4

LE colonel Richard F. Fenton trouvait la vie trop capricieuse. À peine venait-il d’atteindre, avec beaucoup d’habileté, une confortable étape de sa carrière, dont le déroulement était depuis longtemps organisé, que surgissait une complication inattendue.

Campé jambes écartées, les mains au dos, devant la fenêtre ouverte de son bureau, au premier étage du quartier de cavalerie de Bâton Rouge, il suivait les évolutions méfiantes et saccadées d’un écureuil gris. Le petit animal, à la longue queue ondoyante, folâtrait entre les bâtiments de la caserne, grandes bâtisses sang-de-bœuf, à colonnettes blanches, posées en arc de cercle sur le gazon, comme des parts de wedding-cake sur un tapis de billard !

Cette affaire Redburn tourmentait le colonel. Il devait maintenant interroger lui-même cette adolescent buté et présomptueux, espion amateur sans doute, mais animé du farouche désir de nuire à l’armée de l’Union, désir commun à beaucoup de rejetons de l’aristocratie sudiste. Le prévôt marshal d’Opelousas n’avait rien pu tirer du prisonnier, qui semblait tout à fait capable de se laisser pendre sans dire un mot.

Depuis qu’on connaissait l’origine des documents trouvés sur Walter Redburn, un malaise compréhensible régnait à l’état-major et empoisonnait l’atmosphère, mondaine et élégante, que le colonel Fenton s’était toujours efforcé de créer dans toutes ses garnisons. Maintenant, il regardait ses aides de camp avec suspicion, surtout ceux qui avaient des attaches dans le Sud. Les officiers s’observaient entre eux à la dérobée et le charmant Pusley, qu’on appelait « Pussy », sergent-secrétaire de la 24e demi-brigade, était tombé malade. Cet auxiliaire discret, aimable, toujours tiré à quatre épingles et qui, chaque matin, disposait sur le bureau du colonel un gardénia ou un camélia avec lequel l’officier jouait délicieusement en prenant connaissance du courrier, avait été cependant rapidement mis hors de cause.

« Dieu merci ! pensait Richard F. Fenton, qui avait ses raisons, ce ne peut pas être Pussy. » Ce ne pouvait être non plus le lieutenant Scott, que l’on disait à demi fiancé à une sœur de Redburn. Cet officier se trouvait en opération dans l’est de l’État depuis un mois et demi. Il venait de regagner Bâton Rouge quand l’affaire avait été découverte.

Seulement, comme l’enquête n’avançait guère, le général Canby, informé par quelque indiscret ou déjà contrarié par les sollicitations de la famille de l’espion, avait envoyé un courrier de La Nouvelle-Orléans. Il conseillait fermement à Fenton de se montrer intraitable avec les guérilleros confédérés et l’invitait à user de la « rigueur suprême » envers les traîtres.

Officier d’état-major, dresseur de plans comptables, organisateur de convois, vérificateur des fournitures, Fenton avait toujours évité les champs de bataille. Ainsi conservait-il, depuis les manœuvres à West Point, une idée assez abstraite de la mort, même s’il connaissait théoriquement l’art de la répandre. Aidé par sa bonne étoile, elle-même stimulée par une sœur et une mère auxquelles certains membres influents du Congrès n’avaient rien à refuser, il venait de réussir au cours de quatre années de guerre à se tenir parfaitement à l’abri des balles, hors des souillures de la boue et du sang, protégé de la pénible promiscuité des campagnes.

Au moment où, le conflit virtuellement terminé, il venait d’accepter, sans risques, un commandement actif dans la cavalerie pour recevoir un galon supplémentaire, voilà que lui tombait sur les bras cette lamentable affaire d’espionnage ! Si ce Redburn avait résisté au moment de son arrestation, les soldats l’auraient abattu et on n’en parlerait plus. Or, de la façon dont se présentaient les choses, il était possible que lui, Richard F. Fenton, soit amené à décider de la mort de ce garçon, fils dévoyé d’une des rares familles de la région qui – encore une malchance – n’avait jamais failli à la loyauté envers l’Union ! En proposant à Walter Redburn la vie sauve contre le nom de son complice à l’état-major, le colonel escomptait à la fois passer aux yeux des planteurs irréductibles pour un vainqueur magnanime et extirper sans drame le mal qui minait son entourage. On lui saurait sans doute gré à Washington de tels résultats. Mieux valait en effet que la punition atteigne un membre de l’armée, parjure et félon, plutôt qu’un gamin qui ne se cachait pas d’être un ennemi. Et puis, une fois le traître identifié, on n’aurait plus à Bâton Rouge à connaître de son sort. Ne pouvant être jugé par le tribunal de son unité, il serait conduit à La Nouvelle-Orléans – peut-être par ce type de l’agence Pinkerton que Canby avait envoyé – et fort régulièrement passé par les armes.

