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TANDIS que les Alsaciens-Lorrains de Louisiane manifestaient pour affirmer leur nationalité française, soutenus par toute la colonie, consul en tête, on annonça à La Nouvelle-Orléans ce que les démocrates et leurs alliés politiques attendaient : des élections. Fixées au 4 novembre 1874, celles-ci devaient permettre de nommer les shérifs des paroisses, de renouveler les membres de la Chambre des représentants ou chambre basse et la moitié des sénateurs. On aurait aussi à élire les représentants des six districts de la Louisiane au Congrès fédéral. À La Nouvelle-Orléans, le maire, les administrateurs et les deux coroners de la ville devaient également être désignés par les électeurs. Immédiatement après l’annonce de cette consultation, une certaine agitation se manifesta dans les milieux politiques, car on redoutait, à l’occasion de la campagne, une « guerre des races » dont les partis avec des objectifs opposés brandissaient le spectre pour impressionner les électeurs.
Les radicaux, sachant certaines de leurs positions menacées, étaient « prêts à peser sans scrupules sur le suffrage universel », et réclamaient la présence des troupes fédérales sous prétexte de prévenir les troubles. Les démocrates répliquaient aussitôt par cette mise en garde : « Dans ce pays, la présence de la force armée en période électorale sert à peu près invariablement à masquer les coups d’État. »
La Ligue blanche, maintenant structurée et organisée, se préparait à jouer le rôle que bon nombre de gens attendaient d’elle et un des leaders définissait clairement, dans un discours, la stratégie de ceux qui s’étaient engagés à suivre Fred Ogden : « Ce n’est pas un nouveau parti politique que nous voulons, il en existe assez pour satisfaire à toutes les tendances de l’opinion. Nous voulons rassembler tous ceux qui savent que de tout temps la prospérité et l’honneur de l’État ne peuvent être sauvegardés que par des hommes offrant des garanties, des antécédents irréprochables de capacité et de probité et que l’honneur ne peut se trouver que dans les rangs de la race supérieure et parmi ceux qui sont sincèrement attachés au pays par des liens de famille et de propriété. »
Charles de Vigors, sorti de sa réserve, se trouvait maintenant en première ligne lors des réunions, ce qui ne manquait pas d’impressionner bon nombre de timorés qui, jusque-là, s’étaient efforcés de défendre leurs intérêts sans trop s’exposer. L’avocat, chaque fois qu’il prenait la parole, parlait le langage du bon sens en se gardant des excès. Il prônait l’union de tous les démocrates, les adjurant de faire taire-leurs intérêts privés, leurs ambitions personnelles et d’oublier leurs dissensions qui ne profitaient qu’à l’adversaire. Enfin, contrairement à d’autres leaders, il ne rejetait pas tous les Noirs : « Il existe des électeurs de couleur honnêtes et qui ont assez d’intelligence pour comprendre, qui regrettent aujourd’hui le mal qu’ils ont pu faire et ont honte d’avoir prostitué leur droit de suffrage en élevant aux places des individus qu’il est inutile de désigner nommément. » Les interventions opportunes et mesurées du juriste faisaient dire à ses auditeurs qu’on avait là, enfin, un esprit politique d’envergure, un réaliste qui maniait l’argument mieux que d’autres l’insulte.
On savait partout que les élections de Louisiane, premier État où avaient été appliqués les principes de la Reconstruction, auraient un retentissement dans l’Union. Cela tenait à ce que les Noirs étaient en majorité, ce qui assurait au parti radical des troupes dociles et ignorantes. Pour l’emporter, il fallait non seulement que les différentes factions du « parti blanc » se regroupent dans une action commune, mais encore qu’elles entraînent à leur suite ceux des gens de couleur qui voulaient travailler et qui, déçus par l’administration de Kellogg, souhaitaient un changement et une cohabitation pacifique avec leurs anciens maîtres, dont la ruine pesait finalement sur leur propre condition.
