14

À BAGATELLE, alors que l’automne s’annonçait et que, la cueillette du coton achevée, on évaluait la médiocrité de la récolte, inférieure de moitié à ce que Dandrige avait prévu, un événement domestique mineur vint ajouter au désenchantement.

Un soir, après avoir desservi la table du dîner, Brent et Rosa se présentèrent au salon, embarrassés, comme s’ils avaient une faute à avouer.

« Que se passe-t-il ? dit nonchalamment Virginie, qui, sur le grand Pleyel, accordé aux frais de Castel-Brajac, triait des partitions.

— Eh bien, m’ame, commença Brent en s’étranglant à demi, Rosa et moi, nous allons quitter… la maison…

— Quoi ? Qu’est-ce qui vous prend à tous deux ? Quelle mouche vous a piqués ? Vous n’êtes pas bien ici ? »

Dandrige, Castel-Brajac et Charles, penchés sur un plan de la propriété, car on envisageait de reconvertir une large parcelle en prairies, afin de développer l’élevage des bovins, levèrent la tête simultanément.

« Oh ! nous n’irons pas loin, m’ame, et quand on aura besoin de nous m’ame pourra compter sur Brent et Rosa, mais v’là qu’on m’offre un bon travail dans l’administration… parce que, ajouta aussitôt le majordome en se rengorgeant, moi, je sais lire, écrire et compter et bien parler le français, le congo{51} et un peu bien l’anglais !

— Ne dis pas que tu vas remplacer l’attorney général, Brent, fit Virginie en se moquant.

— Non, m’ame, je dois remplir les papiers du Bureau des affranchis de la paroisse. Je pourrai aider les nègres à s’embaucher d’ici de là, leur expliquer pour l’école de leurs enfants et parler de tout ça avec les messieurs blancs du Bureau qui comprennent pas toujours bien nous autres !

— Mais dis donc, Brent, qui t’a appris à lire et à écrire, hein ? Qui t’a emmené en France, à Paris, où tu as vu et connu des choses que les nègres d’ici ne sauront jamais ? C’est mon fils Marie-Adrien et moi ; on ne t’a pas éduqué pour que tu ailles faire le pitre chez les Yankees. Sans nous, tu n’aurais été qu’un esclave aussi stupide que les autres. Ta place est ici, tu y restes et Rosa avec toi ! »

Rosa se mit à pleurer doucement en triturant son tablier et Brent lui jeta un regard d’une grande tendresse. Résolument, il se retourna vers sa maîtresse.

« Maintenant, m’ame, y faut penser que les nègres comme moi, qui ont eu des bons maîtres, qui les ont bien éduqués et pas souvent battus, y peuvent avoir envie de travailler à des choses plus… plus… importantes que servir le potage ou cirer les meubles. Je voudrais que Rosa soit un jour une petite dame noire et que nos petits y puissent apprendre à l’école et devenir des maîtres ou des employés aux écritures. On pourrait dire aux autres nègres comme ça que s’ils travaillent comme nous on a travaillé, eux aussi ils pourraient sortir du coton, de la canne ou des cuisines… C’est pas un péché, m’ame, et ça empêche pas qu’on vous aime bien, Rosa et moi. Mais voilà, y faut qu’on prenne notre chance maintenant.

— Qui t’a mis ces idées dans la tête, animal ? Ces types venus du Nord, ce nouveau chef du Bureau des affranchis qui veut contrôler les gages de tous les nègres qui restent encore sur les plantations ?… Va-t’en si tu veux te mettre au service de ces olibrius, mais Rosa reste, elle, j’en ai besoin !

— Non, m’ame, elle peut pas rester si je m’en vais.

— Et pourquoi, mon Dieu ? Tu as peur qu’on te l’abîme, ta négresse ? »

Brent ferma à demi les yeux et renifla douloureusement. Vaincre l’incompréhension des Blancs n’était pas une entreprise aisée. Dandrige heureusement vint à son secours :

« La femme d’un fonctionnaire noir, Virginie, ne peut pas être domestique. C’est une question de dignité et je crois que Brent essaie de nous faire comprendre ça ! »

Le majordome acquiesça.

« Depuis qu’ils sont libres, ils veulent tout avoir, les piastres, la considération, de beaux habits et ne rien faire. Qu’ont-ils besoin de dignité, ces gens-là, ils oublient d’où ils sortent, non !

— Ils en ont plus besoin que quiconque, intervint Charles, et si nous voulons aider les meilleurs d’entre eux, ceux qui ne nous détestent pas encore, à sortir de leur condition, il faut les aider, mère !

— Les aider à nous quitter, lança Virginie vivement, voilà ce que vous proposez !

— Les aider à se séparer de nous, c’est exactement cela, Virginie, fit doucement Dandrige.

