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IL ne faisait aucun doute pour les gens éclairés, comme Clarence Dandrige, Charles de Vigors ou Edward Barthew, que la situation en Louisiane se détériorait de mois en mois. Le gouvernement d’État mis en place par Madison Wells, après les élections de 1864, auxquelles avaient participé douze mille électeurs, ayant fait plus ou moins sincèrement acte d’allégeance à l’Union, ne pouvait satisfaire les républicains radicaux, ni conduire convenablement les affaires. Les radicaux, les unionistes, les affranchis, les gens venus du Nord, aventuriers ou idéalistes, voyaient sans plaisir les ex-Confédérés relever la tête, s’emparer peu à peu de tous les leviers de l’administration et préparer, parfois ouvertement, de nouveaux codes noirs, afin de reprendre en main leurs anciens esclaves. Le fait que le très sélect et très conservateur Boston Club ait pu réouvrir dans un immeuble situé à l’angle des rues Royale et de la Douane était un signe qui ne trompait pas. Quand les deux chambres du Congrès eurent voté, le 16 juin 1866, malgré le veto du président Johnson, ce fameux XIVe amendement à la Constitution des États-Unis redouté par les Sudistes, et qui donnait aux Noirs une pleine citoyenneté en déniant à tous les États la possibilité de priver du droit de vote tout « mâle de plus de vingt et un ans », les radicaux louisianais et leurs supporters exigèrent la convocation d’une convention capable de doter l’État d’une nouvelle Constitution. Celle-ci se révélait d’ailleurs indispensable puisque le Congrès des États-Unis avait invalidé la Constitution de 1864, acceptée par le général Banks, et refusait aux élus de la Louisiane la permission de siéger à Washington. Il était regrettable, en effet, comme l’avait remarqué le président Johnson, que dix États du Sud soient encore sans voix au Congrès, puisque cinquante sièges restaient vacants à la Chambre des représentants et vingt au Sénat.
Une émeute survenue après un meeting électoral à l’hôtel Saint-Charles, le 10 juillet 1866 à La Nouvelle-Orléans, fit prendre conscience aux plus indifférents de la gravité de la situation. Cet après-midi-là, trente-huit personnes – des Noirs pour la plupart – furent tuées et cent quarante-sept blessées. Les témoins soutinrent que l’intervention tardive des troupes fédérales, envoyées pour soutenir une police débordée, avait laissé le temps aux carpetbaggers et aux scallawags, qui orchestraient la manifestation, de régler quelques comptes. Cet affrontement spectaculaire n’était pas le premier. Dans tout le pays, la tension montait et l’on ne comptait plus les incidents qui mettaient aux prises Blancs et Noirs. À Iberia, des soldats noirs ivres avaient tiré sur des passants blancs. Une grève dans une plantation de Natchitoches avait dégénéré et, des affranchis « en état d’insurrection » refusant d’entendre raison, la police était intervenue. Cette bagarre avait fait un mort et des blessés, tous noirs évidemment.
À Algiers, sur la rive droite du Mississippi, en face de La Nouvelle-Orléans, des Noirs constitués en milice tout à fait irrégulière pillaient les plantations et molestaient les gens. À Bâton Rouge, les Blancs n’osaient plus sortir la nuit depuis que les agressions se multipliaient. Dans les paroisses de Caddo, de Tensas, ou à Shreveport, les journaux locaux faisaient état chaque jour de meurtres, de vols et parfois de viols perpétrés par d’anciens esclaves. Une statistique indiquait, à la fin de l’été 1866, que soixante-dix Noirs avaient été tués par des Blancs en état de légitime défense et que deux cent soixante-dix agressions avaient été commises par des Noirs contre des Blancs ou les biens de ceux-ci.
Les citoyens, estimant les autorités trop indulgentes et incapables, avaient de plus en plus tendance à faire justice eux-mêmes. C’est ainsi que huit voleurs, arrêtés dans la paroisse de Caldwell, avaient été interceptés par des inconnus sur le chemin du tribunal où ils devaient être jugés. Les « justiciers », soupçonnés d’appartenir à la Black Horse Cavalry, avaient tué sur place deux des accusés avant d’emmener les autres que personne n’avait plus revus ! Les policiers de l’escorte s’étaient prudemment abstenus de toute intervention.