La formation de la Ligue blanche avait rendu grand espoir à M. McEnery, qui se considérait comme le gouverneur légitime, élu depuis 1872, mais frustré de sa victoire par les menées frauduleuses des agents de Kellogg. Aussi s’était-il choisi un lieutenant-gouverneur dans la personne de M. Penn et une équipe de collaborateurs prêts à occuper les postes dont on finirait bien par chasser les « usurpateurs » radicaux. Charles de Vigors, en juriste prudent, avait décliné toutes les offres qui lui avaient été faites de participer à cette administration parallèle. Il souhaitait, comme les gens les plus raisonnables, que la victoire des démocrates et de leurs alliés conservateurs, toujours désignés en Louisiane sous le nom de « bourbons », sorte sans équivoque d’une consultation électorale loyale.
« Si nous comptons là-dessus, disait Willy Tampleton, nous serons déçus. M. Kellogg a déjà été battu loyalement aux élections précédentes et n’a pas cédé la place pour autant. Il est soutenu par Washington et l’armée fédérale. »
Le général estimait qu’il faudrait un jour ou l’autre envisager l’affrontement pour que l’on puisse imposer une compétition sans truquage.
C’est pourquoi, alors que Charles se cantonnait dans l’action politique, Willy assistait Fred N. Ogden que McEnery avait nommé brigadier général de sa « milice gouvernementale » et chargé de constituer une force paramilitaire indépendante de la Ligue blanche, mais capable d’appuyer par les armes les prétentions de celle-ci. C’est ainsi que le colonel John B. Angell, un vétéran de l’armée confédérée, avait formé le « premier régiment de Louisiane », composé de quatre compagnies de volontaires triés sur le volet, qui s’entraînaient la nuit dans des entrepôts ou des parcs de plantation. Si le recrutement des hommes était aisé, les approvisionnements en armes et en munitions restaient difficiles. Les radicaux, sachant qu’une troupe séditieuse se préparait quasi ouvertement, avaient donné des consignes strictes à la police métropolitaine pour surveiller les cargaisons débarquées sur les quais de La Nouvelle-Orléans et les citoyens soupçonnés de se livrer au trafic des armes. Malgré cette surveillance, Tampleton, qui possédait de solides amitiés, avait obtenu un envoi discret de revolvers du type Navy et de fusils provenant du Great Western Gun Works, de Pittsburgh, qui détenait les surplus d’armes de la guerre civile. Un chariot chargé de caisses contenant officiellement des pièces de mécanique, mais renfermant en réalité des armes, était arrivé à la barbe de la police de Kellogg dans une fonderie de la ville.
Les conspirateurs avaient eu moins de chance le 8 septembre, quand les policiers métropolitains avaient saisi soixante-douze fusils, et encore quelques jours plus tard, lorsque des citoyens interpellés en pleine rue s’étaient vus privés de leurs armes. C’est cependant la découverte d’une cargaison d’armes à bord du vapeur Mississippi qui allait obliger Fred Ogden et ses amis à déclencher un peu plus tôt que prévu l’action à laquelle ils se préparaient depuis plusieurs mois. Le Mississippi, tout le monde le savait, apportait des armes destinées au « parti blanc ». Le gouverneur Kellogg comptait bien s’en emparer, mais ses adversaires avaient pris des mesures pour éviter que la cargaison ne tombe aux mains de la police. Dans le même temps, McEnery et son lieutenant-gouverneur Penn projetaient de faire pénétrer secrètement des hommes au siège du gouvernement. Ces derniers s’empareraient de Kellogg et de ses collaborateurs, les conduiraient sur un bateau et les éloigneraient de La Nouvelle-Orléans. L’agitation autour du Mississippi fit remettre à plus tard cette opération qui, réussie, aurait sans doute évité bien des drames.
Quand on sut en ville que la police métropolitaine et la petite unité des troupes fédérales stationnée à La Nouvelle-Orléans et composée de cent cinquante hommes allaient s’opposer au débarquement des armes attendues par le « premier régiment de Louisiane », la Ligue blanche appela à un rassemblement de masse pour le lundi 14 septembre autour de la statue de Henry Clay, au carrefour des rues Royale, du Canal et Saint-Charles.
« N’y va pas, Charles ! supplia Liponne, les larmes aux yeux ; je suis certaine qu’il y aura une bataille, les gens sont tellement excités et les nègres prêts à tout… On te connaît maintenant, tu seras visé… le premier… »
Virginie, de passage chez son fils à l’occasion d’une visite à son dentiste, parut agacée par ces jérémiades qu’elle jugeait indignes de la femme d’un homme chargé de responsabilités.
