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LES débordements du Mississippi, au cours du printemps de 1866, ne dérangèrent pas que les vivants. Les morts eux-mêmes ne furent pas épargnés, et l’on vit dans certains cimetières, proches des rives du fleuve, des tombes inondées, des caveaux crevés et des cercueils disjoints livrant des ossements aux flaques.
Grâce aux travaux et à la surveillance constante des levées ordonnés par Clarence Dandrige, le domaine de Bagatelle, où l’on venait de confier à la terre gorgée d’eau les graines de cotonniers, semblait à l’abri de l’inondation. Mais à Sainte-Marie, où le bras de Fausse-Rivière avait grossi démesurément, quand le Père des Eaux, s’efforçant de réoccuper son ancien lit, avait franchi les vieilles digues qui fermaient le lac artificiel, on voyait l’eau dans les rues et les sépultures étaient menacées.
Craignant que le tombeau des Damvilliers, monument imposant proche de l’entrée du cimetière, ne soit abîmé, Mme de Vigors avait demandé à l’intendant d’y faire une visite.
En passant le portail du champ de repos, Clarence sut tout de suite que le monument ne courait aucun danger. Il s’en approcha néanmoins en pataugeant dans la boue pour voir s’il n’était pas nécessaire de jointoyer en quelque endroit la maçonnerie. C’est alors qu’il aperçut, suspendu à l’un des pitons qui, aux jours de funérailles, servaient à maintenir les couronnes sur la face verticale du tombeau, un bouquet de fleurs fraîchement cueillies, serrées par un ruban blanc sur lequel il lut, tracé à l’encre : À Pierre-Adrien, mon maître et mon ami. Intrigué, Dandrige se mit à la recherche du fossoyeur, qui avait fort à faire pour prévenir les dégâts de l’inondation.
« Sais-tu qui a déposé ce bouquet ? »
Le Noir, son bonnet à la main, ne se fit guère prier pour répondre :
« Ce matin, bonne heure, une belle négresse est venue qu’elle a croché ces fleurs-là, m’sieur. Elle m’a parlé pour savoir comment étaient les gens de Bagatelle. J’ai répondu que c’était tout mort, qui restait plus que Mme Maîtresse et son garçon Vigors, mais que la grande maison tenait toujours debout. »
L’intendant s’éloigna, perplexe, passant mentalement en revue celles des anciennes nourrices, domestiques ou esclaves qui auraient pu connaître et aimer assez Pierre-Adrien pour accomplir ce geste pieux et inattendu. Peut-être aurait-il la réponse en rentrant à Bagatelle…, à moins que la demoiselle au bouquet ne soit cette Ivy que le second fils de Virginie avait quittée peu avant de tomber dans la mare où il s’était noyé une nuit de l’automne 1850{54}.
Jamais, après ce qui s’était passé cette nuit-là, elle n’oserait affronter le regard de Mme de Vigors. Une inspiration subite poussa l’intendant à entrer chez le docteur Murphy, que l’on savait souffrant.
« Nous avons de la visite, Dandrige, cria le médecin. Entrez vite, c’est une surprise ! »
Avant même qu’il ait eu le temps d’ôter son chapeau, l’intendant vit deux bras noirs et lisses lui enlacer le cou et reçut sur les joues deux baisers mouillés de larmes.
« Je vous prie de m’excuser, monsieur Dandrige, ça ne se fait pas, bien sûr, mais vous m’avez autrefois, non seulement sauvé la vie, mais apporté la vie et j’attendais le moment de vous le dire depuis si longtemps ! »
L’intendant recula d’un pas pour admirer la belle fille qui venait ainsi de le ramener au jour lointain où il avait confié une esclave, gamine de quatorze ou quinze ans, à Harriet Tubman, dans une clairière des environs de Gallatin, pour la faire passer au Nord par le fameux chemin de fer souterrain des « marrons ».
