Le crématorium affiche complet. Ils ont installé un écran dans le hall, pour les non-inscrits. Je viens de découvrir, atterré, que c’est mon cas. Le vigile des pompes funèbres fait la sourde oreille, en désignant sa liste où je ne figure pas. Trente euros glissés dans sa poche réparent l’omission, et je me faufile avec une demi-heure de retard dans la salle de recueillement où un Schumann sirupeux dégouline des enceintes. Débile, comme choix. C’est bien du Jérôme. Son frère n’écoutait que Madonna, Amy Winehouse et Wagner.
Des tas de people occupent l’espace entre les caméras de Canal +, France 3 Ile-de-France et Fashion-TV. En revanche, je ne vois pas le cercueil. Ils ont déjà dû le mettre au four. Je m’assieds sur la feuille marquée « Mlle Adjani », qui a dû avoir un empêchement, et j’écoute le maire d’arrondissement qui entame un hommage au micro. Je ne vois rien, à cause de la rangée de top models qui bouche l’horizon devant moi.
L’agacement me gagne au fil des platitudes qui grésillent entre deux larsens. Ces obsèques reflètent bien la place que je tenais dans la vie de Marc. L’éternel second, l’indispensable exécutant des coulisses qu’on oublie d’inviter aux premières. Toujours dans l’ombre, toujours redevable, et corvéable à merci. Comme avec Judith. C’est bien ma faute, aussi. Ce besoin de me raccrocher à des valeurs surestimées, des dominants virtuels qui ne méritaient pas ma soumission, je le savais, alors je me sentais supérieur, je me croyais protégé, je me trouvais nécessaire. Je m’érigeais en pilier de soutènement, alors qu’ils ne faisaient que soulager leur ego sur moi. J’étais juste là pour combler leurs manques, adoucir leurs aigreurs ou leur culpabilité, avaler leurs couleuvres. Compenser la frustration castratrice de Judith, qui ne pardonnera jamais aux hommes que son père ait épousé une goy. Et compenser la chance imméritée dont Marc se sentait affligé ; cette conscience d’un succès abusif qui l’amenait à jouer les Pygmalion pour se redonner bonne conscience.
Mais je n’avais rien demandé, moi ! J’avais d’autres rêves que les leurs, d’autres destins en tête. Ce n’est pas parce que mon père était cuisinier à l’Hôtel de la Rade où la mère de Marc était réceptionniste que, fatalement, la réussite pour moi consistait à diriger un palace ! Vingt ans de responsabilités matérielles, moi qui étais un pur esprit. Treize ans de shabbats et de judaïsme en cours du soir, à faire semblant de croire en Dieu par amour conjugal.
Heureusement c’est fini, tout ça, grâce à Yun qui m’a rendu ma lucidité, mon honneur, ma virilité et ma fille. Je vais lui demander sa main ; ma décision est prise. Il faudra juste trouver un quatrième témoin. Je proposerai à l’actrice sur qui je suis assis, tiens. Elle ne jurait que par Marc, et ça nous vaudra deux doubles pages dans Match sur la grande fête que je donnerai à l’hôtel.
Quoique… Si Jérôme me vire, je ne vais pas lui faire de la pub. Il faudrait que je me décide à penser à moi. Que je monte ma propre affaire. Que je m’expatrie en Chine, pourquoi pas ? Avec Yun, je me sens capable de tout recommencer à l’autre bout du monde. Ou alors je rachète le Tong-Yen, rue Jean-Mermoz, ce qui nous permettrait d’élever plus facilement ma fille à mi-temps. J’ai une telle envie d’harmonie, tout à coup. Vivre une passion folle et raisonnée avec une femme pure à qui j’aurais appris l’amour… Mais comment faire, financièrement ?
Je me redresse sur ma chaise, croise les jambes, change de fesse, regarde les célébrités qui bâillent à la mémoire de Marc. A présent, c’est l’éditeur de Femmes du monde, son recueil de photos à trois millions d’exemplaires, qui prononce l’éloge funèbre. « Cet inconditionnel du genre humain, qui savait capter les âmes au-delà des apparences. » C’est ça. Pour en faire de la chair à papier.
Dès le lycée j’ai pris la mauvaise route. A cause de l’« inconditionnel du genre humain », qui m’a arraché à ma vocation de prof de philo en décidant que je n’étais pas un intellectuel, mais un gestionnaire. J’aurais fait n’importe quoi pour lui piquer Marlène, à l’époque. Je l’ai fait. Je suis devenu régisseur de leur troupe amateur, puis administrateur de leurs tournées et du café-théâtre qu’ils avaient créé dans le Vieux Nice. Ensuite, quand Marc s’est mis à gagner des fortunes avec ses photos, il nous a tous délocalisés à Paris et je me suis retrouvé à la tête de son foutu hôtel, qui a pompé toute mon énergie, mon temps et mes nerfs pour qu’aujourd’hui le seul bénéficiaire en soit son frère.
