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AVEC la belle désinvolture qui est souvent l’apanage de don Juan quand, le danger écarté, le héros retourne à son insouciance du cœur et à son égoïsme, Charles de Vigors, ayant appris comme prévu dans la nuit l’acceptation de Gustave, lui lança le lendemain au petit déjeuner :

« Ce qui serait formidable, Gus, c’est que nous puissions nous marier le même jour.

— Et pourquoi pas avec la même femme, pendant que tu y es… Ce serait d’une délicatesse étonnante, monsieur le baron.

— Je ne voulais pas dire au même endroit… mais le même jour seulement… Toi à La Nouvelle-Orléans, moi à Saint-Martinville.

— Comme ça, tu aurais l’impression d’épouser Liponne et Gloria en même temps… Te voilà bigame par imbécile interposé. Eh bien ! non, mon vieux, poursuivit plus sérieusement le Gascon, j’assiste à ton mariage où je compte bien ne pas m’ennuyer, je file à La Nouvelle-Orléans, j’épouse Gloria… civilement, cela s’entend, et je m’embarque pour l’Europe… Que tout soit arrangé, entendu, ficelé avec les parents, les témoins, la demoiselle et le reste : nous avons fauté, c’est reconnu…, bien que nous ne soyons pas certains des conséquences de la chose, nous avons un doute. Comme la patrie m’appelle d’urgence, nous régularisons sans cérémonie, car un homme qui s’en va risquer sa vie aux marches de l’Est n’a pas le cœur à la noce. Voilà le scénario. Que tout le monde s’y tienne… Clarence Dandrige, qui se révèle pour moi un véritable père, me cautionne aux yeux des Pritchard qui ne vont pas comprendre comment leur fille peut sortir et flirter pendant des mois avec un type et se faire faire un enfant par un autre qu’elle a vu trois fois, en public ou en tiers avec un piano.

— Dans les bonnes comédies classiques, le professeur de musique est toujours un amoureux travesti.

— Maintenant qu’il se voit tiré d’affaire, Monsieur retrouve son humour… Je puis te dire qu’hier encore tu n’appréciais guère le mien sur le sujet.

— C’est Dandrige qui t’a convaincu ? demanda Charles, un peu gêné de savoir l’intendant au courant de la situation.

— Il n’a pas eu à me convaincre. Il m’a simplement indiqué que, du point de vue de l’honneur, il n’y avait pas, à son avis, d’empêchement à aider une jeune fille et un ami à émerger du guêpier où ils se sont fourrés… Après l’affaire Clara Redburn… j’ai particulièrement apprécié le terme « guêpier »… Je crois que Clarence Dandrige a compris beaucoup plus de choses que tu n’imagines et aussi qu’il me tient, moi, pour un vrai gentleman – un vrai Cavalier, comme on dit par ici.

— Bon, bon, bon », fit Charles, parlant crescendo.

Il se sentait un peu irrité à la pensée qu’il aurait à lire dans le regard de l’intendant une opinion de sa personne qui ne serait sans doute guère flatteuse.

Castel-Brajac, en beurrant sa troisième rôtie avec l’application coutumière qu’il apportait à cet exercice matinal, avait l’œil rêveur.

« J’ai oublié de te dire ma reconnaissance. Tu es vraiment mon frère, Gus, je me souviendrai de ce que tu fais pour moi… et ma famille, dit Charles avec chaleur en se méprenant sur le silence pensif de Gustave.

— Il n’y a jamais eu de remerciements entre nous, on ne va pas commencer. Je te rends un immense, un incommensurable service, d’accord… Mais j’aime encore mieux être à ma place qu’à la tienne… et n’en parlons plus. Non, vois-tu, je pensais à une petite phrase de Dandrige. Cet homme n’est vraiment pas ordinaire… J’ai l’impression qu’il a vécu une foule de vies, qu’il perçoit les choses qui nous échappent, qu’il ne mesure rien à la même aune que le commun des mortels.

— Que t’a-t-il dit ?

