– Bonjour, Bany.
Plantée devant moi avec un grand sourire, la star
a ôté ses lunettes noires et son gant droit pour me tendre le bras.
Complètement sidéré, j’ai glissé la photo dans ma poche avant de
lui faire le baisemain. Elle a retiré ses
doigts avec un rire en cascade et m’a dit sur un ton sermonneur,
avec un curieux accent suisse :
– Il est déconvenu chez vous de baiser la
main d’une jeune fille, non ? Bonjour, Marlène, c’est un
honneur de vous connaître.
Bouche bée, Marlène s’est laissé embrasser sur les
joues, puis Lucas et Jean-Claude ont eu droit à leur prénom assorti
d’une poignée de main chaleureuse.
– Vous êtes bien tels que Marc vous a
décrits, s’est-elle réjouie. Moi, inversement, je ne me ressemble
guère, n’est-ce pas ?
On a répondu « Bienvenue à Paris »,
d’une voix mécanique, en évitant de se regarder. Apparemment, elle
avait tout refait : les dents, les lèvres, les seins, les
cheveux… On avait devant nous une créature de rêve à mi-chemin
entre Jackie Kennedy et une geisha de Playboy relookée haute couture. Tout ce qui restait
de la petite ouvrière d’art à la chaîne que j’avais rangée dans ma
poche, c’était le regard noisette à peine bridé sous le maquillage
de scène.
– Bienvenue dans mon cœur, a-t-elle dit avec
une inclinaison du buste, main sous le sein gauche.
J’ai imité sa révérence en détournant les yeux de
son décolleté et, pour lui montrer que nous
avions fait nous aussi des efforts linguistiques, j’ai prononcé la
phrase d’accueil que nous avions composée à partir du dictionnaire
phonétique :
– Mei li.
Elle a marqué un temps, sourcil haussé. Puis son
sourire s’est arrondi tandis qu’une ironie gamine remplaçait la
gêne dans ses yeux.
– Merci, mais vous venez de me souhaiter une
heureuse diarrhée.
J’ai fusillé du regard Lucas, qui avait rectifié
notre accent et qui affichait à présent un air de réserve, dans le
genre droits-de-l’homme, comme s’il était le représentant officiel
de la souffrance du peuple tibétain face à l’occupant chinois.
Yun-Xiang est venue à son secours :
– Les circonstances vous atténuent : la
syllabe li correspond à plus d’une
trentaine de caractères aux significations variées…
Elle s’est mise à compter à l’envers sur ses
doigts, en partant de l’auriculaire :
– … parmi lesquelles l’arrivée, le
fonctionnaire, le chapeau de paille, le cheval noir, la puissance
ou le gravier.
– Et vous vous y retrouvez ? s’est
informé Jean-Claude, dont la voix lézardée
suggérait qu’il avait flashé comme moi sur la poitrine toute
neuve.
– L’idée n’est pas le mot, dit le sage
taoïste : elle vit dans le mot. Elle s’exprime par le
contexte, cher Jean-Claude, et par la prononciation.
Il a acquiescé avec une expression d’élève
docile.
– Pour souhaiter la bienvenue, nous disons
plutôt : Fu yen ya ya. Cela peut
se traduire par : « Les canards et les oies sauvages
poussent des cris de joie. »
Sur un ton appliqué, nous avons fait le canard.
Les Français de la classe éco nous contournaient avec leurs
chariots de valises, roulant sur nos pieds en nous disant de faire
attention. J’ai senti que le regard de Yun-Xiang nous échappait,
glissant vers la foule où alternaient les familles aux
retrouvailles bruyantes et les amoureux qui s’étreignaient en
silence. Pour nous était venu le moment de vérité, parmi les
différents mensonges entre lesquels nous hésitions encore.
– Marc n’a pas pu…, ont commencé ensemble
Marlène et Jean-Claude, avec le même arrêt déglutition.
La Shanghaïenne a hoché la tête avant de terminer
leur phrase :
– … venir me chercher, je sais. Chez vous, il
porte malheur que les fiancés se voient avant le mariage. Je me
réjouis de respecter vos coutumes, car le Ciel n’est rond que si la
Terre est carrée.