— Alors, qu’ils aillent au diable et qu’ils crèvent, cria Mme de Vigors. Qu’ils prennent leurs cliques et leurs claques et quittent la plantation tout de suite, je ne veux plus les voir… »

Rosa sanglotait, la tête dans ses mains aux longs doigts secs et spatulés. Brent baissait les yeux, malheureux, déçu, chagrin. Il avait espéré vaguement que tout se passerait bien, qu’on lui prodiguerait des encouragements, qu’on ferait des vœux pour sa réussite, et qu’un jour, bien vêtu d’une redingote qu’il aurait lui-même achetée chez un tailleur, accompagné de Rosa qui porterait un chapeau à fleurs qu’il aurait payé de ses propres piastres, il reviendrait faire une visite à Mme de Vigors pour lui montrer comme il avait bien avancé dans la vie, lui, l’esclave aimé de ses maîtres. Il découvrait au contraire qu’on ne les aimait pas assez, Rosa et lui, pour souhaiter leur élévation. La maîtresse avait seulement une affection de surface pour son majordome et sa femme de chambre en tant que tels. Brent imaginait que Mme de Vigors aurait pu montrer un peu de tristesse en voyant s’éloigner deux bons serviteurs, qui n’avaient en rien changé d’attitude depuis l’émancipation des Noirs. Elle n’éprouvait finalement que de la colère.

« Nous pourrons continuer à habiter notre case sur la plantation, m’ame ? interrogea timidement Brent.

— Ah ! ça alors ! Non ! Ce serait trop facile. Vous ne voulez pas aussi qu’on vous nourrisse avec vos gosses ? Allez demander cela à vos nouveaux maîtres… Vous partirez d’ici… »

Dandrige coupa d’un ton sec la parole à Virginie :

« Naturellement, vous continuerez à habiter la plantation, aussi longtemps que vous n’aurez pas un logement décent, Brent, et je vous réglerai vos gages dès que le coton sera vendu… Et, si les choses ne vont pas comme vous voulez dans votre nouveau métier, on vous trouvera de l’emploi ! »

Boudeuse, Virginie s’était jetée sur le canapé, tournant le dos à ses domestiques.

« Bonne chance ! » leur lança Charles quand ces derniers se retirèrent.

Rosa eut un mouvement pour s’approcher de sa maîtresse, mais Brent la retint. Alors elle dénoua calmement son tablier de cotonnade et le laissa glisser sur le tapis, où il demeura comme une dépouille… ou un symbole.

Tard dans la soirée, Mme de Vigors vint frapper à la porte de Dandrige. Il lui ouvrit et ils eurent un long tête-à-tête.

« Pourquoi m’avez-vous contredite, Clarence ? Pourquoi m’avez-vous humiliée devant des nègres ?

— Parce que je ne voulais pas que Brent et Rosa partent en vous détestant, Virginie. Ils ne peuvent vous connaître comme je vous connais, ni savoir ce qu’est la complexité des sentiments et la rigueur de l’orgueil d’une femme comme vous. Si vous regardez au fond de vous-même, mon amie, quand Brent a parlé, qu’avez-vous ressenti, indépendamment des mots que vous avez prononcés ? Dites-le-moi.

— Du chagrin, Clarence, du chagrin devant un abandon. J’ai connu Brent gamin et il a vu mourir mon fils !

— Pourquoi ne pas l’avoir montré au lieu de dire des choses blessantes ?

— Parce qu’une dame de qualité n’a pas de chagrin quand ses domestiques la quittent. Elle n’a pas à dévoiler ses sentiments, elle commande ou congédie, c’est tout ! L’émancipation ne lui laisse d’ailleurs pas d’autre alternative ! Nous ne sommes plus responsables de ces gens. Brent et Rosa me l’ont bien fait sentir. Qu’ils aillent ailleurs vivre leur vie…

— C’est exactement ce qu’ils veulent, depuis qu’on les a restitués à eux-mêmes, depuis qu’ils sont libres.

— Pftt ! Quelle liberté leur a donnée M. Lincoln, je vous le demande ?

— La liberté d’être noir, Virginie, et, croyez-moi, c’est beaucoup… dans un monde où depuis deux siècles on ne pouvait qu’être blanc… ou rien !… »

Longtemps ils supputèrent les chances de cet univers en mutation dans lequel la dernière partie de leur vie allait se dérouler. La mauvaise récolte de coton ne laisserait guère que 2 000 à 2 500 dollars quand tous les frais et les salaires seraient payés. Fort heureusement, on tirerait quelques profits de la canne à sucre et Charles, à qui Ed Barthew confiait des dossiers, commençait à se constituer une clientèle. Ses honoraires s’ajouteraient bientôt à la pension que payait M. de Castel-Brajac et à la petite participation des sœurs Barrow, hébergées en attendant la fin de leur deuil. Ces ressources réunies permettraient à Virginie de ne pas trop écorner le petit capital que son fils lui avait rapporté de France. Quant à l’avenir, on ne savait trop comment l’envisager. Planter des pacaniers, davantage de cannes et développer l’élevage paraissait sage au moment où la main-d’œuvre se raréfiait malgré les interventions des militaires qui menaçaient d’envoyer aux travaux publics tous les Noirs pris en état de vagabondage.