Tous ces événements, quand les élections législatives de 1866 donnèrent la victoire aux radicaux, incitèrent le Congrès des États-Unis à se convoquer lui-même en session extraordinaire au mois de mars 1867, ce qui constituait une nouvelle usurpation des droits du président.
Dès le 2 mars, les élus fédéraux adoptèrent le premier acte législatif pour la Reconstruction du Sud malgré le veto présidentiel. Le Congrès établit ainsi la loi martiale dans dix États sudistes qui n’avaient pas, comme le Tennessee, ratifié le XIVe amendement. Ces États, répartis en cinq districts militaires, furent aussitôt placés sous l’autorité de généraux de l’armée des États-Unis, véritables proconsuls détenant tous les pouvoirs civils, judiciaires et de police, et chargés de réunir des conventions, afin de faire adopter de nouvelles Constitutions garantissant le droit de vote aux Noirs. Les États ex-rebelles, qui d’après Charles Sumner « avaient cessé d’exister en faisant sécession », devaient être rabaissés au rang de « territoires », c’est-à-dire placés sous la tutelle du Congrès tant que leurs gouvernements, où ne devrait figurer aucun ancien responsable confédéré, n’auraient pas ratifié le XIVe amendement.
On avait bien compris, à Bagatelle comme ailleurs, que le retour au pouvoir de l’aristocratie de plantation ou des riches créoles citadins était compromis.
Quand on sut que le général Philip Sheridan, qui commandait l’une des divisions de Mac Cook, à Appomatox, était nommé avec les pleins pouvoirs en Louisiane, la consternation s’étendit sur les rives du Mississippi. On redoutait avant qu’il ne parût ce petit homme au teint bilieux, moustachu et si coléreux, que ses camarades de West Point l’avaient tenu pendant un an à l’écart de leurs réceptions. Ayant commencé la guerre avec les galons de capitaine, il s’était retrouvé major-général à trente-deux ans. Seule une réputation de cavalier émérite aurait pu le faire supporter par les Sudistes si les officiers confédérés n’avaient pas rappelé la terreur que Sheridan avait répandue en octobre 1863 dans la vallée de la Shenandoah où ses hommes avaient systématiquement détruit tout ce qui pouvait servir au ravitaillement des Confédérés : les voies de chemin de fer, les ponts, les moulins, les stocks de paille. Le général avait réussi du même coup à affamer une population de femmes et d’enfants, et l’on s’en souvenait.
En apprenant de la bouche de Charles de Vigors, à son retour d’un voyage à La Nouvelle-Orléans, les menaces proférées par Sheridan qui paraissait décidé à appliquer sans nuance les diktats du Congrès, Tampleton frémit d’indignation et le jeune docteur Finks, lui-même, dit son étonnement de voir les Nordistes en venir à de pareils procédés.
« Je me souviens des paroles de Lincoln, dit-il, prononcées le 11 avril 1865, trois jours avant sa mort. Le président disait : « Nous sommes d’accord sur ce point que les États séparés ne se trouvent pas dans une situation normale vis-à-vis de l’Union et le but du gouvernement est de les placer dans une situation régulière », et il ajoutait, en considérant ce qu’était le premier gouvernement élu de la Louisiane que l’on vient de balayer d’un revers de main pour rendre toute autorité à l’armée : « Admettons que le gouvernement de la Louisiane ne soit qu’un œuf : ne vaut-il pas mieux le couver que de le briser ! »
— C’est tout de même un comble que nous en venions à regretter Lincoln, dit Virginie avec amertume.
— Nous n’avons pas fini de le regretter, mon amie », répondit Tampleton.