Depuis plus de quarante ans qu’il côtoyait des Noirs, Clarence Dandrige n’avait jamais vu pareille beauté de cette race. Strictement vêtue d’une robe rose à col et poignets blancs, coiffée d’un petit chapeau de paille orné d’un simple ruban dans le ton de sa robe et non pas d’un parterre de fleurs comme les « dames » noires les aimaient, Ivy, grande et mince, le buste haut et ferme, la taille assez fine pour être encerclée par deux mains masculines, le profil aquilin, la peau mate, l’œil en amande sous l’arc parfait des sourcils, apparaissait telle une Vénus noire, capable de faire tourner la tête à plus d’un aristocrate difficile.
« J’ai plaisir à vous voir, si belle, si épanouie, Ivy…
— Thank you, Mister Dandrige, fit la jeune femme, sacrifiant à la mode yankee qui voulait qu’une dame remercie pour un compliment et cela du même ton qu’elle aurait employé quand on lui passait le sel ou le sucre.
— Vous avez oublié votre français ?
— Oh ! certes non, bien au contraire, fit Ivy qui s’exprimait avec aisance et distinction. J’ai appris le français de France aussi bien que l’anglais pour pouvoir enseigner… C’est d’ailleurs pourquoi je suis ici, pour ouvrir la première école noire de la paroisse.
— Quelle chance auront tes élèves ! Ne pourrais-je pas m’inscrire ? plaisanta Murphy, tutoyant l’institutrice comme autrefois l’esclave de l’hôpital de Bagatelle qui vidait les seaux et lavait les draps.
— Et où se tiendra cette école ?
— De l’autre côté de la rue, près du tribunal. Il faudra que les pères des élèves viennent réparer la case que me donne le Bureau des affranchis, mais on commencera avec ce qu’on aura et le surintendant à l’éducation m’a promis des bancs, des tables, un tableau et de la craie. »
Ivy rayonnait d’optimisme et de joie de vivre. Son enthousiasme plut à Dandrige.
« Je vous souhaite réussite et bonheur, Ivy, et, si je puis vous aider, vous savez où me trouver… Vous aurez sans doute les enfants de Brent et de Rosa parmi vos élèves.
— Brent s’est marié… et il a des enfants ! Mon Dieu, monsieur Dandrige, comme j’ai vieilli à Boston !
— Nous avons encore plus vieilli par ici, Ivy, fit Murphy, et nous sommes un certain nombre qui touchons au bout du chemin…, mais je me demande si vous n’auriez pas été plus heureuse dans le Massachusetts. En Louisiane, ça ne va pas fort pour les… nèg… affranchis !
— C’est moi qui ai voulu venir ici. C’est mon pays, docteur, et quand j’ai vu du bateau les vieux moulins à cannes de Bayou Sara mon cœur a battu très fort. »
Dandrige échangea avec le médecin des regards amusés. Que représentait aujourd’hui la lointaine Afrique de leurs ancêtres pour les Noirs comme Ivy, instruits, appréciant la civilisation des Blancs et décidés à s’y faire une place ? L’étonnement des deux hommes n’avait pas échappé à l’institutrice.
« Oui, je sais, mon pays ce devrait être l’Afrique ! Nous avons été enlevés de force à notre terre, à nos mœurs primitives, à nos parents. Si j’avais eu un grand-père, si je n’avais pas été séparée de mon père et de ma mère par un encanteur de l’hôtel Saint-Louis, j’aurais appris, comme tous les esclaves vivant en famille, la légende du vieux pays africain, où tout était bon, où personne ne voulait de mal à personne, où l’on travaillait juste assez pour subsister. Mais j’ai eu à la fois le chagrin et la chance d’être seule, lancée au milieu des Blancs, et tout ce que je sais, tout ce que je pense, c’est d’eux que je le tiens. Et d’abord de Pierre-Adrien de Damvilliers, qui m’apprit à lire et à écrire. Je sais aujourd’hui que les ancêtres des maîtres blancs n’étaient, eux aussi, que d’anciens sauvages, que certains de ceux-ci avaient été des esclaves à Athènes, à Rome et en Turquie. Nous autres nègres, nous avons seulement un grand retard sur le monde blanc. Mais, maintenant que nous sommes américains et égaux, nous allons apprendre et vous rattraper… »
Ivy avait dit cela d’un ton posé avec foi et chaleur, sans cette agressivité que l’on percevait trop souvent dans les propos des affranchis, quand ils évaluaient leurs chances pour l’avenir.