La vie à Bagatelle suivait son cours comme un voilier son cap. On disait dans la paroisse que la plantation passait pour la plus accueillante. Si l’on ne donnait plus de grands dîners, on organisait des veillées au cours desquelles Castel-Brajac se mettait au piano, révélant à un auditoire formé aux harmonies de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Chopin ou de Strauss des compositeurs encore peu joués en Amérique, comme Brahms, Liszt, Schumann, César Franck.

Virginie s’asseyait parfois devant le vieux clavecin, qu’elle avait autrefois tiré d’un débarras où l’instrument sommeillait depuis un quart de siècle, alors qu’Adrien de Damvilliers, son parrain et son futur mari, régnait sur Bagatelle et ses quatre cents esclaves.

Les sons aigrelets, les mélodies ornées, les arpèges, les trilles de Couperin, les harmonies chantournées et l’ampleur polyphonique de Rameau, les langueurs mélodieuses de Siret, le lyrisme bucolique de Daquin, valaient certains soirs à Mme de Vigors de grandes ovations de la part d’un public qui voyait déjà dans le clavecin un instrument d’un autre âge que personne ne savait plus « toucher ».

La poste, qui fonctionnait à peu près normalement, apportait régulièrement les journaux, donc les nouvelles du Nord et du reste du monde. On apprit ainsi que le général Robert Lee avait accepté au mois de septembre la présidence du Washington College à Lexington (Virginie) et qu’une colonne de l’armée du général Connor, commandée par le colonel Cole, avait infligé une sévère défaite à un parti de 3 000 Indiens, Sioux, Cherokees et Arapahos, rassemblés dans l’Idaho. La bataille avait duré trois jours et fait des centaines de victimes.

Ces événements rendirent Tampleton morose. Le retour à une activité civile et officielle de son idole, le grand Robert Lee, qui venait de signer un acte d’allégeance, le décevait. Et c’était encore de l’amertume que lui causait l’évocation d’une expédition contre les Indiens à laquelle il n’avait pas pris part.

« Je suis bien convaincu que l’armée des États-Unis fera appel à vous, général, pour régler un de ces jours le compte de quelques Peaux-Rouges rebelles ! avait lancé Dandrige.

— J’aimerais mieux me faire trancher le bras qui me reste avec une hache plutôt qu’endosser un uniforme bleu ! »

À Bagatelle, comme dans beaucoup de familles sudistes, on commenta avec indignation un éditorial publié par le New York Times le 4 septembre 1865, exigeant que Jefferson Davis soit traduit devant la Cour suprême pour répondre de l’accusation de trahison déjà formulée contre l’ancien président de la Confédération. Il faut faire savoir à tous les citoyens, disait l’éditorialiste, que l’incitation à la sécession n’a pas été seulement une erreur, mais un crime !

Ce sentiment s’estompa rapidement, toutefois, devant la honte que ressentirent tous les anciens officiers confédérés en apprenant, un mois plus tard, qu’un des leurs, le capitaine Henry Wirz, commandant le camp de prisonniers d’Andersonville (Georgie), avait été condamné à mort par un tribunal militaire fédéral et pendu. Cet officier n’avait pu nier les atrocités commises sous sa responsabilité à l’encontre de nombreux prisonniers nordistes.

Les journaux n’apportaient pas cependant que des informations tragiques. Ainsi, on avait pu lire dans le Saturday Press de New York, que recevaient régulièrement les Redburn, une très amusante histoire écrite par un jeune reporter de San Francisco, qui signait Mark Twain. Sous le titre La célèbre grenouille sauteuse du comté de Calaveras, le journaliste racontait comment un parieur roublard avait floué un vaniteux, propriétaire d’une grenouille sauteuse, en faisant avaler à cette dernière quelques cuillerées de petit plomb. L’histoire, donnée pour véridique, paraissait un peu grosse et les gens informés soutenaient qu’elle n’avait pas plus d’authenticité que le nom de son auteur. Derrière le pseudonyme de Mark Twain, inspiré par la litanie codée des sondeurs de rivière, se cachait, affirmait-on, un ancien pilote du Mississippi nommé Samuel Clemens. Ce garçon s’était engagé comme sous-lieutenant en 1861, dans les « Marion Rangers » du Missouri, groupe improvisé de jeunes Confédérés. Mais, ayant récolté une entorse au cours d’une marche de nuit, il s’était converti à la cause de l’Union. Et cela d’autant plus aisément que, n’étant pas un foudre de guerre, il avait préféré rejoindre son frère Orion Clemens, nommé secrétaire du territoire du Nevada.

De France, Mme de Castel-Brajac envoyait à son fils des lettres fort spirituelles et parfois un peu imprudentes, car elle ne ménageait guère ses critiques à l’égard du pouvoir impérial. C’est ainsi qu’on avait su à Pointe-Coupee la mort survenue à Paris, au mois d’août, de Miss Howard, la maîtresse de Napoléon III, que Charles et son ami avaient rencontrée plusieurs fois et qu’ils nommaient comme tous les Parisiens informés « la Chaîne anglaise ».