« Ma chère Liponne, Charles sait ce qu’il doit faire… Vous ne voudriez tout de même pas qu’il soit absent de la scène au moment où va peut-être se jouer un acte capital… Vous auriez passé votre vie à trembler en d’autres temps quand les hommes se battaient en duel pour un oui ou un non !
— L’honneur de Charles n’est pas engagé dans cette affaire, madame, et je ne vois pas pourquoi il irait risquer sa vie pour les beaux yeux de M. McEnery et des politiciens démocrates.
— Je ne m’exposerai pas inutilement, je te le promets, là », intervint Charles avec cette voix câline et ce sourire irrésistible qui, en d’autres temps, avaient conquis Mlle Dubard.
Puis, il ajouta :
« Ma carrière dépend peut-être de cette journée. »
Brusquement Liponne se cabra. En bonne Acadienne qui sait dire nettement sa pensée, elle se redressa et, s’adressant plus à Virginie, appuyée sur son ombrelle, qu’à son mari qui se dirigeait vers la patère pour décrocher son chapeau, elle lança :
« Il arrive que les ambitions démesurées tuent… Vous en savez quelque chose à Bagatelle. J’ai épousé, moi, un homme que j’aime et je tiens à le conserver tel qu’il est, vivant, pour le bonheur des enfants qu’il m’a donnés et le mien… Voilà mon unique ambition, elle me paraît suffisante. Tout le reste est orgueil mal placé ! »
Charles se retourna sur sa femme d’un air amusé, saisit sa coiffure, lui envoya un baiser du bout des doigts et se dirigea vers la porte.
Alors Liponne, sans tenir compte de la présence de Virginie que la réflexion allusive de sa bru avait courroucée, rattrapa son mari et dit d’une voix redevenue calme et douce :
« Je suis invitée pour le thé par la jeune épouse, inexplicablement délaissée, de ton ami Castel-Brajac. Elle veut présenter Augustine à Marie-Virginie… Va, et souviens-toi pour l’amour de ma fille que s’il y a plusieurs façons d’être orpheline il n’y en a qu’une d’être veuve ! »
Charles considéra un instant sa femme comme s’il découvrait une Liponne inconnue, enfonça son chapeau, claqua la porte et s’éloigna à grandes enjambées.
Quand elle fit face à sa belle-mère, la jeune Mme de Vigors était redevenue tout sucre et tout miel :
« J’espère, dit-elle, que le dentiste ne vous fera pas trop souffrir et que vous serez de retour avant la fin de leur sacré meeting.
— Je compte bien, moi, aller voir ce qui s’y passe, les radicaux, leurs nègres et leurs sbires ne me font pas peur, et ce n’est pas le jour où mon fils joue une carte aussi importante que je me désintéresserai des événements.
— En tout cas, ne revenez pas sans lui », conclut Liponne en accompagnant Virginie jusqu’à la galerie.
La dame de Bagatelle comprit parfaitement qu’il ne s’agissait pas d’un vœu, mais d’une menace. Elle fut presque heureuse de découvrir que « la petite Cajun » ne manquait pas de caractère.
Autour de la statue d’Henry Clay, la réunion commença, comme des centaines d’autres du même genre, par la présentation des orateurs. Un observateur subtil et familier des rassemblements pré-électoraux aurait cependant décelé dans cette foule évaluée à cinq mille personnes une tension particulière, se traduisant par une euphorie factice et dissimulant une inquiétude informulée. Les harangues n’apportèrent pas d’éléments nouveaux et l’on fit à peine allusion au chargement d’armes du vapeur Mississippi. La réunion se termina par l’adoption d’une série de résolutions contestant les droits politiques des Noirs, dénonçant Kellogg comme un usurpateur et exigeant sa démission immédiate. Pendant que la foule conspuait allègrement les radicaux, Fred Ogden et le colonel Angell rassemblaient leur « régiment » et décidaient de marcher jusqu’au vapeur Mississippi. Ils n’ignoraient pas, à ce moment-là, que le président Grant, prévenu par Kellogg de ce qui se tramait à La Nouvelle-Orléans, venait de donner l’ordre, par télégramme, aux troupes fédérales stationnées à Brookhaven (Mississippi), sous le commandement du major Burke, de faire mouvement par train spécial vers La Nouvelle-Orléans.
