8

UN matin de pluie, la cloche de Bagatelle oublia de sonner l’appel au travail. Iléfet en fut le premier étonné et Dandrige, qui s’éveillait sans sollicitation, l’interrogea :

« Que se passe-t-il ?

— J’ai pas vu Bobo, m’sieur Dand’ige, p’t-êt’e qu’il est malade. »

Bobo était mort discrètement, comme il avait vécu, dans l’écurie, sur sa litière bourrée de la même paille qu’il étalait pour les chevaux.

L’intendant le trouva couché sur le dos, les bras le long du corps, souriant, les yeux clos. Sa vie s’en était allée pendant qu’il dormait. Dandrige envoya Iléfet réveiller le jeune palefrenier qui logeait dans l’ancienne case du jardinier où Télémaque avait élu domicile avec sa fille. Le garçon mis en présence du mort fut pris de tremblements nerveux.

« Désormais c’est toi, Colin, qui, matin et soir, sonneras la cloche… Il faudra t’éveiller tôt. Tu iras chez le tailleur de Bayou Sara faire prendre tes mesures pour une livrée, car tu conduiras aussi le landau.

— Oui, m’sieur : Bobo m’a appris tout ce qu’il faut faire. Y m’avait dit : « Quand je sera mort, « Colin, c’est toi qui soigneras les chevaux, t’es « mon héritier… : » Mais je pensais pas qu’il allait mourir, m’sieur ! »

Dans la vieille armoire qui contenait tous les trésors de Bobo, Dandrige trouva la tenue du cocher sans un faux pli, toujours prête à être endossée, ses bottes à revers bien cirées, son chapeau de cuir bouilli avec le plumet de blaireau et la cocarde aux couleurs des Damvilliers. Aidé par Iléfet, il revêtit le vieux palefrenier de cet uniforme dont il était si fier parce qu’il le distinguait des autres et qui, dans sa jeunesse, lui avait permis tant de conquêtes chez les jolies esclaves des champs.

Le menuisier vint prendre les mesures pour la bière et quand on y coucha l’ancien esclave, dans l’après-midi, Clarence voulut qu’on y mit aussi le fouet à manche d’argent dont seul Bobo avait l’usage.

Virginie, venue faire l’ultime visite à son vieux serviteur, leva sur l’intendant un regard interrogateur.

« Là où il va, Clarence, croyez-vous qu’il puisse avoir besoin d’un fouet ?

— Peut-être rencontrera-t-il Pégase ou Bucéphale, Virginie, et je ne voudrais pas que les esprits le prennent pour un écuyer ordinaire. »

Bobo fut enterré dans le nouveau cimetière des Noirs à Sainte-Marie, sous une dalle de granit. L’intendant y fit graver le seul nom que l’on connaissait au palefrenier et cette phrase : Il fut digne de commander pendant un demi-siècle aux chevaux de Bagatelle.

Quelques jours après ces funérailles d’un esclave qui avait tenu une si grande place dans la vie de la plantation, survint un événement prouvant que tous les Blancs n’étaient pas dans d’aussi bonnes dispositions que Clarence Dandrige vis-à-vis des affranchis. Alors que Castel-Brajac commentait la nomination d’un Noir au poste de consul des États-Unis en Haïti, ce qui faisait grincer bien des dents sudistes, et la création à Chicago du National Prohibition Party qui se proposait de mettre l’alcool hors la loi, on vit surgir Brent, le visage défait, au seuil de la salle à manger.

« M’sieur Dand’ige, ils viennent d’enlever mamselle Ivy !… »

Aussitôt, les hommes, l’intendant, Castel-Brajac et Mallibert, se levèrent de table.

« Qui ça, ils ?

— Les fantômes à cheval qui font peur aux nègres, m’sieur Dand’ige.

— Tu sais bien que les fantômes n’existent pas, Brent… Ce sont des hommes qui se déguisent, comme à Mardi gras.

— Oui, m’sieur Dand’ige ; ils sont venus chez moi aussi et ma Rosa elle a failli tourner de l’œil tellement elle a eu peur. »

Le Noir, essoufflé et ému, avait du mal à poursuivre.

« Et qu’ont-ils fait ou dit ?