« Je ne sais pas si les choses iront aussi simplement que cela, Ivy, fit Dandrige, ému par la force sereine qu’il devinait chez l’ancienne esclave.
— Il y aura toujours cette couleur de peau et les siècles d’esclavage, ma petite, dit Murphy. Les nègres d’ici ne veulent plus travailler, ils ont cru que l’émancipation c’était « quarante acres et une mule », comme le leur avaient promis des inconscients. Les anciens esclaves ont trop de reproches à formuler à notre société… et, chez les Blancs, les négrophobes et les négrophiles s’affrontent pour des raisons auxquelles les nègres n’ont parfois rien à voir.
— Le reproche le plus grave que l’on peut faire aux Blancs, qu’aucun nègre n’ose faire à vous les Blancs qui fûtes nos maîtres et le serez encore longtemps, c’est de nous avoir fait détester notre peau noire… Le jour viendra où un nègre pourra voter, faire des études supérieures, traiter des affaires et même devenir riche, mais jamais il ne parviendra à être semblable aux Blancs et toujours ceux-ci l’approcheront d’une façon particulière…, car on peut tout dissimuler aux yeux des autres, sauf la couleur de sa peau !
— La jolie formule suivant laquelle « chacun est noir jusqu’à ce qu’il ait fait la preuve qu’il est blanc » est une boutade de journaliste flagorneur, n’est-ce pas ? fit remarquer Clarence.
— Exactement, monsieur Dandrige ! c’est une de ces phrases qui sonnent comme une cloche et qui, comme une cloche, sont vides… Pour que les Blancs nous acceptent en tant que citoyens égaux, il faut d’abord que nous-mêmes nous nous acceptions en tant que Noirs… égaux aux Blancs…, mais je pense qu’il faudra du temps.
— Soyez patiente, Ivy, vous êtes sur la seule voie possible », dit Dandrige en prenant congé.
En descendant l’escalier, il prit soudain conscience que, pour la première fois de sa vie, il venait de bavarder avec une négresse exactement comme il l’aurait fait avec une fille de planteur. Il en conclut que l’inégalité naturelle des races pouvait être compensée par l’égalité de l’éducation et du savoir… et que, finalement, l’intelligence et la sensibilité n’avaient pas de couleur, comme trop de gens dans le Sud le croyaient encore.
Quelques semaines après le retour inopiné d’Ivy, l’ancienne esclave de Bagatelle, que les Noirs de la paroisse et ses élèves appelaient Miss Ivy Barnett, du nom de sa bienfaitrice quaker de Boston, qui l’avait légalement adoptée, une autre surprise de taille attendait Dandrige un soir où il rentrait harassé de fatigue à la plantation.
En gravissant l’escalier de la galerie, il entendit une voix sonore et voilée comme celle du basson et un gros rire qui ne lui parurent pas inconnus.
Quand il pénétra dans le salon, il vit de dos, faisant face à Virginie et à Charles de Vigors, assis côte à côte sur le canapé, un homme de forte carrure haut et droit, à la tignasse argentée et bouclée. Quand le visiteur se mit debout et se retourna vers Dandrige avec un sourire engageant en forme de question – « Alors, me reconnaissez-vous ? » – l’intendant mit trente secondes à retrouver sous cette chevelure de vieux berger d’Arcadie et à travers l’écran de la peau ridée, sombre comme un cuir de Cordoue, les traits, autrefois mobiles et vulgaires, de l’ordonnance du général de Vigors.
« Mallibert !… lança Clarence en saisissant aux biceps le vieux soldat… On vous croyait mort et enterré… depuis longtemps !