Quel gâchis, ma vie. Tout ce qui reste de mes dix-huit ans, c’est le pessimisme de Schopenhauer, dont l’expérience n’a cessé de me confirmer le bien-fondé, sans qu’il me soit d’aucun secours. Si encore je ne m’étais pas épuisé à l’étudier pour rien, j’aurais pu subir les désillusions sans connaissance de cause. Je me demande si Marc n’aurait pas fini par m’entraîner dans sa tombe, sans ce coup de foudre inespéré entre sa fiancée et moi.
La salle de recueillement se tamise. On nous passe un diaporama de ses plus fameux clichés. Ça applaudit dans le fond. Surtout les vieilles stars mortes et les jeunes anonymes saisies sur le vif des bidonvilles, des tsunamis, des bars à putes et des lapidations religieuses. Qu’est-ce que Jérôme a prévu, ensuite ? Une vente aux enchères ? Un karaoké ? Il faut quatre-vingts minutes pour brûler Marc, je me suis renseigné. Une minute par kilo, plus une demi-heure de refroidissement avant la livraison des cendres. Tout le temps d’organiser une tombola, au profit de ces visages inconnus dont la misère a dégagé tant de bénéfices.
Je suis amer, je sais, mais ce n’est plus qu’un réflexe. Je vais me reprendre en main. Toute cette rancœur que j’assume autant que j’en ai honte – parce que, vu de l’extérieur, je suis un privilégié sans diplôme universitaire à cinq mille euros brut par mois – j’en serai bientôt doublement délivré. Délivré de la rancœur et délivré de la honte. Place au neuf. A l’avenir, à l’optimisme, à l’amour, à la famille que je vais recomposer. J’ai des ailes de géant, à nouveau, comme à dix-huit ans, mais elles ne m’empêcheront plus de marcher.
L’accordéon me réveille en sursaut. La reprise du P’tit vin blanc par Patrick Bruel, que j’ai attribuée à Banyuls dans mon menu sonneries. Je décroche en me retournant. La salle est vide. Ils sont partis sans me prévenir.
– Ben, t’es où ? Je suis garé devant, je t’ai pas vu sortir.
Je m’arrache à la chaise en regardant l’heure, consterné. Je lui bredouille de venir me rejoindre à l’intérieur, je raccroche et mets le portable en mode vibreur. J’imagine ce que les gens ont dû penser de moi, Jérôme le premier. Moi qui étais venu défendre mon bilan, prouver mes compétences d’hôtelier. Je me suis foutu un lumbago, en plus.
J’arrache le « Mlle Adjani » collé à mes fesses et je me hâte vers la sortie, la main sur les reins. Dans le hall, un grand Beur passe la serpillière avec son MP3, tout en mangeant du pop-corn. Je lui demande si la famille est restée pour attendre l’urne. Il ôte son écouteur gauche, avale sa bouchée, me désigne la porte du fond. Par-dessus la retransmission d’un match de tennis, il m’indique gentiment, comme pour me déculpabiliser, que chacun réagit comme il peut en face de la mort. Lui, les crémations, ça le creuse.
Je le remercie, et me dirige vers la porte vitrée occultée par une tenture bordeaux où je me recoiffe en transparence. Courage. Après tout, dans la cohue, les serrements de mains et la surenchère des condoléances, mon somme nerveux a très bien pu passer inaperçu. Je sors de la poche intérieure de mon loden l’enveloppe contenant mon bilan et mes projections de bénéfices, pour me redonner du cœur au ventre. Et j’appuie sur le bouton qui ouvre la porte avec un léger bourdonnement.
Dans la pièce aux veilleuses qui se reflètent sur les carafes d’orangeade, Jérôme fait les cent pas avec son oreillette Bluetooth en discutant commission rogatoire et levée d’immunité parlementaire. Posée sur un canapé Second Empire à côté de son auxiliaire de vie, Jaja fixe un point dans le vide en fredonnant le générique des Feux de l’amour. Elle est magnifique dans son duffle-coat, rose à joues et sourcils dessinés au crayon, la permanente impeccable, l’air d’une petite fille oubliée dans un corps de vieille dame. C’est la personne que j’ai aimée le plus longtemps dans ma vie, finalement, depuis que mes parents se sont tués en rafting pendant que je passais le bac. J’aurais fait un bon prof de philo, quand même… Réussir un œdipe sur la mère d’un autre. Je me retiens d’aller l’embrasser – mieux vaut éviter de braquer Jérôme d’entrée de jeu.