Le général Longstreet, qui commandait les forces favorables à Kellogg, lesquelles comprenaient 500 policiers métropolitains, une centaine de supplétifs en armes, environ 3 000 Noirs de la milice créée par les radicaux, décida très vite de barrer l’accès aux quais en fermant, depuis la rue du Canal jusqu’à Jackson Square, toute la zone située au-delà de la Maison de la Douane où avaient déjà cherché refuge un certain nombre de fonctionnaires craintifs.
Ogden, Penn et Angell avaient établi leur quartier général au 58, rue du Camp, et discutaient de la conduite à tenir tout en se félicitant du succès du meeting. En réchauffant les enthousiasmes et en excitant la foule, ce rassemblement avait créé une ambiance favorable à l’action immédiate. En peu de temps, Canal Street se hérissa de barricades improvisées. Quelques omnibus à chevaux furent jetés hors de leurs rails et couchés en travers de la rue, tandis que les pavés jaillissaient comme par enchantement des chaussées. Derrière ces remparts de fortune qui ne résisteraient sans doute pas aux obus des deux canons du général Longstreet, les hommes se préparaient à l’assaut. Dans la foule bavarde et fanfaronne qui, entourait les gens armés, Virginie, quittant son dentiste, retrouva son fils Charles, les pouces aux entournures du gilet, le chapeau incliné sur l’oreille, grave sans ostentation, dépourvu d’armes et faisant figure d’inspecteur aux armées.
« N’allez pas risquer votre vie, au moins ! Liponne va compter vos cheveux au retour et, s’il en manque un seul, je serai punie, fit Virginie, tout à fait à l’aise dans cette ambiance de bataille en préparation.
— J’ai mission, personnellement, d’accueillir McEnery qui devrait arriver de Bâton Rouge… pour remplacer Kellogg… C’est sans danger.
— Très bien ! J’aimerais autant que vous ne soyez pas là quand le canon des radicaux va tirer, ce ne sont pas les « street-cars » qui arrêteront les boulets. »
Charles fit un clin d’œil à sa mère.
« Tampleton m’a donné quelques conseils judicieux et je saurai en profiter… Je tiens trop à la vie pour m’exposer… et puis… mort… je ne rendrais plus aucun service…, n’est-ce pas ? »
Si Longstreet disposait de deux mitrailleuses et d’une batterie de petits canons, le colonel Ogden, promu commandant en chef de la « force blanche », pouvait compter sur 8 400 hommes environ, dont bon nombre d’anciens soldats confédérés aguerris.
Aux membres du « premier régiment de Louisiane » s’étaient joints des volontaires de la Ligue blanche, venus avec leurs armes personnelles. Tous se disaient prêts à accepter l’autorité de ces officiers confédérés aux exploits légendaires, comme le général Tampleton, que l’on reconnaissait à l’écharpe de soie jaune qu’ils portaient en sautoir.
Dès lors que les barricades furent dressées et que les troupes s’épièrent face à face, on sut que l’affrontement dépasserait en violence et en gravité la simple émeute. Ce n’est que tard dans l’après-midi, alors que Charles de Vigors attendait chez des amis, loin du théâtre des opérations, l’arrivée problématique de McEnery, que Fred Ogden donna l’ordre de marcher contre la police et la milice de Longstreet. On ne put empêcher les volontaires les plus impétueux de prendre le pas de course et aussitôt des coups de feu éclatèrent, couchant à terre les premières victimes. Les mitrailleuses de Longstreet, fort mal servies, d’après les témoins, firent entendre leurs claquements réguliers, mais les pièces d’artillerie, qui auraient pu causer de gros ravages dans les rangs des assaillants, restèrent muettes. Troupe étonnante que celle de la Ligue blanche. Hétéroclite, voire hétérogène, elle était constituée d’hommes en civil portant cartouchières et baudriers sur des complets-veston ou des redingotes ; certains arboraient des cols glacés, des cravates de soie et des manchettes empesées comme s’il s’agissait d’aller à un rendez-vous mondain.