Quand, à la fin de l’année, on sut que vingt-sept États avaient adopté le XIIIe amendement à la Constitution des États-Unis, lequel déclarait l’esclavage illégal sur l’ensemble du territoire, personne n’en fut étonné. Les citoyens louisianais étaient plus attentifs aux déclarations qu’avait faites en novembre, devant l’assemblée générale de la législature de l’État, le gouverneur Madison Wells.

« La législature, avait expliqué ce dernier, qui devra assurer à celui qui a son travail à vendre une juste protection et une rémunération équitable, et au capital, qui achètera le travail, une sécurité absolue et un profit raisonnable, sera aussi difficile qu’embarrassante. Depuis la création du monde, aucune relation fixe n’a jamais été établie entre le capital et le travail et aucun sage, ni aucun homme d’État, n’a jamais esquissé un plan par lequel les différends qui ont toujours existé entre eux puissent être efficacement conciliés. Les gens éclairés paraissent avoir acquis la conviction que plus le travail et le capital peuvent être liés d’une façon directe et intime, moins il y aura d’obstacles à une entente réciproque, et que moins il y aura d’interventions législatives ou autres entre ceux qui ont leur travail à vendre et ceux qui ont le capital pour l’acheter, mieux cela vaudra pour les parties intéressées et pour la société en général. En d’autres termes, la véritable sagesse consiste à donner à chaque individu un contrôle sur le marché qu’il doit faire, aussi étendu que le supportent la bonne foi et l’intérêt public. »

Ce discours prononcé devant les sénateurs et les représentants issus des élections de 1864, plut assez, et Madison Wells obtint, ce jour-là, un beau succès. Un certain nombre de discussions en découlèrent, qui firent naître une bouffée d’espoir. La législature recommanda la création d’une milice d’État pour remplacer les troupes fédérales qui devraient bien s’en aller un jour ou l’autre ! Les élus proposèrent aussi des moyens pour faciliter l’immigration et allèrent jusqu’à suggérer l’abandon du nègre à lui-même et le recrutement en Chine de coolies pour remplacer sur les chantiers des chemins de fer et dans les champs les anciens esclaves qui, « trompés et excités par des démagogues fanatiques et sans préjugés, se montraient plus enclins au vagabondage qu’au travail et même parfois tout disposés à la révolte et à l’insurrection ».

La nomination au Bureau des affranchis d’un nouveau responsable, le général Baird, permit aussi de clarifier les choses. À peine installé, le haut fonctionnaire fit savoir aux Noirs qu’il n’y aurait pas de distribution de terres, comme certains le leur avaient fait croire, et qu’ils devaient se mettre au travail. Les règles nouvelles prévoyaient pour les Noirs vingt-huit jours de travail par mois : dix heures par jour en été, neuf heures en hiver. Les salaires étaient à débattre, mais une somme pouvait être retenue pour l’entretien des écoles noires, et tout travailleur ayant manqué de respect à son employeur pouvait être renvoyé. Enfin, toute absence non motivée valait au coupable une perte du double du salaire qu’il aurait touché pour la période intéressée. Les planteurs, de leur côté, se voyaient imposer une nouvelle taxe d’un dollar par travailleur et par an, pour l’entretien des anciens esclaves trop âgés pour travailler.

Ces décisions ne satisfirent pas complètement les grands planteurs que l’on appelait volontiers « les bourbons » et indisposèrent carrément les radicaux, qui sentaient bien que le but recherché était le maintien des privilèges ancestraux d’une certaine classe.

Plus qu’à ces combinaisons politiques et administratives, les dames de la ville, comme celles des plantations, furent sensibles à la vente aux enchères du théâtre Saint-Charles organisée à la demande expresse du directeur de la Compagnie du Gaz de La Nouvelle-Orléans. Ce dernier détenait assez de notes impayées pour obliger Noah Ludlow et Sol Smith, les propriétaires, à passer la main. Il faut dire qu’avec ses trois cents becs, ses lustres suspendus et ses torchères à potences accrochées aux colonnes qui soutenaient le balcon et la première galerie, le théâtre Saint-Charles était le plus gros consommateur de gaz de la ville.

Ouvert en 1843, ce théâtre avait succédé à l’inoubliable salle qui portait le même nom et qui, sur le même site, avait été détruite par un incendie en 1842. Le Saint-Charles, premier du nom, construit en 1835 par l’architecte Mondelli pour le compte d’un certain Caldwell, avait coûté 350 000 dollars et pouvait contenir 4 100 spectateurs. C’était, affirmaient tous les amateurs, le plus beau théâtre des États-Unis. Le grand lustre de 36 pieds de diamètre et 12 pieds de haut ne comportait pas moins de 250 chandeliers à gaz et 23 300 pendeloques de cristal…

Moins somptueuse, la nouvelle salle à l’italienne de Ludlow et Smith était cependant fort prisée des acteurs et des chanteurs, qui en appréciaient les qualités acoustiques.