– Envoyez-moi la jurisprudence par mail, dit-il en raccrochant, tourné vers moi. Bien dormi ?
Je recroqueville les orteils dans mes Weston. C’est fou ce qu’il ressemble à Marc, tout en étant moralement son contraire absolu. Au fil des ans et des épreuves de force, ce vrai jumeau est devenu de plus en plus faux.
– Je suis désolé, Jérôme, mais je n’ai pas fermé l’œil depuis le drame.
– Et moi, tu crois que je fais la grasse matinée ? Bien. Merci de tes condoléances, le notaire t’appellera la semaine prochaine.
Je me dandine, les doigts crispés sur mon enveloppe, lui demande l’autorisation d’embrasser Jaja.
– Inutile de la perturber, elle n’a reconnu personne. Elle ne sait même pas ce qui se passe ni où elle est. Je n’aurais jamais dû l’emmener. C’est pour moi ?
Il me prend des mains l’enveloppe que je venais de renoncer à lui donner, vu son hostilité. Il l’ouvre, hausse un sourcil, feuillette le document d’un doigt précis, le replie et me le rend. Son visage n’exprime rien de plus que la justification de ses griefs.
– Tu as le front de venir parler affaires aux obsèques de ton ami, alors que ses cendres sont encore chaudes. Décidément, votre indécence n’aura jamais connu de limites.
Je suis la direction de son regard. Bany est entré, les mains dans le dos, casquette sous le coude. Il file droit sur Jaja, qui lui rend ses bises sans le regarder.
– J’étais avec toi par la pensée, ma Jaja. Barreau-de-Lyon m’a fait comprendre que je n’étais pas le bienvenu.
Elle ne réagit pas au surnom qu’elle donne à Jérôme depuis ses premières vacances d’avocat, lorsqu’il se présentait dans tout Villefranche comme « Maître Hessler-Fayolle du Barreau de Lyon ». De nous quatre, Bany est le seul qui s’obstine à lui parler toujours comme avant son alzheimer, au cas où. De même qu’il était le seul à faire la conversation à Lucas, pendant son coma, et au réveil Lucas se souvenait de presque tout.
Jérôme est sur le point de nous virer lorsque le responsable des relations publiques du crématorium surgit, avec un genre de vase grec pour nains de jardin. Il va s’incliner devant Jaja et, cérémonieusement, lui présente l’urne. Elle allonge la main pour l’ouvrir, comme une bonbonnière. Jérôme se précipite, retient son geste. D’un revers de l’autre main, elle le gifle. Il cille à peine. Il est habitué. Depuis l’automne 1993 où il a fait exhumer son père naturel pour effectuer la comparaison d’ADN, elle le baffe dès qu’il s’approche d’elle. Ce réflexe de haine absolue est le seul sentiment qui n’ait jamais été affecté par la maladie d’Alzheimer.
Confus d’avoir perturbé le recueillement de la famille, le relations-publiques s’emploie à dissiper le malaise en remettant à Jérôme un certificat de contribution au développement durable. Grâce à un système de filtration extrêmement performant, lui explique-t-il, la Mairie de Paris traite au-delà des normes en vigueur les émanations acides, les dioxines et les rejets de mercure provenant des plombages. Quant à l’énergie dépensée par le refroidissement express des fumées, de neuf cents à deux cents degrés, elle est récupérée par le chauffage urbain et ne participe donc pas à l’aggravation de l’effet de serre. Moyennant quoi il est à même de lui remettre, avec ses condoléances, des cendres bios certifiées par l’Afnor. L’engagement posthume de Marc Hessler en faveur de l’environnement est attesté par un sticker tricolore sur le socle de l’urne, numéroté ISO 14 001.
Bany et moi tournons le dos pour comprimer notre fou rire. Peine perdue. Jérôme remercie fraîchement le responsable, qui s’éclipse sans demander son reste.
– Fichez le camp, maintenant ! Vous pourrez dire à vos deux comparses que je renonce à attaquer le testament. Les nouvelles dispositions me conviennent.
– Nouvelles ?
– En voici une copie. Marc ne vous a pas tenus au courant ? Il a refait son testament le mois dernier, en supprimant tous les legs qu’il vous avait promis. Les parts dans l’hôtel, la galerie, la fondation, les voitures… Vous aurez juste une assurance-vie, qui vous permettra de vous retourner. Le reste de ses biens revient intégralement à sa mère et à moi. N’espérez donc rien.
Les mains tremblantes, j’ouvre l’enveloppe qui contient la copie des dernières volontés, ces dix lignes de pattes de mouches inclinées qui nous déshéritent. Pourquoi Marc a-t-il fait ça ?