Les coiffures, aussi variées que celles rencontrées à la Bourse du Coton : feutres souples, panamas, melons, hauts-de-forme, avaient toutes été bourrées de papier journal destiné, sinon à arrêter les balles, du moins à amortir les coups. Planteurs, aristocrates, négociants, commerçants, petits bourgeois, employés de banque, fonctionnaires en chômage, armateurs, anciens soldats confédérés, notaires, artisans, c’était la société blanche coupable d’avoir été prospère au temps de l’esclavage qui, exaspérée par une administration corrompue et méprisable, se soulevait. Comparée aux révolutions suscitées ailleurs par des intellectuels généreux ou inconscients et faites par la plèbe, la révolte louisianaise avait au moins cela d’estimable que ses dangers étaient assumés par ceux-là même qui la voulaient et espéraient la mener à terme.
L’élan des assaillants fut tel que les policiers métropolitains, les premiers, se débandèrent, ce qui eut pour effet de démoraliser la milice noire. Plusieurs centaines de spectateurs aux fenêtres des rues du Canal, Decatur ou de Chartres suivirent à travers la fumée des déflagrations, l’odeur de la poudre brûlée, les cris des exaltés, les ordres brefs, le piétinement des combattants, les échos des détonations répercutés par la haute façade de la Maison de la Douane, cette charge impétueuse des citoyens. En moins d’un quart d’heure l’accès au quai Saint-Pierre était libre. La police s’était dispersée. Les miliciens noirs, regroupés à Jackson Square, se tenaient cois. Le général A.S. Badger, commandant de la police métropolitaine, était grièvement touché. Les amis de Kellogg, précipitamment réfugiés dans la Maison de la Douane, espéraient qu’Ogden respecterait le bâtiment fédéral. Le feu ayant cessé aussi soudainement qu’il avait commencé, on relevait les blessés et on emportait les morts. Du côté des radicaux et de la police, onze morts, dont six Blancs, parmi lesquels John Kennedy, un vétéran de la guerre du Mexique, et deux anciens officiers de l’armée fédérale. Chez les amis de McEnery et les membres de la Ligue blanche, le bilan était plus lourd pour les morts : vingt et un, mais plus léger pour les blessés : dix-neuf{78}.
Quand le lieutenant-gouverneur de McEnery annonça à la fin de l’après-midi que Kellogg et son gouvernement étaient démis de leurs fonctions, sauf le trésorier de l’État, M. Dubuclet, considéré par beaucoup de citoyens comme un homme honnête, la foule applaudit et Charles s’en fut porter la nouvelle à Liponne, afin de se montrer sans une égratignure.
« Et votre mère ? fit la jeune femme, qu’en avez-vous fait ?
— Elle a dû suivre les événements de la rue du Canal, tranquillement accoudée au balcon de sa marchande de corsets… À l’heure qu’il est, peut-être est-elle en train de sabler le champagne… »
La victoire, en fait, était loin d’être complète et définitive. La nuit n’était pas tombée que le détachement de l’armée fédérale commandé par le colonel Brooke arrivait à La Nouvelle-Orléans. Ogden et Brooke, à l’issue d’un entretien assez long, faisaient savoir qu’ils resteraient l’un et l’autre sur leurs positions jusqu’à ce qu’arrivent des consignes de Washington où l’on ne devait plus ignorer l’ampleur du mouvement d’opposition à Kellogg. Les troupes de Fred Ogden s’étant emparées des armes du Mississippi, certains excités de la Ligue blanche ne souhaitaient que s’en servir. Charles, qui avait exigé qu’aucun ami de Kellogg, noir ou blanc, ne soit molesté, espérait que l’administration abhorrée, cessant d’être soutenue par Grant, s’en irait sans autre violence.
Charles et ses amis politiques avaient sous-estimé l’obstination de Kellogg et accordé au président Ulysses Grant une capacité de jugement qu’il n’avait pas. Si, le 16 septembre, les hommes d’Ogden furent autorisés à défiler en ville, si, le même jour, le général Emory, de l’armée fédérale, envoyé avec trois navires de l’Union, rencontra McEnery enfin arrivé à La Nouvelle-Orléans, ce fut pour laisser au temps le soin de calmer les esprits et aux troupes fédérales celui de prendre position aux points stratégiques.