« Ce théâtre finira, comme le précédent, dans un incendie, diagnostiquait Virginie. Le gaz, quoi qu’en disent nos Parisiens – c’est ainsi qu’elle appelait encore Charles et Gustave – a parfois des sautes d’humeur, capables d’enflammer à distance un voile ou un chapeau…

— Il n’est point besoin de fréquenter les théâtres, soutenait Adèle Barrow qui assimilait encore les actrices aux prostituées. Le fait que bien souvent ces lieux soient détruits par le feu prouve assez leur vocation infernale… »

Depuis la mort tragique de Clément, les deux Sœurs Barrow s’étaient installées à Bagatelle et participaient quelquefois aux veillées. Vierge endurcie et acide, Adèle suffoquait parfois d’indignation en entendant, complaisamment développées par Gustave et Charles, les joyeusetés de la vie parisienne. Louise, dont la raison fragile n’avait pas résisté au drame vécu à Barrow House, tricotait mécaniquement d’interminables écharpes en souriant, inquiète seulement de savoir si la maison de famille était vendue et les impôts payés. Quand ces formalités furent accomplies et qu’une somme de quelques milliers de dollars revint aux deux sœurs, Adèle déclara qu’elle allait se mettre en quête d’une maison à louer. Elle préférait, disait-elle, se perdre dans l’anonymat de La Nouvelle-Orléans, où sa sœur et elle-même pourraient finir paisiblement leurs jours en priant pour le salut de l’âme de Clément.

Si Charles de Vigors acceptait souvent des invitations à dîner chez les Redburn, les Tiercelin, les Tampleton ou même chez des Cajuns aisés, clients de l’étude « Barthew et Vigors », Castel-Brajac, lui, ne sortait que rarement. S’occupant activement de ses abeilles, secondant volontiers Dandrige dans l’administration de la plantation, il préférait, aux heures de loisirs, l’ambiance de Bagatelle et surtout la cuisine de la vieille Anna.

« Charles aime à dîner partout où il y a de jolies filles, dit-il un jour à Virginie ; moi, je préfère l’atmosphère familiale de votre maison, votre aimable compagnie et le gombo d’Anna ! »

La cuisinière, affligée par le départ un peu tumultueux de sa fille et de son gendre, avait tout de suite reconnu dans la personne du gros Gascon réjoui un amateur de bonne chère.

Souvent, à l’heure où tout le monde se retirait pour aller dormir, Gustave, muni d’un pot de café qu’il pouvait réchauffer sur une veilleuse à alcool et d’une provision de cigares, s’isolait dans ce qu’il appelait pompeusement son observatoire. Il s’agissait de cette case à esclaves abandonnée, qu’il avait fait surélever suffisamment pour disposer d’un local assez spacieux et dominant la forêt environnante. Du haut de cette tour, le regard parcourait l’horizon sur 360 degrés et ne rencontrait nul écran ou obstacle pour observer la calotte céleste. Grâce à un système de panneaux à glissières, mis au point par Castel-Brajac et construit sous ses ordres par « ses ouvriers », l’ami de Charles passait là-haut des nuits enchanteresses. Le Gascon y avait fait monter, sur un lourd pied de fonte, la lunette astronomique de quatre pouces, fabriquée par M. Bardou, 55, rue de Chabrol, à Paris, pour le prix déjà élevé de 600 francs.

L’instrument, de longueur focale 1,60 m, muni d’une petite lunette chercheuse pour amener plus aisément l’étoile à étudier dans le champ de la grosse, possédait trois oculaires célestes grossissant 100, 160 et 250 fois, plus un oculaire terrestre grossissant 80 fois.

« Cet engin – identique à celui que l’empereur Napoléon Ier avait fait fabriquer quand il rassemblait le camp de Boulogne et projetait un débarquement en Angleterre – me permet de pénétrer le ciel jusqu’aux étoiles de douzième grandeur, soutenait Castel-Brajac.

— J’ai bien peur qu’un jour de grand vent la tour, la lunette et l’astronome ne finissent écrasés sur le sol ! » s’était inquiété Clarence Dandrige.

Castel-Brajac, brandissant des feuillets couverts de calculs trigonométriques, avait aussitôt rassuré l’intendant : « l’observatoire » n’avait pas été construit à la légère. Il résisterait aux ouragans, grâce à des haubans d’acier tendus aux bons endroits.

Pour prouver sa confiance à Gustave, Dandrige avait gravi les escaliers intérieurs, surpris de découvrir là canapé, guéridon, table à cartes et sur les cloisons quelques portraits de savants dont celui de Galilée.

« J’ai aussi encadré le plus beau monument jamais élevé à la bêtise humaine, dit Gustave, la sentence prononcée contre Galileo Galilei et l’abjuration que dut prononcer ce dernier, le 22 juin 1633, à l’âge de soixante-dix ans devant « les éminentissimes et révérendissimes cardinaux de la République universelle chrétienne, inquisiteurs généraux contre la malice hérétique ».

Dandrige lut le texte de la sentence des illustres ministres de l’époque : L’opinion que le soleil est au centre du monde et immobile est absurde, fausse en philosophie et formellement hérétique parce qu’elle est expressément contraire à la Sainte Écriture.

« Pauvre Galilée ! conclut l’intendant.

— Heureux Galilée, au contraire, heureux de savoir qu’il avait raison seul contre tous et qu’un jour le Saint-Office tomberait pour l’éternité dans le ridicule où s’abîment toujours les sectaires.

