Après l’heure perdue au poste de police pour outrage aux forces de l’ordre, refus d’alcootest entraînant prise de sang et amende pour défaut de gilet jaune à l’intérieur du véhicule, un spectacle hallucinant nous attendait à l’hôtel. Installé au salon Modigliani devant le feu de cheminée au gaz, Jean-Claude parlait à sa fille, sourire aux lèvres, en lui tenant les mains. Lucas a relevé le nez de sa fumigation pour nous commenter cette scène surréaliste par une moue de fatalité. Après quoi il a précisé entre deux reniflements :
– Elle est allée se reposer dans sa suite.
– Je vous attendais pour lancer les soufflés, a dit Jean-Claude en jaillissant du sofa. Tu montes la chercher, Marlène ?
Je n’ai pas bien compris son clin d’œil. Il y avait un sixième couvert sur la table dressée devant la porte-fenêtre, et Déborah portait des Prada neuves à la place de ses bottes de cheval.
– Cette femme est une révolution, m’a-t-il glissé à l’oreille en m’entraînant vers la porte. Soyons clair, je suis raide amoureux.
Je voyais. Et je n’en croyais pas mes yeux. En une heure de shopping avec Yun, le père et le mâle s’étaient régénérés en lui de manière spectaculaire. Il a jeté un regard en biais vers Bany, qui avait posé ses valises devant le feu et s’était assis dessus. Un regard de pitié, de triomphe contenu. Revenant sur mon premier réflexe, j’ai failli lui parler du contrat qu’on avait découvert dans la boîte à gants. Mais il a répété l’urgence des soufflés, et j’ai préféré différer la nouvelle.
– Ma chambre est libre ? a demandé Bany.
– Tant que je suis là, a dit Jean-Claude en lui broyant l’épaule, tu es chez toi. Mais prends plutôt la suite Picasso, tu seras mieux.
–  Non, ça va. Il y a déjà assez de choses qui changent.
On a retraversé le hall en boiseries Louis XIII que j’avais récupérées lors de la rénovation d’un manoir breton, et gravi l’escalier en noyer qui provenait d’un ancien presbytère. L’hôtel Demarne était le premier chantier que nous avait confié Marc, lorsque la mairie du XVIIIe lui avait vendu ce bâtiment à l’abandon, haut lieu de l’école montmartroise que nous avions transformé en hôtel-musée de charme dédié à la mémoire des peintres.
Bany est entré sans un mot dans la chambre Maurice-Utrillo, qui lui servait de baisodrome lorsque Marc lui rétrocédait une maîtresse. Il a posé ses valises, refermé derrière lui. J’ai toqué à la porte d’en face, la suite nuptiale aménagée dans l’ancien atelier de Suzanne Valadon. Pas de réponse. Le bruit de la douche. J’ai tourné la poignée de porcelaine, poussé lentement le battant. La robe de mariée était étendue sur le lit à baldaquin, entourée des autres tenues livrées par Smalto. Six boîtes de chaussures Prada s’alignaient sous le grand miroir couvert de buée.
J’ai appelé Yun, sans succès, avant de glisser un œil dans la salle de bains. Elle était accroupie dans le bac en marbre, les bras serrés autour du corps. Son regard s’est tourné vers moi, sans que je sache s’il était noyé par les larmes ou la douche.
– Je fais semblant d’aller bien depuis tout à l’heure, Marlène, mais je suis mal. Je suis trop mal. J’ai besoin de toi.
Je me suis approchée, le souffle en suspens. J’ai arrêté la douche et je lui ai tendu un drap de bain. Enfin elle allait ouvrir son cœur.
– Il faut que je travaille, Marlène. Ça ne m’est jamais arrivé de rester aussi longtemps sans rien faire.
Je n’ai pas marqué de réaction. Je lui ai dit qu’après le déjeuner je l’emmènerais à la galerie : elle aurait tout le matériel nécessaire. Elle s’est relevée, lentement, a redressé la tête pour me fixer. Son corps sans imperfections ni poils dégageait une sensualité de statue. Ce n’était pas un corps de femme, mais de fillette hypertrophiée. Les seins trop ronds, trop parfaits, comme en apesanteur, les jambes ficelle, les fesses au galbe excessif… Tout semblait trop neuf. Encore virtuel. Il manquait une unité, une harmonie, une patine.
Son air de défi attendait une réponse. Mes gestes ont parlé pour moi. J’ai commencé à la sécher, sans attouchements, sans caresses, presque sans émotion. On ne joue pas avec moi. On ne me soumet pas au désir. On n’essaie pas de me dominer par le flou des sentiments. J’ai trop brûlé, trop souffert, trop perdu de temps et d’énergie dans des passions sans issue, des espoirs mal placés, des admirations vaines.
– Comment vas-tu faire pour la galerie, sans Marc ?
Mes mains se sont figées sur ses reins. J’ai évité de conclure trop vite à la confirmation de mes soupçons. « Sans Marc » pouvait être une simple allusion au mariage qui allait le détourner de mes affaires. Mais elle a dissipé très vite l’ambiguïté.
