Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie. Et c’est un petit mot. Assis dans une salle d’attente aux néons crus, entre deux cancers et trois accidents de la route, j’avale mon sourire pour ne pas être indécent.
A nos débuts, Judith trouvait que je ressemblais à Paul Newman, en plus petit. Aujourd’hui, elle dit que je lui rappelle George Bush. Moi qui éteins la lumière, depuis vingt-six mois, pour ne plus me voir quand je lui fais l’amour en pensée, voilà que j’ai soudain oublié jusqu’au moindre complexe. En m’observant dans la glace de la clinique, je me suis trouvé beau. Ténébreux. Intelligent. Le regard de Yun m’a ramené quinze ans en arrière, avant que l’érotisme obsédant de Judith ne supplante dans mon échelle des valeurs la philosophie de Schopenhauer. Je viens de retrouver la pureté incandescente de ma jeunesse. Le pessimisme en moins.
Marc avait raison : cette fille est magique. MAGIQUE. Quand je pense que j’ai employé douze mille fois cet adjectif pour ce réfrigérateur moral qu’est Judith… Quel aveugle j’étais. Mais tant qu’on n’a connu qu’un seul amour sur terre, on ne sait pas ce qu’est le bonheur : on se contente de ce qu’on mange. Quitte à crever d’inanition quand on ne vous nourrit plus. Ah, c’est bien fini, tout ça ! J’ai rouvert les yeux, il fait jour, et j’ai terriblement faim. D’amour, d’élévation, de gentillesse, d’authenticité, de partage. Yun-Xiang. Mon nuage de beau temps. Mon cumulus.
Déborah est en train de passer son scanner, mais le médecin m’a déjà rassuré tout en me félicitant : avec les tonnes de mie de pain que je lui ai fait ingurgiter, elle n’a rien à craindre de son arête. D’ailleurs la galinette, c’est beaucoup moins perforant que le rouget. Là aussi, j’ai fait le bon choix. Après m’être dévalué avec acharnement durant deux ans, je n’en finis plus de trouver grâce à mes yeux. C’est tout de même très agréable. Mais j’ai feint l’affolement pour pouvoir quitter l’étouffoir du déjeuner sans paraître impoli ni suspect. Bany, Lucas et Marlène ont très bien capté qu’il y avait anguille sous roche entre Yun et moi. Même si, je dois le reconnaître, elle joue très bien les innocentes, j’avais un mal de chien en ce qui me concerne à ne pas faire éclater mon bonheur. Sacré Marc ! Même mort, il réussit à me surprendre. A bouleverser mon destin avec ses cadeaux. Tout ce que j’espère, c’est que celui-là, au moins, ne sera pas empoisonné.
Ça y est : j’ai eu tort de penser à Marc. Ça me ramène à tout ce que la réalité a d’angoissant, en dehors de Yun. La passion, hélas, n’empêche pas la pension. Comment vais-je faire, si je me retrouve sans salaire ni logement de fonction, pour filer mille quatre cents euros par mois à l’autre ordure ? Sans compter les frais d’avocat : je compte bien obtenir la révision du divorce, après le tour ignoble qu’elle nous a joué. Heureusement que Yun a persuadé la petite de me dire enfin la vérité ! Judith a failli me vitrifier en tant qu’homme ; elle aurait laissé la haine injuste me détruire en tant que père.
Mais il y a plus extraordinaire encore que la révélation de son infamie : ce sont les circonstances dans lesquelles cela s’est produit. Tout a commencé chez Cartier, quand mon ex-femme a montré à Yun les différentes bagues sélectionnées par Marc. J’étais mort d’angoisse à l’idée que Judith, malgré mes recommandations, lui révèle son deuil par une gaffe, mais elle s’est contentée de lui conseiller la pierre la plus chère. Après avoir répondu qu’elle verrait avec Marc, à son retour d’Afghanistan, Yun s’est intéressée aux pieds de ma fille, lui déconseillant de rester trop longtemps en bottes de cheval : danger d’affaissement de la cambrure. Elles ont sympathisé, tandis que Judith et moi nous disputions autour de la facture du club hippique. En vraie petite séductrice en herbe, Déborah s’est scotchée illico à sa nouvelle copine, qui, pour la consoler d’avoir manqué le début de son stage, lui a proposé de venir faire du shopping avec nous.