L’idéal, bien sûr, estimait M. Fenton, serait que le traître se suicidât après avoir signé une confession complète. Mais pouvait-on espérer un aussi beau dénouement ?

Sur la pelouse, l’écureuil fit un saut carpé, puis demeura immobile, occupé à grignoter un gland. Fenton imagina tour à tour les six officiers de son état-major couchés dans leur uniforme aux galons arrachés et la poitrine criblée de balles par le peloton d’exécution. Il eut un frisson de dégoût, s’éloigna de la fenêtre, vint prendre sur sa table la branche d’hibiscus que le sergent Pussy y avait placée une heure plus tôt et se mit à marcher de long en large en faisant tournoyer entre le pouce et l’index la fleur carmin, aux pétales charnus et luisants de rosée, comme d’humides lèvres. Le colonel se complaisait dans l’examen de cette beauté végétale, quand on lui amena le prisonnier.

« Asseyez-le sur une chaise, dit-il aux gardes, attachez-le solidement et laissez-nous ! »

Puis il considéra l’espion.

Walter Redburn ne semblait nullement abattu. Il se tenait bien droit sur son siège, les mains liées derrière le dossier, mais les jambes allongées et croisées avec ce qu’il pouvait y mettre de désinvolture. Ses vêtements fripés, son pantalon trop court et effrangé dans le bas, les talons usés de ses bottes, son aspect dégingandé lui donnaient l’air du pensionnaire qui, ayant fait le mur, vient d’être conduit devant le préfet des études. Un poulain sauvage entravé n’aurait pas paru plus inoffensif. Le colonel Fenton lui trouva un visage ingrat, long, chevalin, une peau grasse et pustuleuse d’adolescent mal soigné. En contournant le garçon attaché, il lui vit de longues mains noueuses et rouges de paysan. Une fois assis derrière son bureau, il découvrit que Walter avait de beaux cheveux bouclés et remarqua un léger duvet sur sa lèvre supérieure. Duvet, pensa-t-il, qui n’aurait peut-être pas le temps de devenir moustache !

Le colonel émit un soupir de lassitude, comme si le garçon était le douzième espion qu’il interrogeait depuis le matin, s’éclaircit la voix et se troubla en constatant que le prisonnier fixait, d’un regard à la fois étonné et benêt, la fleur d’hibiscus posée sur le sous-main.

« Voyons, jeune homme, vous ne tenez pas à être exécuté ?

— Je n’y tiens pas, monsieur, mais je l’accepte. »

Walter n’avait pas du tout la voix de son physique. Il parlait net, dans un anglais correct.

« Ce serait dommage que nous en venions à ces extrémités, alors que l’été s’annonce beau et que les écureuils jouent sur les pelouses », dit tout à trac le colonel.

La surprise se peignit sur le visage du collégien. Il avait espéré un guerrier catégorique et sans pitié, disant les choses comme elles doivent être dites, et il se trouvait en face d’un officier de salon, qui s’exprimait d’un ton patelin, comme un surveillant de collège hésitant à vous donner dix psaumes à copier.

« Qui vous a remis les papiers que l’on a trouvés sur vous ? lança brusquement Fenton d’une voix de tête, qu’il croyait autoritaire. Je veux le savoir !

— Je les ai pris moi-même, fit Walter, ironique.

— Ne faites pas l’idiot, jeune homme, nous savons que c’est impossible.

— Alors je les ai trouvés… sous un banc ou quelqu’un les aura glissés dans les fontes de ma selle…

— Votre persiflage est dangereusement déplacé, fit le colonel, vexé, et je ne comprends pas votre entêtement. La guerre est finie. Les opérations de vos amis de la Black Horse Cavalry, que nous attraperons bien un de ces jours, relèvent du pur banditisme… Ce n’est pas très glorieux !