— Y en a un qui a demandé à boire de l’eau, je lui ai apporté un verre… Alors il a ri d’un drôle de rire… Il avait une tête toute pointue, deux yeux et pas de bouche, m’sieur Dand’ige… Et pourtant y riait et y parlait. Il m’a dit : « Sale gros nègre, je meurs de soif, j’ai pas bu depuis que j’ai été tué à la bataille de Mansfield par tes amis Yankees, apporte-moi un seau. » Je suis allé chercher un seau et, comme il était pas descendu de son cheval, je lui a passé le seau d’eau de la galerie… Eh bien, il a bu tout le seau, comme ça, sans respirer. En bas de sa figure blanche c’était tout mou, il avait pas de bouche et il a pourtant bu le seau, et puis y me l’a jeté à la tête en disant : « Tâche, sale nègre, d’avoir toujours des seaux et de l’eau fraîche prêts pour les Chevaliers du Camélia Blanc, sinon on te pendra et on coupera tes enfants en morceaux ! »

Virginie tendit à Brent une tasse de café qu’il avala d’un trait.

« Et Mlle Barnett ? dit-elle.

— Ah ! oui, j’oubliais, y sont allés la chercher là où elle loge et ils l’ont emmenée en travers d’un cheval. Un nègre m’a dit que celui qui l’avait chargée, il lui avait troussé la jupe et qu’il lui tapait fort sur les fesses en riant, même que le nègre il a vu que mamselle Ivy elle avait une culotte rose.

— Rentre chez toi, rassure ta femme et tes enfants. Nous allons retrouver Ivy, Brent, sois tranquille, et nous donnerons à boire à ces fantômes assoiffés. »

Virginie remarqua le regard vert et impitoyable de Dandrige, seul signe de colère qu’elle connaissait chez cet homme si parfaitement maître de ses réflexes.

« On va avec vous, dirent en chœur Mallibert et Castel-Brajac.

— Je pourrais aller aussi, m’sieur Dand’ige. Avec vous, j’aurais pas peur, proposa Brent.

— C’est une affaire entre Blancs. Il vaut mieux qu’un nègre n’y soit pas mêlé, rentre chez toi. »

Dandrige envoya Citoyen, qui ouvrait des yeux comme des soucoupes, prévenir Colin de seller trois chevaux, puis il quitta la salle à manger. Quand il réapparut, il portait trois carabines Remington à répétition et un sachet de balles.

« Nous n’en aurons sans doute pas besoin, dit-il à ses amis en leur distribuant armes et munitions, mais avec les imbéciles on ne sait jamais. »

Colin avait déjà amené les chevaux au pied de l’escalier et, comme la lune jouait à cache-cache avec les nuages, il apportait aussi des torches de résine. Sitôt en selle, les trois hommes s’élancèrent sous l’allée de chênes et, passé le portail, tournèrent à droite sur le chemin des berges.

Virginie, qui suivit leur départ sur la galerie, s’étonna que Dandrige n’eût pas hésité un instant sur la direction à prendre.

En fait, il galopait avec ses amis jusque chez les Tampleton. Il comptait bien fournir à Willy l’occasion de montrer s’il approuvait ou non le comportement des Chevaliers du Camélia Blanc, parmi lesquels se trouvaient, disait-on, des officiers confédérés.

Les trois hommes tombèrent comme des intrus en pleine veillée familiale. À leur vue, Isabelle fit prestement disparaître, par coquetterie, les lunettes qui lui permettaient de s’y retrouver dans les fils de sa tapisserie. Les trois filles : Lucie, Clotilde et Nancy, étaient penchées sur des magazines de mode arrivés de France, et le général savourant son cigare, un verre de porto à portée de la main, paraissait absorbé dans la lecture d’un livre déjà vendu à plus de cent mille exemplaires à travers les États-Unis et dont on disait grand bien : Les Innocents à l’étranger, d’un certain Mark Twain. Le maître de maison, Percy Tampleton, était apparemment absent.

« Qu’est-ce qui se passe, Clarence ? dit vivement Willy.

— Rien de grave, je l’espère… Un exploit de ces braves et courageux Chevaliers du Camélia Blanc. Ils ont enlevé l’institutrice noire de Sainte-Marie et j’ai l’intention de la retrouver au plus vite… Vous n’auriez aucune idée, par hasard, de l’endroit où ces valeureux cavaliers donnent habituellement leurs petites fêtes ?