— Est-ce en contemplant la lune et les étoiles que le grand scepticisme vous est venu, Gustave ? Est-ce ainsi que vous avez remis Dieu en question ?

— Pas du tout ! Le magistral équilibre de la création ne peut être nommé « hasard » seulement parce que l’intelligence originelle qui dut y présider échappe à toute identification. Je ne sais pas si Dieu existe ni s’il est bon ou mauvais. Tout ce que je crois, c’est que Dieu n’est certainement pas un père fouettard barbu qui guette nos manquements à des lois fixées par des types du genre de ceux qui ont condamné Galilée ! Dieu, pour moi, c’est tout simplement l’inexplicable.

— Mais, puisque la science explique un peu plus chaque jour, admettez-vous, Gustave, que Dieu, peu à peu, voit sa substance grignotée ?

— Au contraire, Dandrige, l’inexplicable croît, chaque jour, puisque chaque découverte n’est qu’une nouvelle constatation d’ignorance. L’homme, finalement, ne trouve que des questions même s’il a la vanité de croire que ce sont des réponses !

— Alors qu’est-ce que le progrès, d’après vous ? Et ne peut-on imaginer l’homme capable de répondre un jour aux trois questions élémentaires : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

— Je crois l’homme doué d’une capacité d’imagination et de création immense pour améliorer le confort, la sécurité et l’agrément de la vie. Je crois aussi à la manifestation, de temps en temps, de quelques génies comme Platon, Galilée, Michel-Ange ou Fulton, capables de faire faire au progrès un grand pas dans un domaine donné. Mais les choses intéressantes ne commenceront pour l’homo sapiens que le jour où il aura fait son plein de progrès matériels, où il ne pourra plus imaginer de désirs insatisfaits.

— Pourquoi ? Parce qu’il sera rendu à l’humilité ?

— Parce qu’il ne lui restera plus alors qu’une seule aventure à tenter : l’aventure spirituelle !

— Un univers de contemplatifs serait rapidement voué à l’anéantissement par renoncement à la vie, les peuples en extase mourraient d’inanition !

— Ce serait de toutes les fins possibles pour ce monde sans doute la plus sage…, n’est-ce pas ? » conclut le Gascon qui, l’œil à l’oculaire, invita ce soir-là Dandrige à contempler Antarès.

C’est au cours d’une nuit particulièrement claire du mois de janvier 1866 que l’attention de l’astronome fut attirée par un phénomène qui n’avait rien de céleste. Alors qu’il procédait, vers deux heures du matin, à la fermeture des panneaux à glissières de son observatoire, après quelques heures passées en tête-à-tête avec la lune, il vit par-dessus la laque sombre de la forêt, du côté de Fausse-Rivière, mais au-delà du bras mort du fleuve qui portait ce nom romantique, les lueurs d’un incendie.

Dandrige, alerté, gravit les marches de l’observatoire et se repéra aisément :

« C’est au sud du village de Waterloo, dit-il, du côté de Barrow House… Si nous y allions ? »

Galoper au clair de lune a toujours été pour les bons cavaliers… et les bons chevaux un plaisir sans mélange. Botte à botte, Gustave de Castel-Brajac et Clarence Dandrige traversèrent Sainte-Marie endormie, faisant aboyer les chiens et fuir les chats en conversation aux carrefours. Puis ils longèrent, en file indienne, à cause des branches basses des saules, le bras nord de Fausse-Rivière, troublant le concert des grenouilles, tirant de leur sommeil vertical les échassiers repus, obligeant les rats musqués à plonger entre les roseaux, suscitant la curiosité des hiboux aux yeux jaunes.

À Waterloo, tous les villageois étaient debout. Les pompiers, depuis belle lurette sur les lieux du sinistre, avaient envoyé un émissaire chercher le curé. Il y avait des morts à ensevelir et des mourants à assister. La grande maison de plantation des Barrow, devenue depuis trois semaines la propriété d’un banquier de Chicago, investisseur dans les chemins de fer, achevait de brûler.

Dandrige et Castel-Brajac arrivèrent pour assister à l’effondrement de l’habitation principale dans un jaillissement d’étincelles. Quand les flammes faiblirent et que l’âcre fumée se dissipa, ils virent, dressées vers le ciel, les quatre grosses colonnes à chapiteaux corinthiens qui supportaient quelques instants auparavant le fronton triangulaire sculpté, où l’on voyait Zeus et sa seconde épouse, Mnémosyne, entourée de ses filles, les neuf Muses.

Ils apprirent très vite d’un nègre hébété, qui soutenait de sa main droite son avant-bras gauche brisé, que toute la famille Goldsmith avait péri dans l’incendie, le feu ayant pris aux quatre coins du rez-de-chaussée et sous le grand escalier ciré.

Castel-Brajac et Dandrige, qui eurent au même moment la même pensée, échangèrent des regards éloquents et se remirent en selle.