— La guerre n’est pas finie, monsieur. Le général Kirby Smith se bat et va rassembler ceux qui n’ont pas déposé les armes. Et nous comptons bien affronter vos forces et reconquérir la Louisiane ! répliqua d’un ton exalté Walter Redburn.

— Mais non, mais non, la guerre est finie, fit le colonel, comme pour se persuader de la véracité de cette assertion, car la perspective, même incroyable, d’une bataille avec mitraille, morts et blessés lui déplaisait fortement.

— En tout cas, vous ne saurez rien de moi, dit Walter, qui se sentait frustré, par la faute de ce colonel de théâtre, de la prestation lyrique et patriotique qu’il avait préparée.

— Mais enfin, ce n’est pas raisonnable ! Pensez à votre mère que j’ai fait prévenir, à vos amis, à tous ceux qui vont pleurer, dit Fenton, un peu désorienté par cette attitude virile.

— Ils pleureraient bien davantage, monsieur, et avec plus de raison, si je vous livrais quelqu’un pour sauver une vie que je dois à la Confédération.

— Pfeu, pfeu, siffla Fenton. Laissez-moi vous dire, mon garçon, qu’il vaut mieux être un homme ordinaire vivant qu’un héros mort !

— Le jour où vous vous trouverez en face d’un tel choix, vous verrez vous-même ce que vous aurez à faire ; en attendant, mon choix, à moi, est fait !

— C’est bon, fit le colonel d’un air pincé en tirant sur son dolman pour faire disparaître un faux pli. Je vais vous livrer à ce type de l’agence Pinkerton que le général Canby m’a envoyé. Il paraît que ces gens savent faire parler les autres et, demain, on réunira le tribunal militaire. Si vous n’avez pas révélé le nom du misérable qui a trahi la bannière étoilée et tous ses camarades de l’armée des États-Unis, peut-être pour de l’argent, eh bien, vous serez pendu !

— Je suis soldat, monsieur, et je devrais être fusillé ! aboya Walter.

— Non, mon garçon, vous serez pendu. Vous n’appartenez à aucune armée, vous ne portez pas d’uniforme : la Confédération, comme Troie, a cessé d’exister et la guerre est finie. Vous êtes l’agent des bandits qui voulaient s’en prendre à la solde de l’armée du Texas ; vous serez pendu, vous dis-je, comme un voleur de chevaux ! »

Et le colonel, frémissant de colère, telle une prima donna à laquelle un choriste aurait manqué de respect, ajouta tout à fait comiquement :

« D’ailleurs, il n’y a pas à revenir là-dessus, c’est le règlement et le général Canby veut qu’il soit appliqué ! »

Puis il rappela les gardes.

Au moment où ceux-ci emmenaient le prisonnier, le colonel l’interpella :

« Un homme a demandé à vous voir. Il est envoyé par votre mère. Il s’appelle Dandrige. J’ai autorisé la visite, car il a mission de vous faire entendre raison. Ce sera votre dernière chance. »

Walter Redburn sourit et c’est le cœur léger qu’il reprit le chemin de la prison du quartier où l’on ne mettait d’ordinaire que les ivrognes et les permissionnaires qui avaient oublié l’heure.

L’agent de Pinkerton, qui interrogea plus tard Walter Redburn, n’eut pas plus de succès. C’est-à-dire qu’il ne put obtenir du prisonnier le nom de ceux ou de celui qui lui transmettaient les documents dérobés chez le colonel Fenton. La rouerie du professionnel de police, devenu chasseur d’espions depuis que son patron, Olan Pinkerton, un petit barbu à col dur et chapeau rond, avait convaincu Lincoln que les secrets de l’armée seraient mieux gardés par des détectives civils, ne put rien contre la volonté rustique et l’engagement quasi religieux de Walter Redburn.

L’agent de Pinkerton, qui avait à se faire pardonner la plus grosse gaffe de l’agence – une évaluation fantaisiste et exagérée des forces sudistes sur l’Antietam en 1862 – s’était cependant donné beaucoup de mal.

Sa seule découverte intéressante ne devait rien à Redburn. Elle résultait de l’examen minutieux et routinier des constatations, des horaires et des témoignages. L’agent de Pinkerton savait qu’au moment où l’espion avait été arrêté près de Livonia, à vingt et un miles de Bâton Rouge, il n’emportait pas aux irréguliers, comme on l’avait cru tout d’abord, les documents dérobés chez Fenton, mais au contraire rapportait ceux-ci à l’état-major fédéral après que les chefs de la Black Horse Cavalry en avaient pris connaissance.