Lucas, aussi allergique aux enfants qu’aux Chinois, a prétexté une obligation pour nous fausser compagnie jusqu’au déjeuner, et on s’est retrouvés tous les trois chez Prada. Yun a choisi ses chaussures en cinq minutes, pendant que je téléphonais à mon comptable, mais ma fille était beaucoup plus longue. Alors, sans me demander mon avis, Yun l’a confiée à la vendeuse pour m’entraîner dans la boutique suivante. Et c’est là que mon destin a basculé.
Tout en décrochant un assortiment de sous-vêtements, elle m’a rapporté les confidences de Déborah : c’est sa mère qui l’avait obligée à inventer, dans l’intérêt du divorce, qu’elle m’avait vu embrasser Marlène sur la bouche. Coincée entre ses remords et ma rancune – qu’elle comprenait très bien mais dont elle souffrait atrocement –, la petite n’osait pas me dire la vérité par crainte que je la déteste encore plus. Yun lui a proposé d’agir en médiatrice.
Ma vie aurait dû s’effondrer. Au lieu de quoi tout rentrait dans l’ordre, par la magie de cette fée Casque bleu qui, en quelques minutes, venait non seulement de me rendre mon amour pour ma fille, mais de me donner une vraie raison de haïr sa mère. Enfin j’allais sortir de cette cristallisation sans espoir, cette fuite en arrière qui me rongeait les nerfs.
Yun me conseillait la mansuétude et la restauration de l’harmonie, tandis qu’elle enfilait culottes et bretelles sur son bras tendu pour essayer de choisir.
– Ça ne t’ennuie pas de me conseiller à ton tour, Jean-Claude ? Tu dois connaître les goûts de Marc.
Je n’ai pas démenti. En m’efforçant d’être aussi naturel qu’impartial, comme si j’avais fait ça toute ma vie, j’ai comparé bonnet dentelle et balconnet en maille viscose, caraco brodé sur tulle et body en lycra pailleté, string ficelle et shorty en stretch, l’aidant à choisir les panoplies qui exciteraient le plus son futur époux. Autant que faire se peut, je chassais de ma tête l’image de mon pote carbonisé dans son cercueil, pour lui prêter des préférences et des fantasmes issus des miens.
De fil en aiguille, dans la cabine surchauffée où j’enchaînais les allers-retours à chaque essayage, l’excitation supposée de Marc est devenue la mienne et s’est transmise à Yun. Jouant Cyrano version lingerie, je parlais au nom de Christian en émoustillant Roxane, et ses doigts ont fini par effleurer mon érection. Jamais je n’aurais imaginé, moi qui ai brûlé les planches du théâtre amateur pendant toute la durée de mes études, que je tiendrais le plus beau rôle de ma vie sur une scène de deux mètres carrés.
– Pardon de te demander ça, Jean-Claude, m’a-t-elle murmuré au creux de l’oreille, mais puisque nous parlons de ses préférences… Il y en a une où je suis très débutante, il a eu l’élégance de ne pas me le dire, mais j’ai bien senti qu’il était déçu.
J’ai dit « ah », comme un con, faute de mieux. Mais c’était moins nul que la première formule qui m’était venue en tête, par déformation professionnelle : « A votre service. »
– Cher Jean-Claude, en tout bien tout honneur… Pourrais-tu m’expliquer comment on fellationne ?
C’était la première faute de français que j’entendais dans sa bouche. J’ai laissé dire, mais comment faire ? Expliquer ce genre de choses « en tout bien tout honneur », dans l’état où j’étais, relevait du pur masochisme.
– Tu veux que je t’explique en général ?
– Fais-moi passer un test. Mais promets-moi d’être franc.
J’ai promis. Avec un frisson de jubilation, j’ai pensé à mes amis. J’étais désolé pour eux, mais quel bonheur qu’elle m’ait choisi comme brouillon. Toutefois, j’ai cru bon de m’assurer qu’il n’y avait pas de méprise :
– Tu veux dire… ici ?
– Je préfère un lieu public, oui. Par rapport à Marc.
J’ai acquiescé, en essayant de comprendre ce qu’elle entendait par là. Le souci du qu’en-dira-t-on, si nous allions dans un lieu plus discret ? Sa conception de la pudeur était assez particulière. Elle a néanmoins fermé les yeux avant de s’agenouiller. Mais elle s’est relevée tout de suite, en désignant la porte de la cabine qui s’arrêtait à trente centimètres du sol. Elle a chuchoté :
– Plutôt que je descende, je crois qu’il vaudrait mieux que tu montes.