— Plus d’une fois, Dandrige – tout le monde nota que le grognard avait négligé de dire « monsieur », comme si son âge et son aventure le dispensaient maintenant de cette marque de respect – j’ai failli périr par la malignité des hommes ou les caprices des circonstances. Mais me voilà encore solide, malgré mes soixante-cinq ans sonnés ! »
C’était un Mallibert beaucoup plus loquace et sûr de lui qui resurgissait du passé. Un homme à l’aise dans son personnage de voyageur intrépide. Il poursuivit :
« J’ai voulu revenir à Bagatelle pour rapporter à Mme de Vigors, veuve du meilleur homme que j’aie jamais rencontré dans ma vie, que j’aimais comme un père et qui m’a fait connaître le monde, la lettre qu’il rédigea la veille de sa mort…, car il aimait à prendre ses précautions. »
Avant que Dandrige arrive, Virginie avait déjà pris connaissance du dernier message de son mari, cacheté quatre ans plus tôt au Mexique. Il était tendre et banal, bref et chaleureux. Quoi qu’il arrive, Virginie, disait le général, et même si nous ne devions jamais nous revoir, sachez que vous demeurerez dans la forêt de mes souvenirs un arbre à feuilles persistantes… Le général-baron puisait dans une poétique personnelle des comparaisons toujours surprenantes. Il avait été simple, bon, courageux, mais sa veuve en repliant la lettre eut du mal à retrouver dans sa mémoire les traits de son visage. L’enveloppe dans laquelle elle glissa le papier était fripée, maculée de taches, et des brins de tabac brun y restaient incrustés. Elle était passée de poche en poche, de havresac en portefeuille au cours des vagabondages continentaux du maréchal des logis Mallibert.
Sitôt son général enterré, le 6 mai 1862, au flanc de la montagne des Cumbres, près de Puebla où les soldats de Juarez avaient tué plus de cinq cents Français, l’ordonnance s’était repliée avec l’armée sur Orizaba.
Au soir de son retour à Bagatelle, encore vêtu de sa veste de daim à longues franges comme en portaient les aventuriers de la Frontière, Mallibert fit le récit que tout le monde attendait.
« À Orizaba, je compris tout de suite, commença-t-il, que cette conquête du Mexique était mal engagée. Moi qui me serais volontiers fait tuer pour le général de Vigors dont j’avais dû abandonner la dépouille ensevelie sous six pieds de rocaille afin d’éviter que les coyotes ne la dévorent, je me souciais comme d’une guigne de me faire tuer pour Badinguet, dont le règne tourne aujourd’hui à la cabriole !
Comme je n’appartenais pas au corps expéditionnaire, puisque la mission du général de Vigors était particulière, plus espionnage que déploiement de forces, je décidai de prendre congé. Non sans mal, sur un cheval confisqué à un Mexicain auquel j’empruntai aussi son sombrero, ses bottes et ses jambières de cuir, histoire de faciliter aux choucas la dégustation de sa carcasse, j’arrivai à La Vera Cruz. Ayant appris qu’à quelques lieues de là le village de San Rafael était peuplé de colons français qui prudemment restaient en dehors du conflit ouvert par un lointain empereur qu’ils ne connaissaient pas, je m’y rendis.
J’y fus bien accueilli et une veuve toute fraîche m’offrit le gîte, le couvert… et tout ce qu’elle attendait impatiemment de donner à un homme ! Elle m’aurait même offert le mariage si, au lendemain du 14 juillet, que l’on fêtait là-bas avec une ferveur tropicale et néanmoins républicaine, je n’avais vu poindre sous l’aimable maîtresse l’épouse contrôleuse. Ma cuite patriotique lui ayant trop rappelé son défunt mari, je décidai de m’embarquer illico pour Matamoros, dont on affirmait à La Vera Cruz que ça deviendrait promptement un nouvel Eldorado depuis que La Nouvelle-Orléans pâtissait de l’occupation yankee. Et puis je me disais que ce déplacement me rapprocherait de la Louisiane, où vivait la veuve de mon bon maître. Une fois à Matamoros, je traversais le Texas et hop ! j’étais chez vous !