On a répondu d’un sourire vague. On ne voyait pas
trop ce qu’elle voulait dire, mais elle avait l’air fière de son
dicton et, surtout, elle venait de nous donner à son insu un sursis
appréciable. Même si nous ne savions qu’en faire, j’ai senti chez
les autres un soulagement similaire. C’était celui de la lâcheté
qui recule devant l’épreuve, certes. Mais on en revenait une fois
de plus à notre première réaction : il est toujours assez tôt
pour déchirer le bonheur par une mauvaise nouvelle.
– Et lui parler, j’ai le droit ? a
enchaîné Yun-Xiang en sortant de son fourre-tout en cuir matelassé
un i-Phone rose bonbon.
On a fait non de la tête, avec un sourire
bienveillant pour excuser nos superstitions françaises.
Elle a caressé tristement son téléphone.
– De toute manière, sa messagerie dit qu’elle
est saturée ; j’ai essayé cinq fois depuis l’atterrissage. Il
s’empêche de me répondre pour nous porter bonheur ?
– Oui, et il fait un reportage en
Afghanistan, a renchéri machinalement Jean-Claude.
– Ah bon ? a-t-elle sursauté.
– Mais il revient demain. Et on est là.
J’ai vu dans le regard de Marlène qu’elle pensait
comme moi : en trois minutes de décolleté plongeant, notre
copain venait d’oublier deux ans de fidélité obsessionnelle à celle
qui l’avait chassé de sa vie. C’était le seul effet positif du
drame que nous tentions de gérer.
De mon côté, je résistais tant bien que mal, je
l’avoue, au désir d’anticiper les fonctions de dégoûteur que Marc
m’aurait fatalement confiées, au bout d’un mois ou deux, après
s’être lassé de son épouse. Insensiblement, la vie reprenait ses
droits. Marlène m’a caressé en douce le dos de la main ; elle
avait suivi mon raisonnement. Seul Lucas, de son regard politique,
condamnait la détente qu’il sentait poindre dans notre attitude
envers la Chinoise. Jean-Claude lui a demandé où étaient ses
valises.
– Je n’ai aucun bagage ! a-t-elle
claironné fièrement. Marc l’a dit : à nouvelle vie, mains
vides et nez au vent !
Elle a ponctué le proverbe en levant le nez et les
mains vers les conduits de ventilation qui
décoraient le plafond. Puis elle a enchaîné, les yeux brillants de
gourmandise :
– C’est donc à vous que la mission incombe de
me faire découvrir Paris. Nous y allons ?
Les autres m’ont consulté du coin de l’œil, en
tant que chauffeur. Je l’ai invitée à nous suivre vers l’ascenseur
du parking, tandis que Jean-Claude, trottinant à sa hauteur, lui
proposait de la conduire d’abord à l’hôtel pour qu’elle se repose
un peu : elle devait être fatiguée par le voyage.
– Absolument pas, j’ai dormi tout le temps.
Je veux voir les décorations de Noël tout de suite ! Je
peux ? Quelle félicité de me trouver enfin dans le pays de mon
amour !
Il faut regarder les choses en face : sa joie
de vivre était le meilleur antidote possible contre la mort de
Marc. Egoïstement, nous étions trois sur quatre à avoir déjà décidé
de protéger son bonheur aussi longtemps que nous le pourrions. Elle
a ajouté dans la foulée :
– J’ai un compte ouvert dans ces
boutiques ; il m’a dit que vous seriez de bon conseil. Vous
connaissez bien ?
Elle nous a tendu une carte où Marc avait inscrit
de sa longue écriture penchée : Les Nuits
d’Elise, Cartier, Prada, Francesco Smalto, Ladurée. On a acquiescé
d’un signe de tête, la gorge nouée. Des sous-vêtements glamour aux
macarons, il lui avait composé l’itinéraire rêvé d’une immigrée à
l’assaut d’un Paris de conte de fées.