Elle désignait le banc sous le miroir. Pas contrariant, j’ai grimpé au milieu des culottes et des nuisettes équipées d’antivols. Là, c’est ma tête qui dépassait des cloisons. J’ai beau ne pas être très grand, j’ai dû me tasser en écartant les jambes, ce qui n’était pas bien sexy ni vraiment confortable, mais renforçait l’impression de donner un cours magistral. Et, de fait, il y avait du travail.
J’ai commencé par lui suggérer de rentrer les dents. Pauvre Marc. Evidemment, là où il était, ça n’avait plus trop d’importance, mais j’avais un aperçu du calvaire que, stoïque et poli, cet homme aux mille et une femmes avait enduré en Chine. Cela dit, elle se corrigeait vite et révélait plutôt de bonnes dispositions, dès lors qu’on lui prodiguait certains conseils d’usage : on ne souffle pas comme dans un alcootest, et on n’accélère pas comme sur le guidon d’une mob. J’ai placé sa respiration, délié sa langue. Je l’ai remise dans l’axe, je lui ai donné le rythme avec la pression de mes doigts sur sa nuque ; je lui ai appris à réguler sa vitesse et à ménager le frein.
Après quelques derniers ajustements, et sur un ton aussi impersonnel que possible, je lui ai murmuré que Marc serait enchanté de ses progrès.
– Il aime qu’on aille plus loin ?
Elle avait rouvert les yeux pour me poser la question. Son visage à fleur de gland exprimait une réelle inquiétude. Du coup la tentation est redevenue un cas de conscience. Je ne pouvais pas faire ça à Marc. D’un autre côté, au point où nous étions rendus, j’aurais été fou de sacrifier mon plaisir à un scrupule judéo-chrétien, moi qui suis agnostique. Et puis l’anxiété qu’elle exprimait était moins d’ordre moral que pratique : c’était le souci du travail bien fait. Je n’allais pas la laisser en plan, dans l’intérêt de son couple. Il serait bien temps pour elle d’allumer d’autres cierges en pleurant sur Marc ; c’était son plaisir à lui qu’elle cherchait à travers moi, et je me devais d’être à la hauteur. J’ai répondu :
– Il aime bien, oui.
Elle m’a remis en bouche en refermant les yeux. Je me sentais délicieusement immonde ; ça ne faisait de mal à personne et ça me vengeait du reste. La machination scandaleuse de Judith, ma pauvre Déborah obligée de mentir pour une pension alimentaire, la mort de mon pote, la perte annoncée de mon job et de mon logement de fonction…
– Merci, Jean-Claude.
Elle m’a remis dans mon slip. J’ai repris mon souffle, pantelant, adossé à la cloison instable. C’est la première fois qu’une fille m’avale et me remercie. On a raison de dire que la vie commence à quarante ans.
Mais la réalité m’est retombée dessus tandis qu’elle m’aidait à descendre du banc. La tentation aveugle avait laissé place à cette angoisse en creux que je connais si bien. Le doute schopenhauerien. La peur de rompre le charme malgré moi si je me retiens d’envisager le pire.
– Yun… peut-être que dans quelque temps tu vas me reprocher ce qui vient de se passer…
– Jamais ! Je te l’ai demandé comme un service, tu as été franc et je t’en suis reconnaissante.
Je n’ai pas pu m’empêcher de répondre, dans un réflexe d’hôtelier, que tout le plaisir était pour moi.
– Tu n’en sais rien, a-t-elle dit en baissant les yeux.
J’ai piqué un fard. Elle a dissipé tout de suite l’ambiguïté :
– Ecoute, Jean-Claude, je ne veux pas perdre Marc. Je sais bien qu’aucune femme ne l’a jamais retenu plus de huit jours. Moi je ferai tout pour qu’il ne se lasse pas, je ferai tout pour le garder. Y compris l’imiter, s’il le faut : être avec les hommes comme il est avec les femmes. Ma seule chance de durer, c’est de le rendre jaloux. Non ?
Je ne l’ai pas contredite, tout en m’efforçant de conserver un air surpris, pour éviter qu’elle soupçonne Bany d’avoir trahi ses confidences du Train fantôme. Visiblement, elle cloisonnait ses rapports avec nous en s’adaptant à la personnalité de chacun, et le rôle qu’elle m’avait distribué me convenait à merveille.
La vendeuse a toqué à la porte de la cabine, en demandant sur un ton relativement aimable si nous voulions essayer autre chose. Je suis sorti le premier en disant que c’était parfait : nous prenions tout. La caissière a repoussé mon American Express. Quand elle m’a rappelé que c’était préréglé par M. Hessler, j’ai ressenti malgré moi un pincement de honte, aussitôt suivi d’un grand coup de blues. Le moral est revenu lorsqu’elle m’a dit qu’il me restait un avoir.