McEnery fit rendre aux fédéraux les bâtiments occupés par ses troupes et le général Emory refusa d’accéder au désir de Kellogg, qui comptait sur l’armée des États-Unis pour lui rendre ses prérogatives de gouverneur. Tous ces jeux diplomatiques, les membres de la Ligue blanche le comprirent plus tard, n’étaient orchestrés que pour endormir leur méfiance et les frustrer de leur victoire. Le 18 septembre, l’ordre arrivait de Washington de remettre en place Kellogg et son gouvernement et de leur rendre, suivant la propre expression du secrétaire d’État, « les rênes du pouvoir ».
Le retour des radicaux s’effectua sans incident et le gouverneur McEnery, dont la modération suscita le respect des fédéraux, put rappeler plus tard que, pendant les quarante-huit heures au cours desquelles il avait occupé la Maison d’État, la seule proclamation qu’il ait lancée était pour inviter les citoyens à respecter les Noirs, les propriétés fédérales et « à ne pas faire injure aux hommes du parti tombé ».
Les radicaux, sachant bien qu’ils ne pourraient conserver le pouvoir « qu’à l’abri des baïonnettes fédérales », récupérèrent leurs fauteuils et leurs sinécures sans exulter. Certains fonctionnaires, qui, pendant qu’on se battait rue du Canal, assistaient, à quelques miles de Jackson Square, à des courses de bateaux sur le fleuve, sentirent bien le mépris de leurs subordonnés et quand on arrêta le radical Newton, auteur de plusieurs meurtres, dont celui, le 14 septembre, d’un citoyen français nommé Bourdonnaux, il ne se trouva personne pour le défendre.
En retrouvant Liponne, Charles entendit quelques vérités ironiquement assenées.
« Les voilà bien, ces vaillants héros de la Ligue blanche. Ils coursent les nègres, mais que de vrais soldats débarquent et aussitôt ils se calment, rendent ce qu’ils ont pris et s’apprêtent à supporter à nouveau l’affreux Kellogg et ses amis.
— Vous nous reprocheriez en somme de ne pas nous être fait tuer inutilement ?
— Jamais de la vie, Charles ! Vous savez combien je fus inquiète au cours de ces émeutes… et combien je suis heureuse de vous retrouver sain et sauf. Mais les morts de ce jour-là, et il y en eut beaucoup plus que vous dites, n’ont rien apporté à la Louisiane qu’un peu plus de sévérité de la part des fédéraux et peut-être, à brève échéance, des soulèvements de nègres organisés par les radicaux pour se venger de leur défaite.
— Nous gagnerons les prochaines élections, affirma Charles, et cette fois M. Grant et son administration corrompue devront s’incliner. Le mouvement du 14 septembre, Liponne, a été organisé par l’élite de la population. Notre espoir paraît aujourd’hui avoir été trompé, mais nous avons remporté une victoire devant l’opinion publique. La lumière est désormais faite pour le pays tout entier sur le régime odieux imposé au Sud et l’attitude de Grant, dans cette affaire, coûtera un jour aux républicains la majorité au Congrès, croyez-moi. Non ! Liponne, ces morts ne sont pas inutiles… Le 4 novembre, ils amèneront aux urnes des milliers de républicains modérés qui voteront avec nous par esprit de justice. Kellogg et les carpetbaggers ont perdu… »
Mme de Vigors regarda son mari avec cette tendresse qui se plie à toutes les indulgences.
« Comme vous parlez bien, Charles, et comme je vous aime… Je suis certaine que vous serez un jour sénateur et que tout le monde lira vos discours dans le journal. Pour l’amour du Ciel, faites attention à vous, car ce sera difficile et peut-être dangereux. »
Charles passa son bras autour des épaules de sa femme et l’entraîna vers la salle à manger au seuil de laquelle le sourire édenté de « Seco », la vieille cuisinière, promettait quelque gombo d’écrevisses suavement mitonné.
« Il me faudra, dit-il, votre confiance et de la persévérance, mais nous y parviendrons.
— Lâche pas la patate ! » lança Liponne, se souvenant qu’elle était acadienne.