Quand on est arrivés à la galerie, Marlène nous a
expliqué le drame. Boulet Rouge, comme on surnomme dans leur dos
Claire Damms, avait piqué une crise de démence, à l’issue de sa
sieste, en découvrant un de ses tableaux reproduit par une
inconnue. D’autant que Yun avait enchaîné sur des esquisses, à la
demande de Marlène qui lui avait montré le catalogue de sa
rétrospective : « Imagine ce qu’elle ferait aujourd’hui,
dans la continuité… »
Boulet Rouge, qui ne peignait plus depuis trois
ans, avait reçu le choc de sa vie. Son œuvre se poursuivait sans
elle, sur sa lancée, avec ses obsessions, ses défauts, ses tics mis
en évidence par les déductions purement techniques de Yun. Elle ne
l’avait pas supporté. Au bout d’un quart d’heure de saccage de
l’atelier, le Samu l’avait emmenée en cure de sommeil.
Pour Bany et moi, c’était une excellente nouvelle.
Marlène nous avait habitués aux talents maudits de toutes sortes,
matous de gouttière et chattes écorchées qu’elle recueillait au
bénéfice de l’art ou des hormones, mais jamais on ne l’avait sentie
en danger comme avec cette camée gothique et bipolaire, qui avait
tenté trois fois de s’immoler à la térébenthine dans la cour des
Beaux-Arts, pour dédier un tableau en chair et en os aux femmes
victimes du machisme islamiste.
Rencognée dans la toute petite cuisine de la
galerie, notre grande blonde préférée buvait de la vodka en fixant
son bras couvert de bleus. Elle ressassait, les cheveux dans le
visage, paumée comme on ne l’avait jamais vue.
– Qu’est-ce qui m’a pris de lui demander
ça ? Ou alors c’est Yun qui a voulu, je ne sais plus… J’en
avais tellement envie. Pour Claire. Je pensais que ça lui ferait un
électrochoc… Dans le sens positif. Que ça lui redonnerait
l’impulsion…
On l’a consolée comme on a pu. On a dit que
c’était un mal pour un bien, qu’on ne peut rien pour les gens quand
ils sont contre, que la vie continuait, des choses comme ça… Et
puis on lui a demandé où était Yun. Elle a levé vers nous ses beaux
yeux rougis. Elle a répondu d’une voix éteinte
qu’on ne lui connaissait pas :
– C’est une destructrice, une vraie. Pour
ceux qui sont faibles. Les autres, elle les renforce… Mais à quel
prix.
On s’est regardés, Bany et moi. C’est vrai qu’on
se sentait assez renforcés. En mode mineur, Bany lui a dit qu’on
s’était crus plus faibles.
– La crémation, c’était comment ?
J’ai répondu que c’était du Jérôme. Elle n’a pas
insisté. Elle a tendu les mains. Bany lui a remis l’urne. Elle l’a
prise dans ses bras en tenant le couvercle, l’a bercée doucement.
Emu, je l’ai informée que Marc nous demandait par testament d’aller
le disperser dans la rade de Villefranche. Elle a rejeté ses longs
cheveux en reniflant :
– Ce n’est pas vraiment une surprise.
Qu’est-ce que vous avez raconté, en hommage ?
Bany a dit qu’il avait attendu dans la voiture.
Pour ne pas être en reste, j’ai avoué que je m’étais endormi sur la
chaise d’Adjani. Elle a souri dans ses larmes.
– Et Loupion ?
Bany a répondu qu’elle avait pris note, et qu’elle
en parlerait ce soir à Carla qui transmettrait
au président. J’ai demandé qui était Loupion.
– La conseillère culturelle qui a décoré Marc
à l’Elysée, tu ne te souviens pas ?
J’ai esquissé une moue vague. Moi, la Légion
d’honneur des autres… Bany a continué :
– Je l’ai chopée à la sortie du crématorium.
J’ai bien insisté sur l’impact médiatique, comme tu m’avais dit. Je
lui ai donné le contrat de mariage et le portable du maire.
– Tu as précisé qu’il nous fallait la réponse
demain ?
Il a acquiescé d’un mouvement de paupières. J’ai
demandé où était l’urgence.
– On essaie de tenir les délais, a glissé
Marlène en se resservant un verre.
– Quels délais ?
– J’ai appelé Abdel et le maire de
Villefranche, m’a répondu Bany. Pour l’instant, on garde la
date.
– La date ? Tu veux dire : dans
trois jours ?
– Dès que le décret présidentiel est signé,
c’est bon.
J’ai protesté pour la forme, en essayant de rester
impartial :
– Il me semble qu’on pourrait demander son
avis à Yun avant de s’emballer, non ?
– C’est son avis,
a laissé tomber Marlène.
Et Bany a confirmé avec un air intime qui m’a
déplu. J’ai eu tout à coup la très nette impression qu’il s’était
passé des choses dans mon dos. Marlène a enchaîné :
– Elle m’a dit : « Je sens bien que
je déclenche des sentiments chez vous quatre, mais ne me demandez
pas de choisir. Je ne veux pas en isoler un et perdre les autres.
Alors j’épouse Marc comme c’était prévu, vous restez nos témoins et
je vous garde. »
Je me suis récrié :
– Enfin, c’est débile ! Elle ne va pas
jurer fidélité à un vase de cendres !
– Elle n’ira peut-être pas jusque-là, a dit
Marlène avec un sourire pâle. Mais le cœur a ses raisons que le
portefeuille valide.
Bany a rétorqué, un peu raide, qu’il ne fallait
pas réduire son choix à un calcul égoïste. En accomplissant la
volonté de Marc, elle sauvait notre avenir.
– Faites attention quand même, a soupiré
Marlène en posant l’urne sur l’évier. C’est une guerrière. Une guerrière qui veut l’amour, mais avec
des moyens de guerre.
– Elle est là-haut ?
– Non, elle est partie.
On a accusé le coup, de l’incrédulité à
l’angoisse. Nos questions ont fusé en même temps :
– Partie comment ?
– Partie où ?
Marlène a fini la vodka dans son verre à moutarde.
Puis elle a répondu en détournant les yeux :
– Chez Lucas.