À Matamoros, vraie ville-chantier qui croyait à son destin, j’appris trois choses : premièrement, que les gens enferment dans les mots des illusions que rien ne justifie ; deuxièmement, que les banquiers mexicains sont des filous ; troisièmement, que la Louisiane, moitié confédérée, moitié sous contrôle nordiste, ne valait pas une visite immédiate. Je me joignis donc à un groupe de fougueux coureurs de fortune en partance pour le Nevada où, paraît-il, on ramassait les pépites d’argent comme à Perros-Guirec les coquillages ! Le type qui me décida à sacrifier mes derniers dollars pour payer mon passage avait reçu le matin même une lettre de son frère déjà sur place. Ce dernier affirmait avoir attrapé un tour de reins et assurait son cadet que dorénavant il ne se baisserait plus que pour ramasser des morceaux pesant au moins la livre !
En sept semaines riches en tribulations, lors du passage de l’isthme de Panama, nous fûmes à San Francisco. De là, je me transportai dans les monts Washoes, à Virginia City, ville de mineurs construite à flanc de montagne sur les taupinières creusées par des pauvres types payés quatre dollars par jour et récoltant le minerai d’où leurs employeurs tiraient, paraît-il, de l’argent ! Tous les tenanciers des bars à dix cents ou à un dollar la consommation, les patrons des beuglants comme les filles des saloons, théâtreuses ratées venues sur des chariots avec leur miroir et leur boîte à maquillage, ne pensaient qu’à s’emparer des salaires des uns et des magots des autres, car le chercheur solitaire égaré dans les Comstock venait lui aussi se faire plumer dans cette cité qui se nourrissait de sa propre substance. La fortune souriait aux boutiquiers plus qu’aux ramasseurs d’argent. Quant au frère de mon compagnon de voyage, si doué pour la littérature épistolaire, il surveillait un groupe de portefaix chinois, chargés de livrer aux mines les madriers coupés dans les forêts voisines par des bûcherons indiens au service d’un Juif venu de Denver. Cet aimable affabulateur n’avait jamais vu de sa vie une pépite d’argent, le métal précieux se cachant d’ailleurs au cœur des focs enfouis où il n’était pas question d’aller le chercher à la pointe d’un couteau. Je laissai les deux frères à leurs explications et j’achetai, pour une bouchée de pain, une mine abandonnée dont je restaurai l’entrée, afin d’attirer l’attention des chalands. J’embauchai quatre Chinois dont personne ne voulait, exigeant seulement qu’ils entrent et sortent de la mine à intervalles réguliers en poussant le même wagonnet, histoire de prouver l’intense activité de l’entreprise. Grâce à une putain française, j’entrai aussi en possession d’une flatteuse analyse de minerai révélant une teneur en argent digne de l’Ophir{55}. J’arrangeai le document à mon goût et j’allai mettre ma mine en vente, faisant courir le bruit à Virginia City que, bien nanti et atteint d’une maladie incurable, je ne souhaitais plus qu’aller déposer une fleur sur la tombe de Lola Montés et mourir ! Dans le flot des nouveaux arrivants, prêts à gober tous les hameçons, mon histoire plut beaucoup et je tirai, sur présentation de l’analyse truquée d’un minerai extrait d’une mine où je n’étais pas descendu, la somme étonnante de 10 000 dollars… Une place retenue dans la diligence de la Wells Fargo me permit de quitter les monts Washoes avant que le nouveau propriétaire de la Mallibert Mining Limited ait chargé ses pistolets et allumé son cigare avec un certificat qui, dans son genre, pouvait être considéré comme une œuvre d’art.
— Ce n’était pas très honnête, tout cela, monsieur Mallibert, observa Virginie, et je suis certaine que le général aurait désapprouvé une telle conduite.
— Dans certains cas, madame, la vie de l’honnête homme isolé au milieu des coquins de tout acabit est insupportable. Dans l’Ouest, voyez-vous, les définitions ne sont pas les mêmes que dans la société policée où vous avez toujours vécu. Ainsi est reconnu comme honnête homme, pardonnez-moi l’expression, tout fils de putain qui, une fois acheté, ne se dédit pas !