— Aucune idée, Clarence… Depuis que j’ai refusé de marcher avec eux, on ne me fait plus de confidences. Ils se réunissent certainement dans une clairière ou une grange, mais allez savoir où ?

— Et Percy n’en saurait pas davantage ?… Il aurait pu entendre des gens parler.

— Percy participe à une réunion de propriétaires pour les impôts. Il m’a dit qu’il rentrerait assez tard, intervint Isabelle.

— Nous finirons bien par les trouver. Excusez notre intrusion brutale, mais vous comprenez que le temps presse.

— Je pourrais venir avec vous, proposa Willy en se levant. J’aimerais assez voir comment ces patriotes se comportent.

— Je préfère que vous restiez en dehors de ça, général, fit Dandrige, donnant ostensiblement son titre à Willy… Nous rencontrerons peut-être des gens que votre présence pourrait gêner. »

Sans laisser à Tampleton le temps de répliquer, l’intendant repassa la porte du salon, Mallibert et Gustave sur ses talons.

Comme les trois hommes se remettaient en selle, assez indécis sur la direction à prendre, une robe blanche apparut sur la galerie.

« Ils pourraient bien être à la clairière de la Fourche, près de l’ancien bac de Port Hudson, monsieur Dandrige, fit une voix… Mais ne dites pas que c’est moi qui…

— Soyez sans crainte, Nancy, et merci du renseignement. »

Comme le trio descendait l’allée qui conduisait aux ruines des Myrtes, l’ancienne demeure des Tampleton, Dandrige reconnut, grâce à la lanterne que l’homme portait, le mitron de Criquet. Le jeune homme se rendait peut-être à quelque galant rendez-vous. Il l’interpella, pensant que la belle, si belle il y avait, pourrait attendre.

« Cours à Sainte-Marie, chez le docteur Finks, gamin, et dis-lui de se rendre rapidement à la clairière de l’ancien bac de Port Hudson, près de Barrow House… Tu as compris ?

— Oui, m’sieur Dandrige, j’y va. »

Les cavaliers durent bientôt allumer leurs torches. Les chevaux, devinant la proximité de l’eau, montraient quelque réticence à avancer dans la pénombre. Avant d’atteindre la mince bande de terre qui séparait la pointe sud de Fausse-Rivière du Mississippi, l’intendant fit éteindre les flambeaux.

« J’imagine qu’ils doivent se garder des importuns. Nous allons certainement tomber sur des sentinelles.

— Que leur fait-on ? demanda Mallibert que l’expédition rajeunissait de trente ou quarante ans, lui rappelant l’époque où il accompagnait le colonel de Vigors dans des reconnaissances pleines d’embûches à la veille d’une bataille.

— Nous les attachons à un arbre, nous chassons leurs chevaux et nous les désarmons si nécessaire. »

Dandrige avait répondu sans hésitation et l’ancienne ordonnance apprécia cette promptitude de tacticien.

« Et, naturellement, nous regardons sous leurs cagoules quelle tête ils font, ajouta Castel-Brajac, qui s’amusait comme d’Artagnan, son « pays », courant sus aux gardes du cardinal.

— J’aimerais autant respecter leur incognito. Il est inutile d’humilier les subalternes… Seul le chef nous intéresse. »

Comme les trois amis venaient de le prévoir, à un quart de mile de là, deux silhouettes blanches barraient l’entrée du petit chemin conduisant, à travers la forêt, jusqu’à la clairière de la Fourche, ancien campement des Confédérés. Les guetteurs ayant entendu venir les cavaliers avaient armé leurs fusils.

« Continuez à avancer, je m’occupe d’eux, souffla Mallibert en se laissant prestement glisser à terre.

— Qui êtes-vous et où allez-vous ? lança l’un des fantômes, dont la voix parut amplifiée jusqu’au surnaturel par le silence de la nuit et l’écran des frondaisons.

— Nous nous sommes égarés, ô esprits sylvestres, mais, si vous avez encore quelque considération pour les humains, dites où se trouve l’embarcadère du bac de Port Hudson, lança suavement Castel-Brajac, dont l’accent gascon parut surprendre l’interpellateur.