L’incendie, après ce qu’ils venaient d’apprendre, ne pouvait avoir pour origine la chute d’une lampe à pétrole près d’un rideau, comme l’expliquait le capitaine des pompiers avec l’assurance de l’expert. Ce feu avait été allumé par quelqu’un connaissant bien les lieux et qui savait qu’en enflammant d’abord l’unique escalier, il condamnait à une mort quasi certaine les gens endormis au premier étage.

« La croyez-vous capable d’un tel geste ? demanda Gustave à Clarence, tandis que leurs chevaux trottaient vers Bagatelle.

— C’est une pauvre folle, vous le savez bien, et souvenez-vous comme elle a suivi attentivement la conversation quand quelqu’un racontait l’autre jour l’incendie du théâtre Saint-Charles. »

Les cavaliers regagnèrent la plantation avant le jour, mais ils décidèrent d’attendre ensemble le réveil de la maisonnée. Castel-Brajac mit la cuisine sens dessus dessous pour préparer du café. Il venait à peine de le servir quand Adèle Barrow apparut dans le salon. Elle sursauta à la vue des deux hommes.

« Je me croyais la plus matinale, mais je me suis trompée… N’avez-vous pas vu Louise ? Nous avons l’habitude, depuis toujours, de dire le chapelet ensemble à cinq heures et demie. Elle n’est pas dans sa chambre et je me demande où elle est passée !

— Nous ne savons pas où elle est actuellement, Adèle, mais nous savons peut-être où elle est allée cette nuit. Votre maison, Barrow House a complètement brûlé. Votre sœur serait-elle capable d’allumer un incendie ? demanda Dandrige.

— Mais il y a plus de cinq miles d’ici à chez nous et Louise n’a pas monté un cheval depuis vingt ans !

— C’est très faisable à pied en deux heures, dit Castel-Brajac, surtout quand il y a le clair de lune et que l’on connaît bien les chemins ! »

Adèle Barrow se laissa tomber dans un fauteuil.

« Donnez-moi un peu de café, s’il vous plaît, dit-elle d’un ton las. Il va falloir la retrouver, la pauvre créature. Je la crois bien capable d’un tel geste. Elle me disait souvent ces temps-ci que notre pauvre frère pourrait, avec notre aide, chasser les intrus… Mais parle-t-on déjà, là-bas, d’un incendie criminel ?

— Non, les pompiers et le shérif avaient l’air de croire à un accident… et comme il n’y a pas eu de survivants, sauf un nègre que personne n’écoutera, Louise, si elle est coupable, ne sera peut-être pas mise en cause, expliqua Castel-Brajac.

— C’est égal, quelle tragédie, tous ces morts ! Combien, cinq, six ?

— Huit ! dit Dandrige : le père, la mère, quatre enfants, une institutrice anglaise et le secrétaire du banquier.

— Ces pauvres gens n’étaient pour rien dans nos malheurs. Certes, ils avaient eu la maison pour une bouchée de pain après s’être acoquinés avec le collecteur des impôts, mais enfin, comme disait Mme de La Sablière, “la vengeance procède toujours d’une âme qui n’est pas capable de supporter les injures ” ».

Dès que tous les habitants de Bagatelle furent, sur pied, on se mit à la recherche de la cadette des Barrow, les uns optant pour la forêt, d’autres pour les bords du Mississippi. Finalement, peu avant l’heure du déjeuner, ce fut le docteur Murphy qui la ramena dans son buggy.

« J’ai trouvé Louise chez Criquet, le boulanger de Sainte-Marie. Elle s’empiffrait de petites brioches et déclarait à qui voulait l’entendre qu’on ne lui donnait rien à manger et que sa sœur Adèle dépensait tout l’argent de la famille en fanfreluches et en chapeaux ! Elle m’a suivi sans difficulté, ajouta le médecin, et m’a offert, pour le prix de la course et d’une consultation que je ne lui ai pas donnée, un jeu de cartes dans un étui de cuir. Le voilà ! J’imagine qu’il vous appartient ! »

Adèle prit l’étui de maroquin patiné, puis elle se tourna vers Dandrige :

« C’est ce jeu que Clément utilisait pour faire des réussites. Il le rangeait toujours dans le placard sous l’escalier. C’est là que Louise a dû le trouver… cette nuit !

— Non, pas cette nuit, minauda la vieille fille, pas cette nuit. Une autre nuit, avant Noël… Cette nuit, j’ai apporté ça ! »

Elle ouvrit la main, et sur sa mitaine noire apparurent deux dominos, le double-six et le double-blanc.

« Et il ne s’est rien passé cette nuit… là-bas, Louise ? dit doucement Virginie.

— Oh ! si. J’ai vu Clément qui m’a dit de ne plus revenir, car il allait mettre le feu à la maison avant de prendre le bateau. Il a dit aussi que dans une semaine il viendrait nous chercher, Adèle et moi, pour habiter à La Nouvelle-Orléans une belle maison neuve.

— Et crois-tu vraiment que la maison a brûlé, Louise ? fit Adèle en s’efforçant au naturel.