— Continuez, je vous prie, Mallibert », dit Charles après un regard sur le visage éberlué de sa mère. »
L’ordonnance du général de Vigors reprit son récit :
« Je comptais donc revenir chez vous par la voie de terre. Comme tous les gens qui se bercent d’illusions, je fis un détour par la montagne au Trésor, dans le Colorado, histoire d’essayer de retrouver quelques-uns des lingots d’or qu’y auraient cachés, en 1791, les membres d’une expédition française après la découverte d’un prodigieux filon. Naturellement, je ne trouvai pas plus de trace du trésor que ne le firent les deux détachements envoyés en 1802 par Napoléon, qui ne voulait pas courir le risque de céder la Louisiane aux Américains pour quinze millions de dollars en leur laissant une fortune enterrée. Si le cœur vous en dit, je tiens l’adresse à votre disposition ! »
Citoyen, qui avait regardé Mallibert comme un phénomène et s’efforçait, l’oreille collée à la porte séparant le salon de la salle à manger, de ne rien perdre de ses aventures, sursauta quand retentit la clochette agitée par sa maîtresse, le convoquant pour le service des rafraîchissements.
Ayant ajouté à une forte rasade de bourbon deux cuillerées de glace pilée, le maréchal des logis prit le temps de déguster une gorgée du breuvage avant de poursuivre :
« Je dois maintenant aborder le récit d’un des meilleurs moments de mon existence, et, quoi qu’il m’advienne, je ne regretterai jamais le temps que j’ai passé dans la cité du lac Salé, chez les mormons.
— Ça alors, ne put s’empêcher de dire Castel-Brajac, c’est une expérience passionnante, vous devriez écrire cela.
— Un jour peut-être, répondit négligemment Mallibert avant de vider son verre.
« Il y a bien longtemps que les mormons m’intriguaient, reprit-il. J’avais même eu à une époque une longue discussion à leur sujet avec le général. C’est pourquoi je décidai d’aller voir de près et chez eux ces gens dont les chefs se disaient prophètes et se révélaient capables de constituer en Utah un territoire quasiment autonome. On n’entrait pas dans la cité du lac Salé comme à Virginia City. Les mormons, en conflit avec les autorités fédérales, se montraient méfiants, mais, comme j’avais assez de dollars pour habiter le meilleur hôtel de la ville, on ne fit aucune difficulté pour m’admettre dans la catégorie des gentils, c’est-à-dire des résidents non mormons.
« Bientôt je connus tout de cette ville étonnante, ses rues, ses temples, ses magasins, son théâtre et la fameuse résidence des Lions où vivait le prophète Brigham Young{56} avec son harem de vingt-six épouses. Les autorités fédérales s’étaient prononcées contre la polygamie, mais les Saints des Derniers Jours s’en moquaient. Ils n’ajoutaient foi qu’aux révélations que leur prophète recevait directement de Dieu le Père qui m’a toujours paru être de l’avis de Brigham Young ! Quoique ce barbu pédant et palabreur soit un vieux libidineux qui justifie tous les adultères, un faux-monnayeur, un homme d’affaires retors et même un criminel qui fit tuer par ses Danites, ou Anges Exécuteurs, quantité de gens qui le gênaient, son peuple le vénère, l’admire et lui obéit au doigt et à l’œil.