– Qui a décidé de ne rien me dire, Marlène ?
J’étais incapable de répondre. Nous quatre, à des degrés et des moments différents.
– Vous comptiez m’en parler avant ou après l’incinération ?
Je lui ai demandé comment elle avait su. Elle a repoussé ma serviette, enfilé le peignoir pendu à la porte de la salle de bains.
– La station-service, sur l’autoroute. Vous m’aviez barré l’accès au rayon presse écrite, mais vous aviez oublié un détail. La radio dans les toilettes.
J’ai fermé les yeux. Un bref étourdissement. La tension nerveuse, le relâchement, la fin des questions et des hypothèses… Le téléphone de la suite a sonné. Elle a noué la ceinture du peignoir avant d’aller décrocher. C’était Jean-Claude et ses soufflés.
– On arrive, a-t-elle répondu sur le ton adéquat.
Elle est retournée à la salle de bains pour se remaquiller. Son visage n’exprimait plus que l’attention à son reflet.
– Pourquoi tu nous as laissés te jouer la comédie, Yun ?
– Par respect. Vous vous donnez du mal pour épargner mon cœur, c’est normal que je vous montre à quel point vous y parvenez.
– Et… psychologiquement, tu tiens le coup ?
Elle s’est retournée pour me regarder en face. A nouveau cette dureté en me sondant.
– Je lis dans tes yeux, Marlène. Tu penses que je n’aimais pas Marc. Tu crois que tout ce que je voulais, c’est me faire épouser par un homme riche et vivre dans le luxe en France. Là aussi, j’ai donné les réactions qu’on attendait de moi. Mais si dorénavant tu es franche, je le serai aussi.
Elle a pris le crayon à paupières pour réécrire son regard. La dureté a disparu sous le trait en amande qui accentuait le bridage.
– Et si tu es franche, qu’est-ce que tu me réponds par rapport à Marc ?
Avec une sincérité désarmante, elle a dit en débouchant son rouge à lèvres :
– Je ne l’aimais pas au début, mais j’ai aimé l’amour qu’il me portait et la vie qu’il voulait m’offrir, alors par conséquent je l’aime, et sa mort n’y change rien.
Elle a redessiné le contour de ses lèvres. Ne sachant comment dominer mon émoi, j’ai choisi le persiflage :
– Tu pratiques l’amour comme la peinture, c’est ça ? Par empathie. Tu prends sur toi et tu reproduis.
– Et toi, comment fais-tu ?
J’ai détourné les yeux de son reflet. Si en plus elle était aussi perspicace que logique, le trouble qu’elle m’inspirait n’était pas près de s’éteindre. Elle a brossé ses cheveux, délicatement à cause des extensions, les a noués en chignon. Elle paraissait dix ans de plus, à présent. Et moi je me sentais rajeunir à mesure qu’elle confirmait la maturité que je lui avais prêtée. J’étais incroyablement légère. C’était la première fois que j’aimais une personne sans extrapolation, sans penser à ce que j’allais lui apporter. J’étais simplement bluffée par Yun, par sa nature et ce que les circonstances révélaient d’elle, indépendamment de moi. C’était bon d’avoir raison, d’être sûre de quelqu’un et de n’y être pour rien.
– Qu’est-ce que vous allez faire de moi, Marlène ? Qu’est-ce que je vais devenir ?
Le peignoir est tombé à ses pieds. Elle l’a enjambé, a traversé la moquette comme un mannequin sur un podium. Qui lui avait appris à marcher ? Je l’ai regardée enfiler le string et le caraco ivoire à motifs nacrés qu’elle avait pris le temps de choisir aux Nuits d’Elise. Plus sa douce armure de femme se complétait, mieux elle acceptait de mettre ses sentiments à nu, de se montrer vulnérable. Le contraire de mon instinct de défense. Ou bien c’était encore de la stratégie.
– Ça pose un problème si tu rentres en Chine ?
Elle s’est approchée du lit transformé en dressing, a choisi une robe en cachemire blanc.
– Mon père est en prison politique, il est considéré comme un dissident. Ma vie n’a d’autre horizon dans mon pays que le travail clandestin. Cela me convenait. J’étais heureuse avant que Marc me fasse découvrir qu’il existait autre chose. Mais je vais me débrouiller. Je me suis toujours débrouillée.
Elle m’a tendu son dos pour que je monte sa fermeture-éclair. Elle y serait parvenue seule, mais c’était comme une attention narquoise envers moi, une façon de souligner sa dernière phrase en feignant de la contredire. Du moins c’est ainsi que je le percevais. Pour ne pas me laisser piéger par ses dons de mimétisme, j’entrais par empathie dans l’âme chinoise. Ou elle m’en donnait l’illusion. Plus je croyais en elle, plus je me méfiais de moi. Je refusais d’être dupe. Je sentais qu’elle travaillait mes sentiments pour m’en offrir une copie parfaite.
– Et toi, Marlène ?
– Moi ?
– Comment vas-tu te débrouiller ? Tu veux que je te fasse un Wong Kai-Fu ? La Petite fille aux nattes rouges.