Au milieu de toutes ces préoccupations, les nouvelles du « monde extérieur », comme disait Castel-Brajac, ne distrayaient pas longtemps les gens de Bagatelle. Que 1 500 maisons aient été détruites à Portland par un incendie, que la « National Labour Union », groupant 60 000 ouvriers dans treize États, ait obtenu à Baltimore la journée de huit heures, que le Nebraska soit admis dans l’Union comme trente-septième État, que le gouvernement fédéral ait acheté pour 7 200 000 dollars l’Alaska aux Russes, que les cordonniers du Milwaukee et du Wisconsin aient décidé de se grouper dans un « Ordre des Chevaliers de Saint-Crépin » pour défendre leur profession face aux industriels de la chaussure, et même que le Evening Star allant de New York à La Nouvelle-Orléans ait sombré avec des émigrants à bord, ne donnait pas lieu à longs commentaires.
Bien plus importante paraissait l’information suivant laquelle Sheridan, comme tous les commandants militaires envoyés dans le Sud, serait qualifié pour décider ou non de l’éligibilité des candidats.
« Charles, tu dois te présenter ! lança brusquement Virginie.
— Voyons ! mère, y songez-vous sérieusement ?
— Tu feras un excellent candidat… On ne pourra pas dire que tu as porté les armes contre l’Union.
— C’est peut-être un peu prématuré, intervint Dandrige. Charles doit d’abord se faire une bonne position professionnelle. Laissons passer cette législature, Virginie.
— Je te verrais bien sénateur, ironisa Castel-Brajac, et qui sait… ministre ! »
La position de Charles à laquelle Dandrige faisait allusion s’améliorait de mois en mois. Ayant appris sans difficulté de Barthew, avec qui il s’était associé, les rares particularités du droit louisianais calqué sur le code Napoléon, le jeune avocat traitait maintenant des dossiers importants et allait souvent plaider devant les hautes juridictions de l’État à La Nouvelle-Orléans. Les frères Mertaux, qui souhaitaient se retirer, avaient vu avec plaisir débarquer ce juriste plein d’allant, posé, travailleur, raisonnablement ambitieux, dont ils connaissaient la famille. Quand Charles de Vigors réussit à obtenir de la cour une indemnité de 3 306 dollars pour le propriétaire d’une plantation de Saint-Bernard, dont la demeure avait été endommagée et les récoltes compromises par une brigade de cavalerie du 13e Indiana commandé par le colonel Pepper, les frères Mertaux ne cachèrent pas leur admiration.
« On peut dire que vous êtes un as…
— … et un maître, monsieur !
— Tirer de l’argent des Fédéraux, c’est un exploit, dit Alexandre…
— … qui mérite compliments… et honoraires ! » compléta Louis.
Tandis que la gêne s’aggravait à Bagatelle du fait des mauvaises récoltes, de la défection de la main-d’œuvre et des inondations, Charles, sans nager dans l’opulence, commençait à vivre plus largement. Quand Castel-Brajac eut vendu son miel – ce qui lui laissa net, la deuxième année, près de 1 000 dollars – les deux amis décidèrent un séjour à La Nouvelle-Orléans et emmenèrent Virginie. Celle-ci y prit davantage plaisir que lors de son voyage avec Tampleton.
Au cours de l’été 1866, le choléra avait fait vingt-sept morts en une seule journée et dès l’arrivée des radicaux au pouvoir les prix avaient monté jusqu’à faire tripler les loyers des boutiques. Mais Virginie, entre « ses deux Parisiens », goûta, l’hiver suivant, un moment de la saison en assistant à la création de Faust et à de nombreux concerts.
Cependant, elle se lassait plus vite qu’autrefois d’une ville qui ne cessait de croître. Dans le quartier des jardins, où se cachaient derrière de beaux arbres et des barrières ouvragées les vieilles demeures des créoles ayant depuis longtemps passé la rue du Canal pour émigrer dans la zone résidentielle, dite encore « des Américains », on créait sans cesse de nouveaux lotissements entre des rues tracées au cordeau et se coupant à angle droit.
« C’est là qu’un jour je me ferai construire une belle maison, disait Charles ; vous viendrez y passer l’hiver, mère !
— Quelques jours peut-être, je ne dis pas non, mais vois-tu, Charles, la foule me donne le vertige et j’ai l’impression ici de manquer d’air et d’espace. Tu as une vieille maman maintenant et loin de Bagatelle je ne saurais vivre longtemps », minauda Virginie.