« Ayant eu une bagarre avec un malotru que je rossai à coups de bâton, je fus remarqué par un dignitaire de l’Église mormone qui voulut me connaître. Ayant appris mon passé militaire, il me proposa le poste de conseiller aux armes si je me convertissais au mormonisme. Baptisé à la manière mormone, je fus le même jour « scellé », c’est ainsi que disent les mormons, à ma première épouse, une des veuves d’un grand prêtre qui laissait quatorze femmes et vingt-neuf enfants. On m’avait présenté ce mariage comme un service à rendre à la communauté. Ma femme, douce et mélancolique, vivait à l’autre bout de la ville dans une maison qu’elle partageait avec une demi-douzaine d’autres veuves du même bonhomme. Elle venait chaque matin faire le ménage et la cuisine, puis elle retournait chez elle. L’idée ne me vint pas un instant de consommer une union pareillement conclue. La veuve était laide et ressemblait plutôt à une bonne sœur qu’à une concubine élue ! Et puis les belles filles ne manquaient pas dans ce pays ! Je dois dire que le commerce des armes se révéla lucratif. Je touchais des commissions des fabricants, des négociants, des transporteurs et je facturais aux mormons le prix qui me convenait. En six mois, j’avais gagné 3 000 dollars et je comptais faire un magot pour peu que l’armée fédérale vienne, comme elle le laissait entendre, saisir le stock de fusils et de canons que j’avais constitué. Tous ces engins se trouvaient bien sûr à l’abri dans des caches, mais j’avais prévu de faire connaître discrètement aux Fédéraux les emplacements de celles-ci. Une telle saisie obligerait les mormons désarmés à renouveler leur arsenal en passant par mon intermédiaire.
« Les autorités de Washington n’exigèrent jamais, hélas ! le désarmement de la milice mormone et je dus me reconvertir dans l’importation des tissus français, ce qui me laissa de bons bénéfices, les mormones devant toujours rivaliser d’élégance pour s’assurer une bonne position dans les harems de leurs époux. Ayant donc les moyens d’entretenir des épouses, je demandai à être scellé à deux jumelles quasiment interchangeables, ce qui me fut accordé. Après le dîner, je jouais à deviner laquelle de Marthe ou de Mathilde occupait mon lit. En cas d’erreur, celle que j’avais désignée comme étant présente et qui ne l’était pas rejoignait sa sœur. Nous passions ainsi de bons moments, car je me trompais souvent.
— Hum… Hum…, fit Virginie pour enrayer les confidences de Mallibert, qui menaçaient de devenir scabreuses.
— Eh bien, lança Charles, les mormones me plaisent. Trouver des femmes qui ne soient pas jalouses est une chose plaisante.
— Mais elles sont jalouses comme des tigresses. Mes deux jumelles constituaient une exception ! Dans certains harems, on se crêpe le chignon et les épouses négligées tourmentent leurs maris jusqu’à ce qu’ils remplissent les devoirs qu’ils ont eux-mêmes multipliés ! Un médecin de Lac Salé m’a cité plusieurs cas de polygames scrupuleux morts d’épuisement, mais j’ai connu en revanche des époux moins doués qui, lassés des querelles domestiques, avaient renoncé à la polygamie pour retrouver la quiétude !
— Et peut-on savoir pourquoi vous avez vous-même quitté cet heureux pays où la fornication est quasiment sacramentale ?
— Tout simplement parce que j’ai refusé de prendre deux nouvelles épouses ! Les polygames chargés d’enfants ne pensent qu’à marier leurs filles au plus vite par mesure d’économie. Un grand prêtre, père entre autres de jumelles charmantes, me croyant un goût particulier pour ces êtres dont chacun est le duplicata de l’autre, me convia à ajouter à ma collection Cléo et Cléa, qui se déclaraient prêtes à me partager conjointement avec mes épouses jumelles et aussi entre elles deux si certains soirs je préférais le duo au quatuor !
« Comme je déclinais une si flatteuse proposition, le grand prêtre, qui remplissait les fonctions de trésorier de la communauté, me donna clairement à entendre que, si l’on m’avait permis de gagner quelque argent, on attendait de moi un peu de reconnaissance et une participation à l’entretien des grandes familles.
« Avec Marthe et Mathilde et ma toute première épouse, dont le nom m’a échappé, excellente ménagère sans exigences d’aucune sorte, j’étais le plus heureux des polygames, car je n’avais pas le sentiment de l’être. Les deux sœurs apparaissaient si semblables que je ne disposais en fait que d’une seule femme tirée à deux exemplaires. Introduire à mon foyer une nouvelle épouse double m’aurait gêné considérablement. Je me serais trouvé dans la situation du mari de Marthe-Mathilde trompant celle-ci avec Cléo-Cléa ! Bref, je ne me sentais pas fait pour la polygamie intégrale. Et puis je supportais de plus en plus difficilement les hypocrisies locales, les prêches fallacieux et la naïveté flagorneuse d’un peuple que M. Brigham Young menait par le bout du nez.