« Cela signifie, commenta le policier, après avoir éclairé le colonel, que s’il était arrivé à bon port, votre espion aurait pu, grâce à son complice, faire remettre les documents “empruntés” à leur place et que personne, peut-être, ne se serait aperçu de rien. »

Le colonel Fenton eut une moue dubitative.

« Quand on l’a arrêté, Redburn galopait vers l’est, cependant.

— Parce qu’il avait fait demi-tour en voyant de loin le barrage établi par les militaires qui cherchaient ce jour-là un déserteur de notre propre armée, parti avec la cagnotte du cercle sur le cheval d’un major.

— Mais alors, dit Fenton, si les irréguliers confédérés ignorent encore l’arrestation de Redburn, ils vont tendre leur embuscade sur l’itinéraire du fourgon du Texas ? Il faut les laisser faire. Nous avons déjà modifié le cheminement de ce fourgon, mais nous allons leur en envoyer un autre, bourré de soldats et suivi de peu par un escadron qui nous débarrassera de ces bandits !

— Pour cela, il faut laisser croire à Redburn que nous pensons toujours qu’il fuyait vers les Opelousas lors de son arrestation et surtout, colonel, l’empêcher de communiquer avec qui que ce soit. Il serait même bon que personne, hormis vous et moi, ne soit au courant de ma découverte. Si le complice de Redburn est toujours dans votre entourage, comme je le suppose, il pourrait faire prévenir les Confédérés. »

Le colonel approuva.

« Ma mission ne se limitant pas à l’interrogation de Redburn, dit le détective, je vais d’ailleurs m’intéresser au traître sans lequel il ne se serait rien passé. »

Le colonel poussa un grognement. Il lui déplaisait que ce civil, qui gardait obstinément son chapeau sur la tête et chiquait comme une vieille Indienne, mette son nez de fouine dans la vie privée de l’état-major.

Aussi, tout en approuvant la demande de l’agent de Pinkerton d’interdire toute visite à Redburn, il accueillit M. Clarence Dandrige, espérant que cet homme, dont on disait grand bien et qui devait avoir la confiance du prisonnier, saurait obtenir le nom du traître. Battre le détective professionnel et régler l’affaire sans éclaboussures pour personne souriait assez au fringant colonel.

« Quel bel officier eût fait ce planteur !… » pensa Fenton en voyant Dandrige entrer avec assurance dans son bureau, son panama à la main, un pli net à son pantalon, la redingote ouverte sur un gilet de soie châtaine, le col de sa chemise sans jabot serré par un ruban de velours marron élégamment noué.

« La guerre étant terminée, colonel Fenton, dit Dandrige après les salutations, mais en refusant le siège qu’on lui proposait, il serait déplorable que l’armée des États-Unis soit amenée à exécuter un gamin de quinze ans venu là comme à un jeu. Je crois savoir que vous souhaitez la réconciliation et l’oubli des offenses passées. L’Union victorieuse peut faire, sans danger, preuve de mansuétude et (Clarence avait déjà compris à quelle catégorie de caractère appartenait le colonel Fenton) vous vous attireriez personnellement l’estime de toutes les familles de Pointe-Coupee si vous infligiez à Walter Redburn une punition à la mesure de sa sottise et non une peine réservée aux criminels.

— C’est bien mon penchant, monsieur, mais je ne peux supporter la présence d’un traître dans mon état-major. Je dois savoir qui il est !

— Walter Redburn ne dénoncera personne, je le crains et je l’espère tout à la fois, colonel !

— Vous croyez ? C’est bien ennuyeux pour tout le monde, car la trahison vis-à-vis de l’Union est plus préjudiciable à l’honneur que la simple dénonciation de celui qui s’en est rendu coupable.

— C’est un point de vue, fit Dandrige. En matière d’honneur, il n’y a qu’un bon juge, colonel, c’est la conscience de celui qui est en cause.

— Mais ces opérations de guérilla sont insupportables, monsieur. Les gens que renseigne le jeune Redburn sont de simples pillards…

— Ou des desperados ! »

Une estafette apportant une dépêche interrompit l’entretien. L’estimant terminé, Dandrige allait prendre congé, quand le colonel, ayant parcouru le télégramme, s’approcha de son visiteur.