Mme de Vigors n’osait pas dire à son fils que l’absence de Dandrige lui était douloureuse. Quand on atteint l’âge où les années vous paraissent plus inéluctablement comptées, quand on franchit l’équinoxe d’automne, quand on conçoit d’une façon tangible que « les régions enchantées de la jeunesse » sont loin derrière soi, chaque minute hors de la présence de l’être aimé est une perte sensible. Sous les bandeaux sages de ses cheveux blancs, Virginie s’examinait avec beaucoup de lucidité. « Surtout, se disait-elle, ne pas ressembler à ces femmes que je voyais chez ma tante Drouin, prêtes à tout pour se donner l’illusion de freiner la déchéance de leur corps. Je dois simplement être une autre femme. Ne pas repousser son âge, c’est le dominer. »
Depuis quelques semaines, elle ajoutait à l’eau de rinçage de ses shampooings une de ces boules de bleu que les lingères jetaient dans leur lessive pour faire les chemises plus blanches. C’était une recette de Nadia Redburn. Du coup, la masse argentée de son chignon prenait des reflets d’azur qu’on remarquait sous les lumières et cela mettait en valeur l’ovale d’un visage à peine marqué de rides. Le cou serré par un ruban de velours noir orné d’un camée et qui tendait la peau, une pâleur étudiée pour agrandir le regard et aviver le rose des lèvres, une écharpe de Chantilly, mousseuse et fluide comme un brouillard, conféraient à Mme de Vigors une séduction purement esthétique, certes, mais indéniable.
« Comme elle a dû être belle !… dit un soir une voix de jeune fille dans le promenoir de l’Opéra, et comme je voudrais lui ressembler quand je serai vieille ! »
Virginie, nullement peinée, mais agacée, se retourna pour jeter derrière son éventail un regard à cette demoiselle qui parlait trop haut. Elle vit une gentille boulotte, trottinant sur de courtes jambes, les bras poilus comme l’échine d’un fox-terrier. Elle sourit et ne put se retenir de lancer :
« La beauté ne vient pas avec l’âge, mademoiselle, et permettez-moi de vous dire qu’ayant mal commencé vous finirez sans doute encore plus mal !…
— Vous ne serez pas là pour le constater, madame ! » fit l’effrontée, qui avait aussi de la couperose aux pommettes.
Cette réplique atteignit Virginie comme un coup de fouet, et quand Charles revint du fumoir, prodigieusement élégant dans un habit qui sentait la coupe parisienne à vingt pas, il regarda attentivement sa mère, inquiet de lui voir un visage bouleversé.
« N’êtes-vous pas souffrante ?
— Non, Charles, mais je pense qu’un jour, bientôt, demain peut-être, tout cela continuera sans moi ! »
Elle désigna la scène, la salle, la foule murmurante de l’entracte et là-bas, près du buffet, la jeune dinde insolente qui s’empiffrait de fruits confits.
« Voyons, mère, quelle idée absurde, votre vie sera longue, très longue et très heureuse, j’en réponds. Nous viendrons ici l’hiver prochain et chaque hiver si vous voulez… »
Elle sourit, prit le bras de son fils dans sa main gantée…
« Un hiver aussi viendra, Charles, où tu seras là avec près de toi une autre femme, heureuse, ardente, belle, et tu te souviendras de cet hiver 66 où tout allait si mal dans le pays, tandis que nous applaudissions à la folie de Faust troquant son éternité pour un moment de jeunesse !
— Je me souviendrai », dit Charles avec tendresse, et tout à fait bêtement comme le font les gens de vingt-cinq ans qui ne savent pas que promettre la fidélité du souvenir à ceux que le profil de leur mort importune, c’est les rejeter doucement de l’avenir des vivants !
La musique annonçant le deuxième acte vint à propos interrompre cette conversation.