– La seule mention qui vous concerne, reprend Jérôme avec une lueur narquoise, je n’y vois aucun inconvénient. Je vous laisse la villa jusqu’à lundi, ensuite je la vide, je la vends, et vous disparaissez de notre vie. C’est clair ? Bon vent.
Il dépose l’urne dans les mains de Bany et gagne la sortie du crématorium. Jaja se laisse entraîner au bras de son auxiliaire, envoyant du bout des doigts un baiser au grand Beur qui nettoie le sol.
Le fou rire avorté m’a laissé une tenaille au niveau de la poitrine. Je dois ménager mon cœur, je sais bien, mais comment faire ? D’une voix nouée, je déchiffre à voix haute :
– « Je confie mes cendres à Hermann Banyuls, Marlène Farina, Lucas Spardi et Jean-Claude Chagnot, en les remerciant de bien vouloir les disperser dans la rade de Villefranche. » Bon vent, c’est ça… Pour que les cendres nous reviennent dans la gueule.
– Ne t’inquiète pas, dit Bany.
Il sourit d’un air lointain, avec une certitude que je ne lui ai jamais vue. Il me tend l’urne, me prend des mains la copie du testament, et pointe son doigt sur la date :
– 15 novembre. Dix jours plus tard, Marc a signé un contrat de mariage.
– Et alors ?
– Communauté universelle. Tous les biens reviennent au dernier vivant, à condition qu’on obtienne un mariage posthume. J’ai fait la demande.
Je regarde la sérénité martiale qui rend son visage encore plus maigre. Je lui dis que je ne vois pas ce que ça changerait pour nous.
– Ça nous soumettrait au bon vouloir de la veuve. Tu as confiance en elle ?
J’hésite à être franc. Inutile de le rendre tout de suite jaloux et malheureux. Apparemment, il pense qu’il a ses chances avec Yun-Xiang. Laissons-le croire en lui, pour une fois. Mais c’est moi qu’elle épousera, pas un mort. Je m’en fous, de leur communauté universelle. Je suis prêt à tout perdre, si c’est avec Yun. Dans un élan d’amour, je me dis que Marc nous a déshérités pour notre bien, pour nous forcer à voler de nos propres ailes. Ce n’est pas un désaveu ; c’est une preuve de confiance.
– Banyuls !
Jérôme est revenu. Il lui signifie de son air d’escroc légal qu’il manque une Rolls Royce dans la collection de son frère, et qu’il vient de la voir en stationnement sur un emplacement handicapés.
– Il y a la vignette GIC de Lucas sur le pare-brise, le rassure Bany. Mais tu fais bien de m’en parler, réglons le problème tout de suite.
– Donne-moi la clé et la carte grise.
Bany sort son chéquier. Avec stupeur, je le vois écrire la somme de cent onze mille euros.
– C’est inférieur à la valeur d’expertise, mais renseigne-toi ; avec la crise tu n’en tireras pas davantage. Ça correspond à ma part d’assurance-vie, plus mille euros symboliques pour la Triumph. Elle est invendable : j’ai remplacé son moteur d’origine par un moulin à légumes. Ça te convient ?
Il détache le chèque, le lui glisse entre sa pochette de soie noire et son Mérite national. Mes doigts se contractent sur le socle de l’urne. Ce n’est pas possible, Jérôme va refuser, Bany va se rétracter : c’était juste une blague, une provocation…
– Ne t’embête pas pour les scellés ni le cadenas. Je viens de les faire sauter, et je t’ai libéré le box. Pour la date d’encaissement, tu vois avec M. de Pébeyre chez HSBC Montmartre. Bon vent à toi aussi.
Tandis qu’il signe les deux cartes grises que Banyuls a barrées, les yeux de Jérôme s’embuent. Le choc de la situation, la remise en question de ses a priori, le remords de l’avoir traité en minable… Ou simplement l’excitation de le plumer.
Tétanisé, je regarde ce charognard tourner les talons, emportant comme un pourboire ce qui correspond à deux ans de mon salaire.
– Tu es complètement fou, dis-je entre les dents. Rien ne t’obligeait…
– OK. Allons rejoindre les filles.
Il me reprend l’urne et m’entraîne. Je n’en reviens pas. Ce n’est plus le même homme. Comment peut-on changer aussi vite en une seule journée ? Cela dit, il ne s’en est probablement pas encore rendu compte, mais je suis dans le même cas.
Marc avait raison : sa fiancée est bel et bien magique. « Je suis tombé amoureux, et je ne me relève pas », s’est-il plaint la première fois qu’il nous a parlé d’elle. Moi, c’est le contraire. Je suis amoureux et, grâce à elle, je vais me relever.