— Il n’y a plus de bac ici depuis que les Yankees ont détruit Port Hudson. Faites demi-tour, allez au diable et oubliez que vous nous avez rencontrés… Sinon, malheur à vous ! »

Dandrige, qui goûtait le sel de l’échange, s’apprêtait à participer à la conversation, quand la voix de Mallibert, nette et autoritaire, s’éleva derrière les sentinelles :

« Jetez vos armes ou je fais de vous de vrais fantômes. Joignez les mains sur vos têtes et taisez-vous ! »

Clarence et Gustave, ayant mis pied à terre, entraînèrent les hommes masqués vers deux arbres de diamètre convenable et, leur ayant fait étreindre les troncs, leur lièrent les poignets. Mallibert trouva les chevaux, les détacha et leur claqua vigoureusement la croupe, ce qui eut pour effet de les faire détaler sur le chemin dont le sol plus clair inspira confiance à leurs sabots.

« Soyez assez aimable pour tenir compagnie à ces charmants esprits…, ordonnance…, jusqu’à l’arrivée du docteur. Quand il vous aura rejoint, suivez ce sentier, il conduit où nous allons… »

Cette consigne donnée, Dandrige prit son cheval par la bride et, suivi de Castel-Brajac, s’enfonça avec précaution sous les arbres. Le Gascon trébucha plusieurs fois, jura vigoureusement, mais à voix basse, et aperçut, en même temps que son guide, la clarté d’un grand feu allumé au centre d’une vaste clairière.

Le spectacle valait le dérangement.

« On croirait assister à l’un de ces drames grandiloquents pour théâtre de boulevard », souffla Gustave.

La lueur du brasier central n’était pas la seule à illuminer la voûte sombre des arbres. Deux grandes croix de feu dévorées par de courtes flammes figuraient les sinistres candélabres d’une cérémonie digne des nuits initiatiques des chevaliers teutoniques. Sous ces lumières mourantes et crépitantes, des capucins blancs à cagoules aussi hautes et pointues que les chapeaux des médecins de Molière se tenaient immobiles, rangés en arc de cercle, face aux croix. D’autres allaient et venaient, alimentant le foyer. Les chevaux de Dandrige et Castel-Brajac, effrayés par ces incendies, tiraient sur leur longe.

L’intendant mit un certain temps à distinguer Ivy. L’institutrice, nue jusqu’à la taille, le buste dressé luisant de sueur à la clarté des flammes, était attachée, les mains liées derrière le dos, à un court poteau. Elle considérait ses tortionnaires d’un regard arrogant et sa beauté impressionna le Gascon.

« Tudieu, Clarence, quels seins et quelle taille ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi somptueux… Il faut la tirer de là. »

Au moment où Castel-Brajac prononçait ces mots, l’un des moines de tragédie, un homme corpulent qui se déplaçait pesamment, vint se placer face à la victime.

« Sale négresse, cria-t-il, putain d’ébène qui as usurpé le savoir de la race supérieure pour mieux entraîner les avortons de ta race impie à haïr les Blancs, tu ne pourras désormais cacher ton infamie à ceux qui te posséderont. »

En disant ces mots, l’homme s’approcha du brasier et en retira un marquoir à bœuf, dont la tête incandescente traça dans l’air, quand il le brandit, une grande zébrure rouge.

« Faites le tour, allez détacher Ivy, vite », lança Dandrige en sautant en selle avec l’aisance retrouvée de ses jeunes années.

Tout en tirant sa carabine de la fonte, il obligea son cheval à franchir d’un bond les buissons qui cernaient la clairière et à se frayer sans ménagements un chemin à travers le cercle des spectateurs, dont deux au moins roulèrent à terre.

La stupéfaction fut telle chez les Chevaliers du Camélia Blanc que Dandrige parvint jusqu’au sacrificateur avant que quiconque ait réagi. Du canon de son arme, il frappa le marquoir brûlant ; l’instrument échappa des mains de celui qui s’apprêtait à l’appliquer sur la poitrine de la jeune Noire. Sans s’occuper de l’institutrice, l’intendant cabra sa monture pour faire face à la grotesque assemblée de pseudo-fantômes, saisit la pointe de la cagoule du maître de cérémonie, arracha le tissu d’un geste si violent que l’homme en fut déséquilibré.

À la lueur des croix ardentes apparut la face congestionnée et stupide de Percy Tampleton.

Avec une célérité digne des Sioux, Castel-Brajac avait déjà délié Ivy et, lui jetant sa redingote sur les épaules, l’entraînait hors de la clarté du feu de camp.