Il arrivait souvent que Charles se rende seul à La Nouvelle-Orléans. Pour éviter les frais d’hôtel, qu’il comptait néanmoins à ses clients, l’avocat avait pris l’habitude de descendre chez les Pritchard. La table était bonne, la conversation intéressante et l’on rencontrait chez cet industriel revenu des plantations et tristement privé de ses fils, des gens aisés, hommes d’affaires ou hauts fonctionnaires qui pourraient un jour ou l’autre avoir recours à un juriste compétent et dynamique. Et puis il y avait la belle Gloria Pritchard, jeune, capiteuse, aimable, paresseuse et nonchalante, véritable Louisianaise issue de cette heureuse miscegenation locale qui fait les créoles plus femmes que toutes les autres femmes.
Quand Charles séjournait à La Nouvelle-Orléans, il devenait le cavalier attitré de Gloria, toujours prête à l’accompagner au concert, au théâtre ou à un dîner en ville. M. et Mme Pritchard voyaient ces relations d’un assez bon œil. Charles passait pour un parti enviable et dans les milieux d’affaires on promettait au jeune avocat un avenir brillant.
Discrètement, Mme Pritchard avait sondé sa fille.
« Il ne m’a rien demandé, dit Gloria tout uniment, et, tu sais, je ne suis pas pressée de me marier.
— Mais enfin, il ne t’est pas indifférent, ma chérie, et il se montre gentil avec toi ?…
— Oui, il m’embrasse souvent, confessa Gloria d’un ton détaché, mais tu sais, avec les garçons, ça ne veut rien dire !
— Comment, il t’embrasse souvent… et ça ne veut rien dire… ? Quand ton père m’a embrassée… nous étions déjà fiancés !
— Mais, maman, c’était avant la guerre, maintenant tout a changé, les garçons ne s’engagent plus à la légère… et puis Charles a peut-être laissé en France une jeune fille qu’il aime. Il m’a parlé d’une certaine Gratianne et aussi d’une jeune fille rencontrée sur le bateau qui est suisse et riche.
— Ça alors !… D’abord, Gratianne, c’est sa demi-sœur ; quant aux flirts de croisière, ça s’oublie arrivé au port… Mais je ne vois pas pourquoi tu te laisses embrasser…
— Parce que ça me fait plaisir, maman !
— Tu devras t’en confesser !
— Eh bien, je m’en confesserai… Le gros péché que voilà ! »
Castel-Brajac, qui venait lui aussi, de temps en temps, chez les Pritchard, mais s’intéressait davantage à la cuisinière, dont il notait avec soin les recettes, avait bien remarqué les attitudes de Gloria et de son ami.
« Alors, coquin, tu cultives ton jardin Orléanais ? Elle est gentille et pas contrariante, cette petite… Tu as renoncé à attendre la Suissesse, ou s’est-elle noyée pour de bon ?
— Ah ! mon pauvre vieux, Marie-Gabrielle m’a envoyé une lettre bouleversante… Son père est tombé paralysé à Chicago… Le caillot dans le cerveau, quoi ! Gâteux et impotent, voilà comment est le plus grand banquier de la Confédération helvétique !
— Pourrait justement avoir besoin d’un gendre, non ?… Et le consentement serait facile à obtenir ! »
Sans aucune charité, le Gascon mima le banquier paraplégique et balbutia : « Je vous donne ma fille… avec ma banque en prime…
— Tu es idiot. Marie-Gabrielle a repris le bateau avec son père et sa tante, nous ne la verrons pas de sitôt… Elle me dit qu’elle a fait le vœu de se consacrer à l’infirme jusqu’à sa mort.
— Tu sais que des êtres dans cet état peuvent durer des siècles, mon vieux.
— Eh ! dit Charles, que veux-tu que j’y fasse ! On ne peut pas le tuer, non ?
— J’ai l’impression que tu prends la chose assez allègrement. Faut-il voir là une compensation qui s’appelle Gloria ?
— En effet, si tu savais que cette petite, qui a l’air comme ça tout engourdie, tout irrésolue, tout… stagnante, est en réalité une ardente ! Elle est capable de s’enflammer comme une allumette et de flamber comme une torche… Je dois la calmer, mon vieux, l’apaiser, modérer ses ardeurs… Elle serait capable de me violer.