*
* *
– C’est bon, pap, no blème.
Je regarde ma fille dont j’avais brièvement oublié l’existence, et qui revient du scanner en mâchant un chewing-gum. Je me répète sa phrase pour y trouver un sens, je fais ah oui super, et je la suis hors de la clinique en me demandant ce que je vais faire d’elle, à présent. Miracle : elle paraît lire dans mes pensées.
– T’sais, pap, je peux aller au cheval en RER. On n’est pas obligés de le dire à mam.
Effectivement, notre nouvelle connivence sur le dos de sa mère autorise ce genre de liberté. Mais je préfère lui donner cent euros pour un taxi.
– Cool ! Comme ça tu peux retourner avec Yun.
Je n’essaie même pas de nier. Quand on est allés la récupérer au milieu de ses chaussures, ce matin, en sortant des Nuits d’Elise, elle nous a dévisagés avec un sourire arrondi, le regard en coin : un air de femme qui m’a fait prendre dix ans. Et lorsqu’on a retrouvé les autres à l’hôtel, pendant le déjeuner, elle a joué à la petite fille pour protéger le secret de son papa.
– Vous allez coucher ?
Je la regarde en fendant la cohue du trottoir, un peu choqué par cette expression dans sa bouche.
– T’inquiète, je dirai rien à mam. Mais je te signale qu’elle, avec son nouveau mec, ça le fait.
– Et alors ?
Elle me répond que j’ai bien le droit de m’éclater moi aussi, que c’est une bombe atomique mais que j’ai intérêt à urger mon plan drague, parce qu’elle ne va pas rester longtemps sur le marché. Je la serre contre moi en l’embrassant sur le front. Je lui dis :
– Je t’adore.
– Attends, je me mets à sa place. Même pas veuve, c’est juste l’horreur.
Je lui choisis un Taxi Vert propre avec un chauffeur femme, je range dans le coffre son sac rando d’où dépassent sa cravache et ses bottes, et j’agite la main en lui souhaitant bon stage. Le premier Noël sans nous. L’an dernier, c’était sa mère le 24 et moi le 25 ; on lui avait acheté sans se concerter le même ordinateur, et elle avait trouvé ça tellement nul que, cette année, elle s’est réservé de notre part sur Internet huit jours à cheval et huit jours au ski.
Je respire un grand coup au milieu des embouteillages du boulevard. Seize heures quarante-cinq. En métro, j’arriverai peut-être à temps pour la crémation. Je suis un homme neuf, j’ai retrouvé mon amour-propre, l’amour tout court et ma fille : je n’ai plus peur d’affronter Jérôme. Quels que soient ses vieux griefs d’adolescence, mon bilan parle pour moi. 98 % de taux de remplissage, 100 % de satisfaction, 20 % d’augmentation des bénéfices à chaque exercice, clientèle américaine et japonaise réservant d’un an sur l’autre, Clé d’or des Relais de charme et une étoile au Michelin. J’ai le dossier sur moi.
*
* *
En attendant la rame au bout du quai, j’appelle Marlène pour la rassurer sur l’arête. Elle ne voit pas de quoi je parle. Apparemment, je la dérange. Je lui demande si elle est avec Yun. Elle chuchote en guise de réponse :
– Elle préfère qu’on reste ici, par rapport à Jérôme. Tu es déjà sur place ?
Mon cœur s’arrête.
– Attends… Tu lui as dit la vérité, ça y est ? L’accident, la crémation… ? Comment elle a réagi ?
– Ça va. Je ne peux pas te parler, là. Rejoins-nous après. Je m’occupe d’elle, ne t’inquiète pas.
Elle raccroche. J’ai un mauvais pressentiment. Une oppression dans la poitrine, la gorge serrée, les yeux qui piquent. Les portes se referment devant mon nez, je regarde la rame emporter des têtes de plus en plus floues. La jalousie est revenue. Celle qui me torture depuis deux ans chaque fois qu’à Vincennes, en raccompagnant Déborah, je vais à la salle de bains compter les préservatifs de sa mère. Cette jalousie dont je croyais m’être débarrassé à jamais depuis midi, et qui revient me broyer avec encore plus de force. Parce que là, tout à coup, je crois bien que je suis jaloux de deux femmes en même temps.