— Il m’a dit : « Il peut survenir dans la vie d’un homme des événements qui semblent étrangers aux circonstances et requièrent un comportement particulier, un choix catégorique et rapide, un engagement dans l’action. C’est à ce moment-là, Gustave, qu’il faut se souvenir que vivre c’est agir. » Puis il a cité Longfellow : « Notre destinée n’est ni de jouir ni de souffrir, mais d’agir afin que chaque lendemain nous trouve plus avant… Agissez, agissez dans le présent qui vit. » Et à cela il a encore ajouté une considération qui t’intéresse et que je ne devrais peut-être pas te répéter.

— Va, voyons !

— Dandrige m’a dit : « Charles et sa mère détiennent un pouvoir particulier, qui relève à la fois de l’esprit de domination et de la foi inébranlable qu’ont certains êtres dans la justification de leur destinée. C’est pourquoi ils provoquent sans cesse ceux qui les aiment. Ils en exigent souvent une capacité de dépassement moral nécessaire pour compenser les déficiences nées de la satisfaction de leurs propres passions. C’est un peu comme s’ils avaient besoin d’une conscience extérieure à eux-mêmes, qu’ils sollicitent dans les cas extrêmes et sur laquelle, finalement, repose l’intégrité de leur être. »

— Dandrige aurait fait un bon professeur de philosophie, Gus, c’est un cérébral. »

Le mariage de Charles de Vigors et de Liponne Dubard fut, de mémoire d’Acadien, le plus fastueux et le plus élégant qu’on ait vu dans la paroisse depuis la fin de la guerre civile. Quand les notaires eurent enregistré le contrat, la fiancée dut, pendant trois jours, organiser pour ses amies les plus chères des showers{67} afin de montrer les cadeaux envoyés par tous les Dubard de Louisiane et ceux de la diaspora. Au jour de la cérémonie, quand on vit déboucher le cortège sur la grand-place de Saint-Martinville, la population venue admirer les toilettes se montra chaleureuse et amicale. La calèche des Dubard, repeinte à neuf dans les tons crème et marron glacé, tirée par deux chevaux blancs aux crinières tressées et enrubannées, aux chefs surmontés de plumets, disparaissait à demi sous des guirlandes en festons, faites de fleurs d’hibiscus et de magnolias alternant avec des roses blanches. Les Dubard et leur fille, souriants et visiblement réjouis, ne manquaient pas d’adresser des signes de la main aux gens de connaissance. Virginie confia plus tard avec malice à Tampleton « que l’attelage de sa bru ressemblait à ces corbeilles de fruits exotiques trop décorées que l’on voit parfois aux étalages des épiceries fines ».

Liponne portait une robe de broderie anglaise au buste très ajusté et prolongé d’une traîne qui exigea une demi-douzaine de petits porteurs, garçonnets et fillettes recrutés dans le cousinage bien achalandé des Dubard. Le voile de la mariée, retenu par la traditionnelle couronne de fleurs d’oranger, était de tulle brodé et le diamant de sa bague de fiançailles, choisi par Charles dans la collection d’un joaillier new-yorkais de la Ve Avenue, jetait dans le soleil de fin de matinée des feux qui suscitèrent la convoitise des femmes et permirent aux pères de famille de se livrer au petit jeu typiquement acadien des évaluations.

Mme de Vigors avait choisi la sobriété. Sa robe de soie parme, son petit chapeau à voilette de même ton et agrémenté d’un simple bouquet de violettes s’harmonisaient parfaitement, sur le capitonnage de cuir beige du landau laqué noir des Damvilliers, avec l’habit gris légèrement teinté de bleu que Charles portait sur un gilet de soie blanche aux boutons en forme de gouttes d’or.

L’arrivée de l’équipage de la dame de Bagatelle fit sensation. D’abord parce que les quatre chevaux gris pommelé parfaitement drivés par Colin, qui, un peu emprunté dans sa livrée neuve, se souvenait néanmoins des bonnes leçons de Bobo, tenaient sans effort le pas de parade. Leur harnais verni, leurs œillères ornées de motifs de cuivre, leur crinière soyeuse retombant sur leur cou lisse et nerveux, firent l’admiration des connaisseurs. Virginie, sous son ombrelle à volutes de chantilly, le buste droit, le regard insaisissable, paraissait descendue d’un tableau de Winterhalter.

« Il paraît que c’est une vraie princesse, dit une jeune fille au passage de la voiture.