« Voyez-vous, monsieur Dandrige, le sacrifice de votre jeune ami serait d’autant plus inutile que cette dépêche me confirme officiellement qu’un accord a été signé à La Nouvelle-Orléans entre l’armée du Trans-Mississippi, commandée par le général Philip Sheridan, et les représentants du général Kirby Smith. Ce dernier, qui s’est rendu le 26 mai, reconnaît donc lui-même que les irréguliers, qui poursuivent les attaques contre l’armée fédérale, ne peuvent en aucun cas se réclamer de son autorité. Dites donc cela à votre jeune guérillero. Je vais le faire amener ici, vous pourrez parler sans témoin. C’est une preuve de confiance que je vous donne. Je compte que vous n’outrepasserez pas les droits que l’on reconnaît à un honnête avocat ! »

Clarence Dandrige s’inclina.

« Et, ajouta le colonel, n’oubliez pas, monsieur, il n’y a qu’un moyen pour Redburn de sauver sa peau : nous donner le nom de son complice ! »

L’intendant de Bagatelle eût été capable de répondre vertement à ce fantoche. Mais il s’abstint. Il devait voir le jeune Redburn et le verrait.

Quand on amena le prisonnier, celui-ci sourit à l’intendant et fut autorisé à lui serrer la main en présence des gardes et du colonel, puis on l’attacha sur la chaise au milieu de la pièce, le dos à la fenêtre, qui fut fermée.

« Vous allez, monsieur Dandrige, vous asseoir à mon bureau. Vous n’êtes pas autorisé à vous déplacer pendant l’entretien. Les gardes resteront derrière la porte. Quant à moi…, je vais… je vais aller faire un tour au mess. Je serai de retour dans un quart d’heure et j’espère pour ce jeune daim que vous aurez des choses à m’apprendre… sinon, tant pis pour vous », conclut allègrement l’officier en se tournant vers le prisonnier.

Les gardes sortirent par la porte de gauche et on entendit le bruit des crosses de leurs fusils sur le plancher du palier. Quant au colonel, ayant cueilli son chapeau d’un geste arrondi de danseur, il sortit par la porte de droite, toute proche du bureau devant lequel se tenait Dandrige. Ce dernier connaissait parfaitement les lieux pour avoir rendu de fréquentes visites à des amis officiers qui avaient occupé ce local avant la guerre civile. Il savait que le colonel venait de faire une fausse sortie. La porte qu’il avait franchie conduisait à sa chambre et nulle part ailleurs. Il était donc là, prêt à écouter l’entretien et peut-être même à suivre du regard son déroulement.

Aussi, très vite l’intendant prit-il la parole avec volubilité, décrivant à Walter le chagrin de sa mère et de ses sœurs, lui annonçant que Kirby Smith avait capitulé. Puis il trouva enfin moyen de prévenir Walter. En allongeant les bras sur le sous-main de l’officier, il réussit à saisir un crayon à mine de plomb et une enveloppe vierge. Pivotant pour tourner de trois quarts le dos à la porte derrière laquelle il imaginait aisément le colonel Fenton aux aguets, il écrivit posément On nous surveille. Puis, faisant semblant de jouer avec son chapeau, il parvint à faire tenir le papier contre la coiffe en le coinçant dans le ruban. Ensuite, il reposa son panama sur la table et le poussa vers le bord de celle-ci, jusqu’à l’amener sous les yeux de Walter.

D’un clin d’œil, ce dernier avertit l’intendant que son message était reçu. Dandrige fit disparaître l’enveloppe et passa aux choses plus difficiles.

« Sais-tu, Walter, que les juges militaires seront sans pitié si tu ne livres pas ton complice ?

— Je ne puis, monsieur, me sauver à ce prix ! »

Clarence, qui connaissait peu le garçon, fut impressionné par son calme et sa détermination. Celui-là rachetait toutes les poltronneries des Redburn. La perspective d’une mort prochaine ne le troublait pas outre mesure.

« Le colonel Fenton m’a l’air d’un parfait gentleman, reprit Dandrige, dont le regard ironique démentait ses paroles destinées aux oreilles indiscrètes. Tu lui rendrais grand service en lui évitant de te faire pendre… car toi pendu, bien sûr, qui lui dira le nom qu’il veut connaître ?… Personne, bien évidemment !