« La cité de Lac Salé m’apparut soudain comme le plus grand lupanar des États-Unis et l’envie me prit d’en sortir avant d’être gâteux ou contraint à faire, sous la menace des Danites, des choses que ma conscience eût réprouvées.
« Discrètement, je me mis donc en route, abandonnant mes femmes. Un convoi de l’armée que je suivis me ramena par Fort Bridger, Scottsbluff, la Platte River et Onxana, jusqu’au Missouri par lequel je rejoignis Saint Louis. Là je m’embarquai sur un vapeur du Mississippi à destination de Memphis et de La Nouvelle-Orléans. Me voici plus vieux de cent ans, le cœur et les reins solides et toujours confiant dans mon étoile. Si vous voulez de ma compagnie, je me réinstalle demain sur la plantation de Feliciana Garden que le général avait achetée pour M. Charles près de Saint-Francisville et je me mets au travail.
— Je n’ai pas mis les pieds à Feliciana Garden depuis mon retour, mon pauvre Mallibert, dit Charles de Vigors, et la maison a dû être pillée par les militaires ou par les nègres. J’ai bien peur que la forêt et la brousse n’aient repris possession des terres que vous aviez défrichées. Je me demande où vous trouverez des travailleurs. Et je dois vous dire encore que je n’ai pas d’argent…
— Chaque chose en son temps, monsieur. Je ne suis pas pauvre. Je vais là-bas, j’évalue les possibilités, j’investis ce qu’il faut et nous signons un bon contrat qui me permette de me rembourser avec un honnête intérêt et d’assurer le confort de mes vieux jours…, car je n’irai pas mourir ailleurs !
— C’est une assez bonne idée, intervint Dandrige. Toutes les volontés, toutes les compétences sont les bienvenues dans ce pays et Charles ne peut pas refuser de voir mettre en exploitation une partie de son patrimoine, n’est-ce pas ? »
Charles de Vigors acquiesça chaleureusement.
« En attendant que vous puissiez vous installer à Feliciana Garden, on vous logera ici, ajouta Virginie. Les sœurs Barrow ayant quitté Bagatelle, nous avons une bonne chambre pour vous ! »
Les yeux du vieux maréchal des logis, au physique de dur-à-cuire de la Prairie, s’embuèrent de larmes.
« C’est comme si je retrouvais une famille, dit-il d’une voix voilée. À Bagatelle, on respire un air différent de celui qui baigne le reste du monde. C’est un endroit particulier, ce que le général, mon maître, appelait « un lieu de préférence », où le corps et l’esprit paraissent avoir plus d’aisance, où l’on se sent à couvert des forces mauvaises. Un bon endroit, en vérité, pour accepter que finisse la vie ! »
Ainsi, en ce printemps, où l’on escomptait pour la Louisiane une future récolte de 1 200 000 balles de coton, alors que les Cavaliers constataient que les anciens esclaves reprenaient peu à peu le chemin des champs, Bagatelle retrouvait les siens.
Sous les chênes tutélaires, plantés un siècle plus tôt par le premier marquis de Damvilliers, les réchappés de la grande débâcle du Sud, ceux de la diaspora qui venaient de rejoindre la vieille terre et les nouveaux venus, chaleureusement admis au partage de ce que Castel-Brajac appelait déjà « la mémoire bagatellienne », se trouvaient rassemblés pour restaurer la majesté de cet univers borné qui avait nom : plantation.
Bonifiée par la légende, l’Histoire en ces lieux privilégiés virait au mythe irréfutable et chacun subissait à son insu le pouvoir sacré de celui-ci, en tirait des règles de conduite et se sentait tout naturellement porté à le servir et à l’accroître.
Quelques initiés pressentaient, quoi qu’il advienne sur ces dix mille acres de terre à coton entre le Mississippi et Fausse-Rivière, que Bagatelle vivrait comme vit une idée.