— Bien sûr qu’elle a brûlé…, tiens ! J’ai aidé Clément à mettre le feu partout et puis on est parti tous les deux. Mais sur la route de Sainte-Marie il m’a laissée ! Alors, comme j’avais faim, je suis entrée chez Criquet où j’avais rendez-vous avec Murphy ! Voilà… Je suis bien contente et je boirais bien une tasse de thé…

— Que vais-je devenir, mon Dieu, avec ma sœur folle, et sans argent ! » gémit Adèle dès qu’on eut emmené Louise dans sa chambre.

Murphy fit immédiatement une proposition qui fut agréée :

« La pauvre Louise peut devenir dangereuse, bien malgré elle. Aussi faut-il la surveiller en permanence. Si Adèle y consent, je puis la faire admettre à l’hôpital de charité à La Nouvelle-Orléans.

— Et je pourrais prendre un logement à proximité pour aller la voir tous les jours, approuva Adèle Barrow, à moins que les clarisses ne veuillent m’admettre chez elles…

— Qu’avez-vous besoin d’aller vous enterrer dans un couvent ! lança Murphy. Il y a mieux à faire de vos forces, Adèle. Que diable, vous ne trouvez pas que la dose de renoncement est suffisante pour vous ?

— Mon bon Murphy, dit la vieille fille, je connais depuis trop longtemps votre gentillesse et votre générosité – d’ailleurs les ivrognes sont toujours généreux, ne put-elle s’empêcher d’ajouter – mais, voyez-vous, enterrée, je le suis déjà !… Je suis morte avec notre vieux Sud et, si Dieu me porte quelque intérêt, qu’il me rappelle à Lui le plus vite possible, ainsi que Louise… »

Le médecin haussa les épaules et se tourna résolument vers Virginie.

« Moi qui suis encore coupablement attaché aux jouissances terrestres, je boirais volontiers un verre de liquide alcoolisé, dit-il. Ensuite, j’irai soigner mes malades, accoucher quelque jeune femme ou réparer un tour de reins. C’est évidemment moins agréable à Dieu que de se réfugier dans les pans de son manteau, quand tout va mal pour vos petites affaires, à la fin d’une vie au cours de laquelle on n’a manqué de rien et qu’on a passée à dire du mal de ses semblables en croquant des macarons !

— C’est pour moi que vous dites ça, Murphy ? lança Adèle Barrow en se redressant.

— Ouais, c’est pour vous, ma belle, pour vous qui vouez à l’enfer celui qui boit un verre de trop et la fille de ferme qui se fait trousser par un berger. En fait de pécher, hein ! les Barrow, vous vous défendez pas mal ces temps-ci ; entre Clément et Louise, ça fait neuf morts et un suicide sur la conscience de la famille… Mais naturellement, comme vous êtes bien avec le Ciel, tout ça s’arrangera !

— Taisez-vous, Murphy ! intervint Virginie en voyant Adèle sangloter, vous êtes injuste ! »

Le médecin but une gorgée du bourbon qu’on venait de lui servir, reposa son verre, s’approcha d’Adèle et, au grand étonnement de l’assemblée, lui mit la main sur l’épaule :

« Mon jeune ami le docteur Horace Finks, qui prendra ma suite avant qu’il ne soit longtemps, va ouvrir un dispensaire – c’est un maniaque de l’hygiène, de la vaccination et de la surveillance médicale. Il a besoin d’une femme… autoritaire… pour tenir la boutique… Ça serait autrement plus utile que vous alliez travailler avec lui plutôt que vous enfermer dans un couvent mal aéré !… Peut-être découvrirez-vous, pendant qu’il en est encore temps, que le bon Dieu a une fâcheuse propension à se désintéresser des pauvres ! »

Adèle Barrow se redressa :

« Ce n’est pas un parpaillot doublé d’un ivrogne qui dictera sa conduite à une Barrow, Murphy. Je ne veux plus jamais vous voir… Pour moi, vous êtes déjà mort !

— Requiescat in pace ! dit le médecin en vidant son verre. Surveillez tout de même étroitement la douce Louise, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte… Elle pourrait tous vous expédier en fumée vers le ciel serein !…

— Quel mufle ! Venir m’accabler de sarcasmes, alors que je me débats dans d’incroyables ennuis, que je suis ruinée, que mon frère est mort, ma sœur folle et que je n’ai plus de toit ! » cria la vieille fille indignée.

Dandrige sortit avec le médecin et accompagna ce dernier jusqu’à son cabriolet.

« Vous ne trouvez pas que vous êtes allé un peu fort avec Adèle ?

— J’ai horreur de voir les gens en bonne santé gaspiller leur vie. Adèle n’a jamais rien fait pour ses semblables, que dire des patenôtres et tenir des ouvroirs. Il serait temps qu’elle se mette au travail, afin de payer sa quote-part sociale, ne croyez-vous pas ? »

Affectueusement, Dandrige pressa l’épaule de Murphy.

« Des gens comme Adèle constituaient le superflu de notre Vieux Sud… Vous et moi n’avons jamais considéré que le nécessaire… et croyez-moi, toubib, nous avons été plus heureux.

— La peste soit tout de même des vierges rances et des incendiaires demeurées, Dandrige ! »