— Bien évidemment », fit Walter, qui avait une foule de choses à confier à Dandrige, mais ne savait pas comment les communiquer à travers des phrases banales.

Le regard clair et pénétrant de l’intendant l’encourageait, semblait solliciter son intelligence. Il eut une illumination.

« Ne parlons plus de cela, monsieur Dandrige. Je voudrais que vous disiez à ma mère que je regrette la peine que je lui fais et surtout que vous vous occupiez de mon frère de lait. Vous savez, Barbichet, celui qui est toujours sombre et dont la mère a été ma nourrice. Il faut lui dire que je pense à lui, que je le fais mon héritier et que, surtout, il ne commette aucune imprudence… à la chasse, qu’il n’essaie pas non plus de venir me voir…

— Je ferai ce qu’il te plaira. Je m’occuperai de Barbichet…, mais le plus important pour l’instant est de trouver un moyen de te sauver. Nous allons faire prévenir le général Banks et des gens de Washington que nous connaissons. Des gens qui ont fait la guerre, qui savent ce qu’est la vie et la mort, et comment l’ennemi d’aujourd’hui peut être l’allié de demain.

— Je ne demande qu’une grâce, monsieur. Je veux être fusillé comme un soldat et non pendu comme un malfaiteur. »

Puis il ajouta, soudain profondément triste :

« Il faut bien qu’un Redburn paie la fuite à Halifax. On ne pourra plus désormais opposer aux miens qu’ils n’ont rien donné à la Confédération. »

Clarence Dandrige demeura silencieux, ému et assez fier de la noblesse de ce garçon, plutôt laid, qui semblait éprouver face aux mortelles promesses du lendemain une étrange volupté. Walter, en dépit de la médiocrité de ses géniteurs, était un pur produit du Vieux Sud des conquérants. Mais une telle jeunesse livrée aux exécuteurs lui paraissait un stupide sacrifice. Le colonel pommadé utilisait contre son prisonnier une arme de suicide. Plus vieux de quelques années, ayant eu le temps de jouir des plaisirs de la vie, Walter Redburn aurait peut-être balancé davantage. Mais il était à l’âge de l’intolérance, celui du tout ou rien, celui de la pureté qui n’accepte pas de compromis.

L’adolescent comprit sans doute, au regard affectueux comme celui d’un père complice que Dandrige posait sur lui, que ses raisons étaient acceptées. Il voulut cependant une confirmation ou une dernière et inacceptable espérance :

« À l’honneur vous croyez, n’est-ce pas, monsieur Dandrige ?

— Credo quia absurdum{7} », fit l’intendant d’un ton las.

Ficelé sur sa chaise, l’élève des pères jésuites laissa tomber son menton sur sa poitrine et se mit à pleurer doucement.

Quand, une minute plus tard, le colonel Fenton ouvrit la porte derrière laquelle il était demeuré, marquant ainsi la fin de l’entretien, Walter Redburn portait la tête haute, un regard sec et froid, que l’officier ressentit comme chargé de mépris.

« N’oubliez pas pour Barbichet, dit simplement Walter Redburn en serrant très fort la main de Dandrige au moment où les gardes l’emmenaient.

— Alors, monsieur Dandrige, avez-vous tiré quelque chose de ce jeune fou ? fit sans conviction Fenton, dès que la porte fut close.

— Vous en savez autant que moi, colonel Fenton, dit Clarence d’une voix sèche. Vous écoutiez derrière cette porte… comme un valet !

— Je ne vous permets pas !

— Vous ne me permettez pas quoi, Fenton ? De vous dire par exemple qu’il y a plus de différence entre vous et Walter Redburn qu’entre moi et un nègre ? »

Puis, s’animant :

« Ce garçon appartient à un monde fabuleux et exigeant où vos semblables n’ont pas accès, Fenton, même sous leurs oripeaux à galons. Au cours de cette guerre, il y a ceux qui de part et d’autre se sont battus loyalement, pour ce qu’ils croyaient être de justes raisons, et puis il y a ceux que n’embarrasse pas l’honneur primordial, ceux qui ne craignent pas de proposer des marchés qu’un Cavalier ne peut accepter, comme par exemple sauver sa vie au prix d’une délation…

— Je vais appeler la garde !