Je l’ai fixée, interdite. Elle me parlait d’un jeune « maître officiel » de l’avant-garde chinoise, dont la cote avait dépassé celle de Zao Wou-Ki à la dernière vente Christie’s. Et le tableau qu’elle mentionnait avait été volé l’an dernier à Genève.
– Je l’ai déjà refait trois fois, pour le « second marché », a-t-elle dit en prenant la serviette que j’avais gardée à la main.
Elle a ôté la buée de la psyché, tout en enchaînant :
– Tu le donneras aux assurances, comme si on te l’avait proposé à la vente. Il sera authentifié, fais-moi confiance. Ainsi tu toucheras la prime et tu auras de quoi racheter les parts de Marc, avant que son frère ne te force à vendre la galerie.
J’ai avalé ma salive. Etait-ce un jeu de rôle ou bien sa vraie nature, sa face cachée ? La faiseuse de Jocondes avait disparu. J’avais devant moi non plus une copiste à deux euros pièce, mais une faussaire au service des mafias de l’art contemporain. Pour dominer le vertige, j’ai feint de n’avoir retenu que la fin de sa déclaration.
– Marc t’a parlé de son frère ?
Elle a vérifié sa silhouette dans la glace. La robe immaculée semblait cousue sur elle.
– Oui, il m’a tout dit, a-t-elle répondu en enfilant des escarpins du même blanc. Vos années de lycée, le club théâtre, Jérôme qui essayait d’infiltrer votre bande, de te séduire en vain… Sa jalousie, ses intrigues, ses représailles. C’est un excellent avocat, d’après Marc. Il ne nous laissera rien.
Je me suis efforcée de ne pas relever le « nous ». Elle a enchaîné avec une légère correction d’assiette :
– Mais je me battrai avec vous et pour vous.
– De quelle manière ?
Elle m’a souri, elle a passé une main douce sur ma joue.
– Avec les armes d’une Chinoise et d’une femme aimée. Tu n’as aucune idée de la force qu’ont mise en moi les sentiments de Marc.
– Je commence à en avoir un aperçu…
– Tu n’as rien vu. On ne me vole pas mon rêve, Marlène. Et on ne touche pas à vous. Les Français ne comprendront jamais rien à la Chine tant qu’ils n’auront pas intégré une chose toute simple : chez nous, le sens pragmatique obéit au sens du sacré. Nous savons pourquoi nous travaillons. Moi, je travaille le bonheur. Avec les matériaux dont je dispose, sans les critiquer ni me révolter contre eux.
Son sang-froid m’a brusquement mis les nerfs en pelote. Avec une agressivité de victime, je lui ai jeté à la face :
– On parle de la mort de mon plus vieil ami, Yun. Tu es un peu triste, au moins, comme nous ?
– Je n’ai pas les moyens de l’être.
J’ai soutenu son regard où brillaient les décombres du rêve. Je commençais à comprendre les distances qu’elle prenait avec notre façon de réagir. Ce qui comptait pour elle, c’était de rester opérationnelle. Fourmi du bonheur au pays des cigales désenchantées, elle ne pouvait pas se permettre de nous laisser déteindre.
– La mort de Marc ne sera pas une fin, Marlène, mais un début. Si tu me laisses faire.
Son regard est tombé sur le papier à lettres de l’hôtel. Elle s’est emparée tout à coup du stylomine posé à côté du téléphone, s’est mise à dessiner. Vitesse et précision incroyables. J’ai vu naître sous ses doigts le crayonné de la Petite fille aux nattes rouges. Elle s’est arrêtée aussi brutalement qu’elle avait commencé, ragaillardie en quelques secondes. Ces traits sur le papier, c’était comme une ligne de coke.
Elle a froissé la feuille, l’a expédiée dans la corbeille.
– Nous y allons ?
Elle a pris son sac, jeté un regard panoramique à la chambre pour s’assurer qu’elle n’oubliait rien.
– Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je continuerai pour vous à être la fiancée qui attend le retour de son amoureux en reportage.
– Tu es sûre ? Les autres n’en peuvent plus de te mentir.
– Au contraire. Je leur fais autant de bien, en les laissant se prendre à leur jeu, que je t’en ai fait en étant franche avec toi. Non ? J’insiste pour continuer, si tu m’y autorises.
– C’est ton histoire, Yun. C’est toi qui conduis.
– Merci. En tout cas, respectons l’illusion le temps du repas. Je m’en voudrais de nous couper l’appétit.
– La peau de ton ventre a faim ?
– Tu n’imagines pas à quel point. Je veux vous faire honneur, à tous.
Elle a tourné sur ses hauts talons, devant moi, gracieuse et grave.
– Comment me trouves-tu ?
J’ai souri à sa silhouette de dame des neiges. Je lui ai répondu qu’elle serait assortie à l’entrée : soufflé à la truffe blanche. Elle a soutenu mon regard, sans ciller, avec une déception qui s’est adoucie peu à peu. En prenant sa clé, elle a dit d’une voix soigneusement banale :
– Dans mon pays, le blanc est la couleur du deuil.