« Ainsi, le chef des lâches est Percy Tampleton, dit Dandrige d’une voix forte et méprisante… Je vous préviens tous que la forêt derrière vous est pleine d’hommes déterminés et que nos carabines sont chargées pour le gros gibier… »

Comme pour confirmer cette harangue, deux autres cavaliers apparurent dans le cercle qui n’avait plus rien de magique. Mallibert et le docteur Finks, la crosse de leur carabine sous le bras et l’index sur la détente, se placèrent de part et d’autre des spectateurs, les forçant à se serrer les uns contre les autres. Dandrige, droit sur sa selle, sa jument en aplomb parfait comme la monture d’un général assistant à un défilé, son feutre gris perle légèrement incliné sur le sourcil droit, observait ces hommes, mal à l’aise sous leurs oripeaux. Combien en reconnaîtraient-ils s’ils les obligeaient à montrer leur visage ? Des planteurs, des vétérans de l’armée confédérée, des « petits Blancs », commerçants ou contremaîtres, se cachaient sans doute sous ces suaires de pacotille, tous frappés à la poitrine d’un écu rouge et portant brodé par de pieuses épouses, ce camélia blanc symbole de la constance, devenu par aberration celui de la plus stupide obstination.

« Messieurs ! dit Dandrige, vous avez sur mes amis et sur moi un avantage. Vous voyez nos traits et beaucoup d’entre vous nous ont reconnus. Pour l’honneur du Sud et pour vous épargner demain la honte de nous rencontrer, nous ne voulons pas savoir qui vous êtes. Rentrez chez vous. Soyez sans inquiétude pour M. Tampleton, qui fut un de mes amis ; nous le rendrons à sa famille sans lui faire aucun mal. »

Sans un murmure, subjugués par l’autorité et peut-être par l’écho que trouvaient dans leur conscience les paroles de l’intendant de Bagatelle, les Chevaliers du Camélia Blanc prirent derrière quelques-uns d’entre eux, porteurs de brandons, le sentier qui les conduisit à leurs chevaux. Mallibert les escorta un moment pour éviter toute surprise.

Percy Tampleton, les mains au dos comme un collégien mis au piquet, la tête basse, appréciant enfin le ridicule de sa position et de son accoutrement, fit mine d’emboîter le pas à ses compagnons.

« Un instant, Percy, dit Dandrige, j’aimerais connaître vos raisons… Mais je dois d’abord m’assurer de l’état de Mlle Barnett. »

La jeune fille, soutenue par le docteur Finks et pleurant d’humiliation plus que de frayeur, réapparut dans la zone éclairée par le feu.

« Elle n’a rien, dit Finks avec tendresse… en caressant la nuque frisée de l’institutrice.

— Je vous dois encore une fois la vie sauve, monsieur Dandrige, parvint à articuler Ivy à travers ses sanglots… Jamais je ne pourrai vous rendre ce que vous avez fait pour moi. »

Percy Tampleton s’était redressé, une lueur de défi dans le regard, face à cette fille noire si belle. Quand on l’avait attachée au poteau et que les seins d’onyx de l’affranchie avaient jailli de la robe déchirée, Percy, l’amateur de femmes, avait regretté de ne pas être seul dans la clairière avec sa victime.

Maintenant, il s’attendait à ce que ce salaud de Dandrige, qui toujours avait soutenu les nègres, permette à la fille de lui cracher au visage. Ivy, au contraire, ne lui jeta qu’un rapide coup d’œil et se laissa aller sur l’épaule de Finks, exténuée et désirable.

« Vous pouvez, si vous le voulez, me rendre un signalé service, Ivy, dit doucement Dandrige en mettant pied à terre. Si le sacrifice que je vous demande n’est pas au-dessus de vos forces… morales.

— Dites, monsieur Dandrige.

— Eh bien, vous voyez maintenant le visage de cet homme qui voulait se faire votre bourreau… Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est M. Tampleton, le frère du général.