— Une marquise, mademoiselle, assura un monsieur informé.

— En tout cas, on voit qu’elle et son garçon sont des vrais bourbons, pas des paysans cadiens comme les Dubard, ajouta une commerçante.

— Ouais, mais les Dubard ont ce que les bourbons n’ont plus, ma belle, des piastres et des terres qui en font pousser chaque année, corrigea un des hommes du shérif, qui plastronnait au bord du trottoir.

— C’est ce qu’on appelle en France « redorer le blason », conclut l’homme informé qui était déjà intervenu.

— Moi, je peux vous dire que ces chevaux-là ils ont jamais tiré de charrettes à cannes ni posé les sabots dans un labour », commenta le cocher du maire.

Dans l’église pleine de gens endimanchés, qui, la plupart, de près ou de loin, étaient parents ou alliés des Dubard, les invités du marié étaient en nette minorité. Clarence Dandrige, les Tampleton au complet, les Redburn, moins Clara, Adèle Barrow, les Barthew, les Tiercelin conviés pour faire nombre, le docteur Finks, qui avait excusé Murphy retenu par une crise de goutte à Sainte-Marie, avaient tous été accueillis spontanément chez les Cajuns qui leur offraient le gîte et, en attendant les réjouissances de la noce, le couvert et des distractions. Comme Virginie voulait inviter aussi les Pritchard, Charles avait dû convaincre sa mère de n’en rien faire.

« Je dois t’avouer que mes rapports avec Gloria ne sont plus aussi… confiants. Elle s’était fait des idées à mon sujet et ses parents aussi sans doute… Aussi, quand je leur ai annoncé mes fiançailles, j’ai eu droit à une scène de jalousie… tout à fait inattendue. »

Mme de Vigors, par simple intuition, savait à quoi s’en tenir sur les rapports… « confiants »… de son fils et de la gentille Gloria… Elle sourit avec indulgence sans imaginer les conséquences d’une liaison qui avait fait son temps et démontrait le pouvoir de séduction de Charles. Ce dernier se garda naturellement de révéler la situation dans laquelle la jeune fille se trouvait aussi bien que « les intentions » de Gustave.

« On verra plus tard », s’était-il dit avec désinvolture, espérant bien que sa mère apprendrait tout cela par Dandrige, ou par quelqu’un d’autre, pendant qu’il passerait à New York et à Boston une heureuse lune de miel.

Clarence Dandrige, qui n’avait pas soufflé mot à Virginie de la délicate situation d’où Castel-Brajac allait tirer Charles, se trouvait parmi les invités les plus intimes, entre Willy Tampleton et Léonce Redburn, quand Virginie, remontant l’allée centrale de l’église Saint-Martin, conduisit son fils à l’autel.

« Quelle allure elle a encore, hein ! fit le général. On croirait que c’est elle qui va se marier, Dandrige. »

Clarence se contenta de sourire, mettant cette exagération flatteuse sur le compte du petit vin blanc que Paul Dubard avait fait servir à son vieil ami lors d’une collation en disant : « Il faut prendre quelques forces, car les repas de noces commencent toujours au milieu de l’après-midi. »

L’officiant, curé-doyen de la paroisse, s’appelait Dubard, comme les trois quarts des gens qui emplissaient l’église, mais l’harmonium était tenu par Gustave de Castel-Brajac, lequel avait dit son regret de ne pas disposer « d’un orgue de Cavaillé-Coll comme celui de Saint-Denis ou de Notre-Dame-de-Lorette ».

La Fugue en mi mineur de Bach se ressentit un peu de l’étroitesse du clavier, mais quand Gustave attaqua pour la sortie la marche nuptiale du Songe d’une nuit d’été, de Mendelssohn, les amateurs reconnurent à l’ami du marié un vrai talent.

Sur le parvis de l’église, Liponne, au bras de son époux tout neuf, ne paraissait pas émue outre mesure. Elle gourmanda tendrement sa mère qui se tamponnait les yeux avec une minuscule pochette. Se voir enlever sa dernière fille chagrinait cette femme, par ailleurs assez satisfaite de la confier à un gentilhomme qui s’abstiendrait peut-être de lui faire une douzaine d’enfants, ce qui n’aurait pas manqué d’arriver si Liponne avait épousé un Cajun.