– Il m’aime, n’est-ce pas ? a-t-elle
souligné d’un air rayonnant en embrassant la carte de visite.
– Je vous le confirme, Senteur de Nuage, a
murmuré Marlène sans dérober son regard.
– Appelez-moi Younn, vous voulez bien ? Comme lui. Et je
possède le tutoiement, si vous m’y autorisez.
On est entrés dans l’ascenseur. Lucas, qui n’avait
pas encore desserré les dents, muré dans l’observation critique de
cette Chinoise occidentalisée, lui a demandé avec une courtoisie
aux aguets si c’était Marc qui lui avait appris le français.
– Il m’a inscrite aux cours intensifs du
consulat de la Confédération helvétique, a-t-elle prononcé avec le
respect d’une militante parlant de son organisation syndicale. Il
dit que pour l’objectif linguistique, ils sont plus efficaces que
vos services culturels. Forfait deux cents jours, français
commercial et poétique – j’ai pris les deux.
– On n’est jamais trop prudent, a marmonné
Lucas en appuyant sur le bouton.
A la sortie de l’ascenseur, elle a saisi mon bras
et celui de Marlène.
– Mes chers témoins, je me sens si honorée de
votre acceptation.
Lucas a figé les mains sur ses roues et
Jean-Claude a percuté le dossier du fauteuil. Si elle connaissait
la répartition des témoins, résultat de notre tirage au sort, c’est
que Marc lui avait parlé pendant sa dernière nuit sur terre. Un
appel ou un mail. Lui avait-il rapporté nos réactions ?
S’efforçait-elle de nous séduire pour nous faire revenir sur nos a
priori ? Dans le développement logique de notre version 2,
nous n’avions plus qu’à suivre le programme qu’il nous avait prévu.
Comme s’il était encore de ce monde. Je ne sais pas si les autres
le ressentaient de la même manière, mais je devais faire un effort,
à présent, pour me ramener à la réalité de notre situation. Marc
était si vivant, dans ses yeux.
– Queen Mum ! s’est-elle exclamée dans
l’allée du parking souterrain.
Décidément, elle n’ignorait pas grand-chose de
l’univers de son amoureux. Pour un premier contact avec le sol français, ses réactions tenaient
moins de la découverte que de l’inventaire. Je lui ai ouvert la
portière arrière gauche de la Phantom III 1937, sur laquelle les
armoiries de la reine mère d’Angleterre étaient toujours visibles.
En apprenant que l’ancienne voiture officielle de Buckingham Palace
allait changer de mains, Marc m’avait envoyé à la vente aux
enchères de Sotheby’s, en septembre, avec crédit illimité. Cette
Rolls Royce à sept places était le seul véhicule non découvrable de
sa collection, la seule entorse à son obsession du ciel ouvert.
Avait-il déjà en tête d’en faire la voiture de ses noces, ou bien
cet achat lui avait-il donné l’idée de se marier ?
*
* *
* *
Son parfum de jasmin a chassé peu à peu les
effluves de vieux cuir. Assise entre Marlène et Jean-Claude, les
jambes tendues au-dessus du fauteuil plié de Lucas et les talons
reposant sur le strapontin en marqueterie, elle s’extasie sur les
terrains vagues hérissés de grues et les panneaux montrant, en
images virtuelles, l’achèvement du futur terminal. Elle dit qu’on
se croirait à Shanghai.
Avec une ondulation langoureuse, elle ramène les
genoux et ôte son manteau pour nous faire admirer le superbe
tailleur rouge aussi moulant que fendu. Puis elle sort de son
fourre-tout quatre pochettes-cadeaux qu’elle nous distribue.
– Un souvenir de moi, précise-t-elle.
Mes compagnons déballent des tee-shirts
identiques, représentant une jeune fille nue sur fond d’opus
incertum, entourée de quatre mains gravées dans les pavés. Le
symbole nous laisse sans voix.
– C’est La Femme
introuvable, commente-t-elle avec modestie. J’adore faire
Magritte. C’est juste pour mon plaisir : ça ne se vend pas,
chez nous.