— Pouvez-vous me promettre que vous ne direz à personne que c’est lui qui vous a enlevée… Il a une femme et trois filles des plus honnêtes et un frère qui est mon ami, un héros, un citoyen loyal qui n’a jamais fait de mal à aucun de vos frères et qui a refusé de s’associer aux mascarades de ces gens. Sa punition, M. Tampleton la verra longtemps exprimée par les regards de ceux qui, ce soir, l’ont vu dans cette posture infamante. Ses complices, que nous n’avons pas voulu connaître davantage, se détourneront de lui, car il portera désormais témoignage de leur déshonneur collectif… Voulez-vous, Ivy ?

— Je voudrais qu’un jour se lève parmi les anciens esclaves un nègre qui soit aussi grand que vous, monsieur Dandrige, et qui soit digne d’être votre ami… J’ai déjà oublié M. Tampleton… Jamais je ne dirai son nom à personne… Mais je me souviendrai, comme vous et vos amis, qu’il n’est pas ce qu’on appelle à Boston un gentleman.

— Vous pouvez rentrer chez vous maintenant, Percy, sinon Isabelle et vos filles vont s’inquiéter de votre absence, autorisa d’une voix calme l’intendant… Vous devez faire un voyage, m’a-t-on dit, vers le Texas… C’est peut-être le moment d’y aller… C’est la saison où dans les parcs on marque les bestiaux ! »

Sans un mot, Tampleton se débarrassa de sa robe blanche, la jeta sur les derniers brandons du foyer et s’enfonça dans la forêt, à la recherche de son cheval. Il se sentait las et vide, au bord de la nausée. Il haïssait Dandrige plus que tous les nègres réunis.

« Accompagnez Ivy avec Mallibert et Gustave, proposa Dandrige au docteur Finks, qui lui parut soutenir la jeune Noire avec plus d’empressement que son état n’en réclamait.

— Vous ne rentrez pas ? interrogea le Gascon.

— Je vais attendre que le feu soit éteint. Souvent le vent se lève au milieu de la nuit et il ne faudrait pas que tout se termine par un incendie. »

En réalité, Clarence souhaitait rester seul. Quand ses amis se furent éloignés, il attacha sa jument, s’assit sur un tronc abattu, ôta son chapeau et tira d’un étui de chevreau un de ces minces cigares que Virginie, même aux pires moments d’impécuniosité, avait toujours fait venir pour lui de La Havane. L’ayant allumé à une brindille, il aspira quelques bouffées. Les oiseaux de nuit chassés par les grands feux des négrophobes regagnaient leurs branches familières. Un hibou se mit à ululer comme si la gent ailée avait délégué ce nyctalope pour confirmer que la clairière venait de retrouver son calme. Dans les buissons, Clarence entendit glapir un renard en quête de repas, puis les grenouilles se mirent de la partie et la vie nocturne de la forêt reprit ses droits. Satisfait de la tournure qu’il avait pu imposer aux événements, Clarence Dandrige se sentait fourbu, comme après une longue course. Il pensa qu’il venait peut-être pour la dernière fois de sa vie d’être contraint à l’action violente. Il supportait le vieillissement de ses muscles, bien sûr, mais sa lassitude lui venait de l’âme. Conscient d’avoir connu une destinée conforme à ses possibilités, il sentait peu à peu se préciser, malgré la quiétude retrouvée, les dernières nuances de la vie. Aucun élément mortel ne soutenait l’amour qu’il portait à Virginie, et cependant la mort interviendrait un jour ou l’autre et ce serait la privation définitive, pour l’un ou l’autre de ces étranges amants.

L’aube le surprit à méditer le mythe grec selon lequel, à l’origine, les êtres, composés des deux principes, féminin et masculin, étaient de parfaites créatures portant en elles-mêmes tous les désirs et tous les moyens d’y satisfaire. Il en avait été ainsi jusqu’à ce que le Démiurge, peut-être dans un mouvement de colère, décide de séparer les sexes. Depuis, chaque homme, chaque femme cherchait dans l’espace et le temps son unique complément. L’erreur et la confusion semblaient être les règles de ce grand jeu baptisé « amour » dont lui, Clarence Dandrige, s’était cru formellement exclu.

Quand il se remit en selle pour regagner Bagatelle, il ne restait plus dans la clairière de la Fourche que trois tas inégaux de cendre grise, dont le plus gros exhalait encore un filet de fumée bleue. Sur le Mississippi, les brumes de l’hiver glissaient d’une rive à l’autre avant de rouler sur les forêts et les champs, comme des grands flocons de coton sale, poussés par le vent, loin de Fausse-Rivière.