— Faites donc, colonel, mais sachez encore que je vous tiens pour un pleutre. Si vous refusez à Redburn la mort du soldat à laquelle il a droit, je vous enverrai un cartel, afin d’avoir le maigre privilège de vous expédier dans un monde où vous ne serez rien ! »

Fenton, blême, le menton tremblant, écoutait Dandrige sans trouver de repartie. Pour se donner une contenance, il ouvrit rageusement la fenêtre.

« Vous auriez dû aérer plus tôt, lui lança l’intendant, qui déjà s’apprêtait à quitter le bureau, ici, ça sent le patchouli à bas prix, comme chez les filles du Vieux Carré ! »

Comme il approchait de sa jument cavecée, attachée à un anneau au mur du poste de garde, Clarence Dandrige vit surgir un jeune Noir en uniforme bleu qui, manifestement, se proposait de lui tenir l’étrier comme savaient le faire les cavalcadours de plantations.

« C’est vous, m’sieur, qui venez de parler à M. Walter de Pointe-Coupee ? » interrogea le soldat sans élever la voix.

Dandrige, déjà en selle, retint sa monture et jeta un regard à son interlocuteur.

« Oui… Pourquoi ?… »

Tandis qu’il posait cette question, la réponse lui fut donnée. Le menton du palefrenier était ridiculement agrémenté d’une demi-douzaine de longs poils follets, tout à fait inattendus chez un jeune Noir.

« On t’appelle Barbichet… n’est-ce pas ?

— Oui, m’sieur… mais est-ce qu’ils vont pendre m’sieur Walter, m’sieur ?

— C’est probable… Mais que fais-tu là ?

— J’étais palefrenier, m’sieur, avec l’armée, depuis deux ans que j’avais laissé la plantation, quand toute la famille Redburn est partie dans le Maine. Et puis, ce nouveau colonel, il m’a pris comme cireur.

— Et c’est toi qui donnais les papiers à M. Walter ?

— Oui, m’sieur. Est-ce qu’il a dit ça, m’sieur Walter, au colonel, est-ce qu’il va le dire ?

— Non, il ne dira rien, tu peux être tranquille ! »

Le Noir aspira fortement, visiblement rassuré, puis il ajouta :

« Si m’sieur Walter il avait pas été en retard pour revenir, peut-être qu’on l’aurait pas pris, hein, m’sieur !

— Comment ça ? »

Barbichet se lança dans une laborieuse explication, dont Dandrige retint ce que savait déjà l’agent de Pinkerton. Il fallait donc prévenir la Black Horse Cavalry de ne pas se risquer à l’attaque du convoi du Texas.

« Sais-tu où et à qui M. Walter portait ces papiers, Barbichet ?

— Non, m’sieur, il m’a jamais rien dit. Je lui apportais là-bas (le Noir montra un groupe d’arbres derrière les écuries) tous les papiers du colonel et y prenait ce qu’il voulait. Il remettait les autres en place et, trois jours plus tard, je remettais ceux qu’il avait emportés.

— Sais-tu lire, Barbichet ?

— Les numéros seulement, m’sieur, mais y paraît qu’on cherche l’ami de M. Walter. Si je dis que c’est moi, on va me pendre aussi ? » questionna le Noir d’une voix inquiète en avalant péniblement sa salive.

Dandrige demeura un moment silencieux, observant ce garçon qui avait partagé les jeux de Walter, qui avait été, de bonne grâce, l’aimable souffre-douleur du fils du planteur, son complice déjà pour les rapts de pots de confiture, et plus tard son compagnon pour la chasse au rat musqué et la pêche aux tortues. L’intendant évaluait ce regard confiant, ce sourire inquiet, cette peur animale aussi, que le palefrenier tentait de dissimuler. Il le rassura :

« M. Walter ne veut pas que tu te dénonces. Il ne faut rien changer à tes habitudes. C’est lui le maître, n’est-ce pas, et c’est donc lui qui doit payer. »

Puis, tirant sur les rênes, Dandrige fit pivoter la tête de sa jument et l’enleva au petit trot sur l’allée ratissée.

De grosses larmes, toutes pareilles à celles que peuvent verser les Blancs, roulaient sur les joues du cireur du colonel Fenton. L’une d’elles suivit la commissure des lèvres, descendit jusqu’au menton et vint glisser le long de ces poils ridicules qui lui valaient le gentil surnom de Barbichet.