— M’um, m’um, que ça doit être bon, ça !
— Oui, mais je vois, après le viol, la maman Pritchard avec un contrat de mariage sous le bras et… crac ! l’archevêque qui s’avance sur les pas du notaire !… Et puis tu n’as peut-être pas remarqué que Gloria est la seule de sa famille à avoir une peau… aussi… aussi peu laiteuse !
— Mate, quoi, dis-le… C’est ce qui la rend encore plus belle.
— As-tu vu aussi les ailes de son joli nez ? C’est la seule aussi qui soit née à Cuba et ma mère m’a dit que la gentille Mme Pritchard, pendant que son mari comptait les cannes à sucre, faisait de l’ethnologie appliquée !
— Ainsi, Gloria ne serait pas… blanc-bleu, comme disent les diamantaires… Qu’est-ce que ça peut faire ? Je te trouve bêtement misogyne pour des raisons raciales, toi, un esprit formé par les encyclopédistes !
— Pas misogyne, « misogame » seulement, mon vieux », conclut Charles.
Castel-Brajac savait aussi que le beau Charles, encore plus séduisant depuis qu’il avait perdu un peu d’embonpoint, gagné un teint hâlé au grand soleil et nettement amélioré sa musculature en chassant dans les bayous et en galopant sur les chemins, avait d’autres fers au feu. Clara Redburn, petite et nerveuse, sèche et sombre comme un pruneau, ne manquait jamais une occasion de venir le relancer à Bagatelle. Nancy Tampleton, la plus jeune des filles de Percy, une blonde au teint de magnolia, à la poitrine déjà molle, mais au regard tendre et soumis, se consumait pour l’avocat, affirmait Mme de Vigors. Tout cela faisait beaucoup de demoiselles avec qui Charles se montrait également aimable, prévenant, charmeur, n’oubliant pas une fête, pas un anniversaire, distribuant des flacons de Guerlain à profusion : eau de toilette, lavande musquée, eau des Alpes et même, parfois, « baume essentiel de violette » à quinze dollars l’once.
Tout autre homme se comportant ainsi eût été qualifié de coureur de jupons par les mères de famille inquiètes. Charles, grâce à son sourire épanoui, son visage ouvert, sa gaieté franche et sa prodigieuse adresse à mener de front une demi-douzaine d’intrigues avec une sincérité démultipliée, était la coqueluche des familles.
« Ce qui fait ta force, finalement, c’est que tu ne te sens jamais engagé et que partout où un autre se montrerait hypocrite pour convaincre, toi, tu domines par ta désinvolture, lui dit un jour Gustave.
— Ce n’est pas calculé, crois-moi, fit Charles. Je ne promets jamais rien et je minimise toujours l’importance des choses. Le flirt, c’est tout de même pas tragique, non ?
— Parce que ce n’est pas l’amour, dit doucement Castel-Brajac… Mais tu peux causer des dégâts.
— Chez moi, les dégâts sont faits, reprit gravement Charles, tu es le seul au monde à le savoir et personne plus que moi peut-être ne perçoit le tragique du véritable amour !
— Toujours Gratianne…, hein ?
— Toujours !…
— Je me demande tout de même si tu n’es pas comme ces gens qui, ayant choisi une religion, s’y tiennent encore alors qu’ils ont perdu la foi, par commodité, par orgueil ou par besoin d’une mystique refuge !
— Je n’ai pas perdu la foi, Gustave, et je ne crois pas être le seul dans ce cas. Il y a près de nous des êtres qui vivent, je commence à le deviner, un amour pathétique.
— Tu veux parler de Dandrige et de ta mère ?
— Oui, c’est à eux que je pense.