Louis Dubard, massif, un peu congestionné par la chaleur et un faux col trop rigide, était enchanté de montrer à ses frères et sœurs, tous joyeux, bruyants et d’une bonne santé évidente, ce gendre dont l’élégance sans apprêt et que l’on devinait naturelle parce que atavique faisait murmurer les demoiselles d’honneur. Père satisfait d’avoir marié une fille dont il n’avait pas toujours compris le caractère ni apprécié la sensibilité, il tint à donner publiquement et pour le photographe de Natchez (Mississippi), spécialement convoqué, un baiser à Mme de Vigors.

Virginie, qui goûtait peu ce genre de démonstration, faillit pousser un cri de douleur quand l’Acadien la saisit aux épaules, mais elle se contint, releva sa voilette et tendit sa joue en imaginant la vigueur des étreintes qu’avait dû connaître Mme Dubard.

Après les congratulations de la sacristie où l’on signa les registres paroissiaux, les embrassades et les poignées de main données sur le parvis, le jet de quelques kilos de dragées aux gamins, Louis Dubard convia tous les invités à suivre la calèche des époux et à se rendre à son habitation des bords du bayou Tèche. Tandis que Liponne et son mari s’installaient dans la voiture fleurie, Mme de Vigors invita les parents de sa bru et le général Tampleton à prendre place dans son landau.

Quand le cortège s’ébranla, sous les applaudissements de la foule, Mme de Vigors se retourna pour chercher Dandrige du regard. L’intendant, à qui on avait assigné comme cavalière la tante préférée de Liponne, veuve d’un Dubard navigateur, et qui n’avait pas cessé de pleurer et de se moucher pendant toute la cérémonie, aidait cette dame au fessier impressionnant à escalader son cabriolet. Le spectacle emplit soudain Virginie de tristesse. L’être qu’elle aimait le plus au monde, qui aurait dû se trouver à son côté, se voyait ainsi, par convention, mis au rang des cousins et cousines. Elle trouva la vie injuste, la noce stupide, les Dubard vulgaires et Tampleton suffisant.

Aussi, quand Louis Dubard dit « le Fils », gai comme un collégien, lui glissa : « Je vous ai réservé une surprise dont vous me direz des nouvelles », elle se contenta d’un sourire de pure courtoisie, se demandant si l’on n’allait pas se partager la jarretière de la mariée comme on avait, paraît-il, coutume de le faire chez les Cajuns.

La marquise, comme l’appelaient déjà les Dubard quand ils parlaient entre eux de la dame de Bagatelle, avait minimisé la faculté d’invention du père de la mariée. La surprise fut éblouissante et Mme de Vigors, oubliant toutes ses réticences et ses préventions, applaudit des deux mains quand la calèche des époux, pénétrant sur le domaine des Dubard, s’engagea devant son landau sous une véritable voûte d’or.

« Mon Dieu ! que c’est beau, monsieur Dubard !

— Appelez-moi Louis », dit le Cajun, jouissant de l’heureux étonnement d’une femme qu’il n’était pas facile d’épater et dont il avait perçu par moments le dédain contenu.

Tout le cortège défila le nez en l’air en poussant des cris d’admiration. Les touffes de mousse espagnole suspendues aux branches basses des chênes, devenues panaches d’or fin, vibraient sous le soleil tamisé par les frondaisons comme si la liane avait été trempée dans un bain de métal précieux. Au-dessus de ces cascades, un léger baldaquin, que l’on crut tout d’abord fait de tulle et constellé de points d’or, reliait les arbres les uns aux autres. L’air était doré et les oiseaux n’osaient plus approcher ce mirage.

Descendus des voitures, les invités revinrent à pied sous les chênes. Ceux qui osèrent les premiers toucher aux tiges pendantes de la mousse eurent de la poudre d’or sur les doigts. Dès qu’ils agitèrent les lianes, il leur en tomba dans les cheveux et sur les épaules. Charles, quand il fit face à Liponne après avoir satisfait sa curiosité, déclencha le rire de celle-ci : son sourcil gauche paraissait être passé sous le pinceau d’un doreur.