La neige qui recommence à tomber crée un bouchon à
l’embranchement de l’autoroute. J’en profite pour ouvrir ma
pochette, examiner l’huile sur coton qu’elle a réalisée en quatre
exemplaires. La nudité du personnage alimente le trouble qui flotte
dans l’habitacle. On remercie. Marlène évalue la qualité de la
reproduction entre ses doigts. Jean-Claude s’extasie. Lucas demande
si ça se lave en machine.
– Vous êtes peintre, alors, dit Marlène dans
un effort de neutralité.
– Faussaire, corrige-t-elle d’une voix fière.
J’ai débuté par Les
Tournesols de Van Gogh, à la chaîne, quand j’avais treize
ans. Je faisais le fond, un autre le vase, un troisième les fleurs
et le quatrième la signature. Comme j’étais douée, on m’a promue à
quinze ans pour mon plus grand bonheur dans une spécialité
solitaire.
– La Joconde ? suggère Jean-Claude.
Elle s’illumine.
– Oui ! Marc vous a dit ? Mon
record, c’est trois par jour, à deux euros pièce. Le marchand les
vend trois cent quarante avec le cadre – quatre mille yuans, si
vous préférez ; je m’entraîne à convertir. Mais quand j’ai
connu Marc, j’ai dû renoncer à mon rêve.
– Qui était ? s’intéresse Marlène.
– Le Sacre de
Napoléon, de David. On gagne plus, car il y a beaucoup de
personnages. J’avais déposé ma demande au chef d’atelier, et
j’avais bon espoir.
– Faut savoir faire des sacrifices, dans la
vie, grince Lucas en fixant le tailleur Chanel qui a dû coûter cinq
ans de Jocondes.
– Il est de moi, précise-t-elle en se
cambrant pour souligner la coupe. Fait maison. J’ai copié la
création de Karl Lagerfeld pour l’inauguration de sa boutique à
Shanghai.
Comme preuve à l’appui, elle sort de son sac une
page de magazine qu’elle tend à Lucas, tout en lui précisant d’un
air courtois qu’elle n’est pas responsable de la politique de la
Chine face aux rébellions de sa province tibétaine. Lucas accuse le
coup, à la fois déstabilisé et ému que Marc lui ait parlé de son
engagement en faveur du dalaï-lama. Il prend acte en crispant les
mâchoires, et me passe l’article en chinois. Sur la photo
d’accroche, le troisième top model à gauche de Lagerfeld a le même
tailleur rouge, le même maquillage et la même coiffure que
Yun-Xiang.
– Me suis-je bien clonée ?
demande-t-elle. Marc m’a dit que c’est le comble du chic, à
Paris.
Elle a prononcé la dernière phrase avec une pointe
d’inquiétude en regardant Marlène, qui porte un jean à trous et une
veste en cuir râpé d’origine. Marlène lui répond que le comble du
chic, c’est d’être soi-même. Une lueur d’incompréhension traverse
le regard de la Chinoise.
– Si je puis me permettre, reprend Lucas sur
un ton Quai-d’Orsay, le terme de « province » pour parler
du Tibet ne me paraît pas vraiment approprié.
– C’est comme vous dites en parlant de la
Corse, répond-elle tranquillement.
Je retire la main du levier de vitesse et pince le
bras de Lucas, pour le dissuader de répliquer. Elle
poursuit :
– Je ne me permets pas de critiquer la
politique de la France, et je respecte votre liberté de la presse.
Marc m’a fait lire tes articles. Tu avais beaucoup de talent.
L’imparfait le pique au vif. Elle se penche vers
l’avant, met un genou sur la moquette en laine beige et l’embrasse
sur l’oreille en signe de cessez-le-feu. Réaction blessée de
journaliste au chômage ou volonté de rester impartial, il rentre la
tête dans les épaules. Elle me dépose un bisou similaire, avant de
me glisser :
– J’aimerais qu’on commence par Francesco
Smalto. C’est chez lui que Marc vous habille vous aussi,
non ?