— Alors là, mon vieux, je crois que nous sommes de trop petits garçons pour comprendre. Je pressens très vaguement que nous avons affaire à des sentiments d’une qualité exceptionnelle, à peine humains…, des essences trop volatiles pour nos gros nez, des constructions d’une telle subtilité qu’on les abîmerait rien qu’en essayant de les poser sur des mots ! Quelque chose comme le soleil ou une épée chauffée à blanc qu’on ne peut pas regarder sans y perdre la vue. »
L’occasion avait été donnée à Castel-Brajac de voir ensemble dans une manifestation publique ces deux « êtres accordés » hors du cadre familier de Bagatelle. Pour répondre à l’invitation du capitaine de frégate Bastard, commandant de la corvette à vapeur La Mégère, Virginie avait convaincu Clarence Dandrige de l’accompagner à La Nouvelle-Orléans et le Gascon s’était joint à eux. À bord du navire de guerre de la marine impériale, le commandant Bastard fit les honneurs à ceux qu’il avait aimablement conviés à assister à une soirée théâtrale donnée par l’équipage.
Le compte rendu enthousiaste que publia, le 23 mai 1866, un journaliste du Sanet Thoemas Tidende prouva qu’on ne s’était pas ennuyé : La salle est le pont du navire, écrivit le reporter. La voûte à laquelle pend un lustre formé de sabres, de baguettes à fusil et de pistolets, et les murailles sont voilées avec des drapeaux ornés de branches de verdure. Le rideau est un vrai rideau très artistiquement brossé qui s’entrouvre pour laisser passer la figure narquoise et rieuse d’un matelot.
Dans la lumière déclinante du soir sur le Mississippi, sous un ciel d’un bleu dense irradié comme un dôme par les couleurs frisantes et exténuées du couchant, Dandrige en costume blanc, Virginie en noir, ne portant pour tous bijoux qu’un double rang de perles, apparurent à tous les assistants comme le modèle du couple aristocratique du Vieux Sud. Après avoir applaudi trois pièces : La Rue de la lune, Edgard et sa bonne et Un tigre du Bengale, jouées par les marins qui assurèrent les rôles féminins avec « entrain et naturel », observa le chroniqueur, les invités du commandant Bastard apprécièrent des rafraîchissements variés. Castel-Brajac, tout en devisant avec des officiers sur la plage arrière, observa longtemps Clarence et Mme de Vigors très entourés, parfaitement à l’aise. « Ils ressemblent à deux jeunes époux recevant au soir de leur mariage », pensa-t-il. Quand les canots de La Mégère ramenèrent au quai du Roi les invités du commandant Bastard, Gustave, qui avait entrepris une dame créole dont le mari, ayant fait grand honneur au buffet, somnolait, vit Dandrige et sa compagne s’éclipser discrètement.
Dans le hall du Saint-Charles, où il les retrouva pour un souper léger, ils lui parurent gais et sereins.
« Pardonnez-nous de vous avoir abandonné lors du débarquement, mon cher Gustave, dit Virginie, mais M. Dandrige et moi faisions un pèlerinage sur le quai. Savez-vous qu’il y a aujourd’hui exactement trente-six ans que j’ai retrouvé la Louisiane… et que M. Dandrige, envoyé à ma rencontre par mon parrain, m’a accueillie ! J’ai la curieuse sensation d’avoir depuis ce temps-là vécu plusieurs vies sans pour autant me sentir sage et expérimentée !
— La jeunesse du cœur, madame, est une grâce qui vous fait voir le monde toujours neuf et chargé d’espérances », répliqua Gustave.
Clarence Dandrige, qui venait de choisir un cigare dans le coffret présenté par le maître d’hôtel, approcha le havane long et mince de son oreille, le serrant juste assez pour faire crisser les feuilles de tabac entre le pouce et le bout de l’index, afin d’en évaluer l’exact degré de fraîcheur. Avant de se tourner vers le domestique prêt à allumer à la flamme d’une chandelle rose le bâtonnet de cèdre qui porterait le feu à la pointe du cigare, il se tourna vers Castel-Brajac :
« Seuls se retrouvent catalogués au moment du bilan solitaire, mon cher Gustave, les moments heureux ou pénibles de nos vies. La mémoire industrieuse les a enfilés comme les perles d’un collier. Il y a des perles blanches et des perles noires…
— Je ne veux porter, voyez-vous, que des perles blanches… », fit Virginie en mettant la main à son cou…