« Mais c’est de l’or…, je vous dis, cria quelqu’un, de l’or en poudre ! »

Louis Dubard savourait son triomphe. Il regardait Mme de Vigors se mordre les lèvres de convoitise, le général Tampleton béat, la barbe saupoudrée d’éclats lumineux, Castel-Brajac clamant que c’était mieux que le jardin des Hespérides et la vieille demoiselle Barrow, ôtant ses mitaines pour mieux palper ces flocons fabuleux dus, à n’en pas douter, au caprice d’une fée ou à la générosité d’un magicien.

Charles, sa femme à son bras, rejoignit son beau-père déjà très entouré, félicité, acclamé par la noce.

« Comment avez-vous fait ça ?

— Ah ! voilà ! dit Dubard, désireux de se faire un peu prier comme une prima donna à qui l’on réclame un bis.

— Si vous avez trouvé le moyen de faire pousser de l’or sur les arbres, vous enfoncez Rockefeller en trois jours, monsieur, dit Castel-Brajac.

— Eh bien,… puisque ma surprise vous plaît, je vais vous dire comment l’idée nous est venue, à « Rondin » et à moi. Nous trouvions les girandoles banales, alors nous avons fait fondre de la gomme arabique dans de l’eau, peu de gomme et beaucoup d’eau. Avec ce mélange, nous avons aspergé la mousse. Puis, avant que ce liquide ne sèche complètement, nous avons tout simplement pris un gros sac de poudre d’or et projeté celle-ci avec un soufflet, un peu arrangé, sur la mousse encollée. Naturellement, nous avions étalé des draps sur le sol de l’allée pour récupérer la poussière d’or qui retombait. »

Un murmure d’admiration courut sous les chênes, saluant le génie des frères Dubard.

« Mais le tulle entre les branches, c’est encore plus formidable », dit Virginie, enthousiaste.

Louis Dubard attendait une réflexion de ce genre pour parfaire son incontestable succès.

« Ce n’est pas du tulle, Virginie, ce n’est pas du tulle… »

Et, après un silence voulu pour mieux assener la grande révélation :

« Ce sont des toiles d’araignée ! »

Ce fut du délire. Les hommes applaudirent, les demoiselles d’honneur, déjà émoustillées par la perspective de la fête, se mirent à pousser des cris. Mme de Vigors, mue par on ne sait quelle force inattendue, se dressa sur la pointe des pieds et plaqua un baiser sonore sur la joue rouge de Louis Dubard. La cavalière de Dandrige, trouvant sans doute l’intendant trop modéré, lui pinça le bras en criant d’une voix de stentor :

« Vous entendez…, des araignées qui tissent des fils d’or… On se croirait chez Crésus ou dans les Mille et Une Nuits. »

Le maître de maison expliqua qu’il avait envoyé quinze jours plus tôt des ouvriers chercher dans la forêt une centaine de grosses araignées velues et qu’on les avait lâchées dans les chênes. Un certain nombre d’entre elles s’étaient mises à l’ouvrage. Il avait suffi, comme pour la mousse espagnole, de souffler sur les toiles impalpables de la poudre d’or.

« Mais il a dû vous falloir beaucoup d’or pour faire cette merveilleuse folie, monsieur Dubard, interrogea Mme de Vigors.

— Deux kilos et demi, madame, ce qui représente bien sûr une petite fortune… Vous voyez que les Cajuns, réputés trop raisonnables et près de leurs sous, peuvent parfois, quand ils sont heureux, jeter l’or au vent, pour le plaisir…

— … Pour le panache, monsieur, ce qui est mieux. »

Le soir, après un festin servi à deux cent cinquante personnes sous la voûte d’or, l’allée de chênes ayant été – autre succès de l’organisateur Dubard – transformée en salle à manger de plein air, Liponne et son mari s’éclipsèrent discrètement, un Dubard de Pont-Braux leur ayant ouvert sa maison pour leur nuit de noces. Charles put enfin visiter à son aise ce décolleté qui le troublait si fort et découvrir un corps charmant que Liponne lui abandonna avec la craintive tendresse d’une vierge amoureuse. Au matin, quand il se pencha sur sa femme endormie nue à son côté, il lui trouva des particules d’or entre les seins…