Le ralenti presque inaudible accentue notre
silence. Les bons d’achat pour le mariage. Son dernier cadeau de
Noël.
– J’adore cette voiture !
s’exclame-t-elle avec une jubilation de gamine, en se renfonçant
dans la banquette. Après ce que les Anglais nous ont fait, me
dire que je suis assise à la place de leur
reine mère, c’est tous les Chinois que je venge de la
colonisation !
– Et quand tu fais l’amour avec un Français,
déduit Lucas, tu les venges de Napoléon III.
Je la vois tressaillir dans le rétro.
– Marc vous a dit qu’on a fait
l’amour ?
On répond par une moue incertaine. Marlène
précise, pour dissiper la gêne, qu’il n’a pas dit le contraire,
mais qu’il n’a pas non plus donné de détails. Yun paraît se
détendre aussitôt. Elle sourit en direction de Lucas :
– Yi Li a écrit : « On ne marche
pas sur l’ombre de quelqu’un, fût-il un inférieur. »
Et sans transition elle enchaîne, en serrant les
poignets de Marlène et Jean-Claude :
– Je suis la plus heureuse des femmes, et
vous m’honorez tellement. Je ne sais comment vous remercier.
On se consulte du regard, à l’arrêt dans
l’embouteillage. Combien de temps allons-nous prolonger
l’illusion ? Il faut être raisonnable : à trop vouloir la
ménager, à trop vouloir différer le choc, nous ne ferons que
l’aggraver. C’était une mauvaise idée de venir la chercher en Rolls
– mais c’était la dernière demande de Marc,
lundi soir. Il m’avait glissé à l’oreille, en sortant de la
chaumière : « Révise-moi Queen Mum, je veux qu’elle
tourne comme une horloge pour aller à l’aéroport. » On aurait
dû prendre la Kangoo de Marlène. Plus on accrédite les rêves de la
petite Chinoise, moins on la prépare au drame. D’un autre côté,
autant la laisser faire ses courses, si Marc a tout payé d’avance.
Qu’au moins elle ne reparte pas les mains vides.
– Je reviens tout de suite, dit Jean-Claude
en ouvrant sa portière.
On le regarde faire les cent pas sur l’autoroute
entre les voitures bloquées, téléphone à l’oreille. Apparemment, il
appelle Judith pour lui dire qu’il n’aura pas le temps de venir
prendre leur fille à Vincennes, parce que Marc est mort et qu’on
emmène sa fiancée faire du shopping. Sa main gauche gesticule sous
la neige : il argumente, il s’énerve, il s’impose. C’est un
plaisir de le voir reprendre le pouvoir sur la psychorigide qui l’a
transformé en serpillière.
Yun-Xiang ne le quitte pas des yeux. Elle nous
demande où il en est avec Judith. Notre silence évasif confirme
tout ce que Marc a dû lui dire. Elle se penche pour baisser la
vitre, lance à Jean-Claude :
– Si elle va travailler ce matin, elle peut
emmener Laut’sa avec elle chez Cartier ; nous la prendrons
là-bas. J’ai hâte de faire sa connaissance.
Dans le rétroviseur, j’échange un regard avec
Marlène. La manière dont Marc a briefé son ex-future femme sur son
cercle amical est assez renversante. Elle nous connaît par cœur.
Seule notre aptitude à la mener en bateau aurait peut-être de quoi
la surprendre.
Inquiet, je regarde la planche de bord en loupe de
noyer, où l’aiguille de la jauge à essence se déplace plus vite que
celle des minutes sur la pendule voisine. Il y a une
station-service à deux mille mètres ; j’espère qu’on y
arrivera, sans quoi Yun-Xiang vengera son peuple en poussant trois
tonnes d’Empire britannique en panne sèche.
La file de gauche se remet soudain à rouler. Je
klaxonne Jean-Claude qui abrège Judith, raccroche et court nous
rejoindre. Il se rassied, brosse la neige sur les épaules de son
loden.
– Tout s’arrange, sourit-il à l’intention de
Yun-Xiang.
Et il a l’air parfaitement sincère.