13

LE soir où Percy Tampleton devint fou, Isabelle et ses trois filles crurent vraiment leur dernière heure venue. Le planteur, les yeux injectés de sang, la bouche écumante, ouvrant et fermant nerveusement ses mains puissantes comme s’il tentait de saisir un objet invisible, commença par enfermer les quatre femmes dans une chambre au premier étage du pavillon.

« Je vais d’abord régler le sort de cette putain de foutue baraque, ensuite j’irai donner à ce pis-se-froid de Dandrige la leçon qu’il mérite et après je m’occuperai de vous… Avant deux heures, tout sera réglé…, on saura qui est Percy Tampleton, le maître des Myrtes. La semaine prochaine, j’inviterai toute la paroisse à un grand barbecue !

— Il « déparle », maman, dit doucement Nancy, qui semblait conserver son sang-froid.

— Il a encore trop bu, larmoya Isabelle… Que va-t-il nous arriver ? »

Lucie et Clotilde pleuraient, assises côte à côte sur un lit, l’une tenant dans ses bras sa chatte favorite, l’autre triturant un écheveau de laine dont la soudaine colère paternelle avait interrompu le dévidage.

Par la fenêtre, Mme Tampleton vit son mari entrer dans la resserre à bois et en ressortir aussitôt armé d’une grosse hache que certains Noirs ne pouvaient même pas soulever. Un instant plus tard, la sarabande commença. D’abord, des chocs sourds ébranlèrent les cloisons, puis ils alternèrent bientôt avec les craquements des meubles défoncés, les sons clairs de la vaisselle brisée, les tintements du verre fracassé. Quand, après un claquement sec comme une détonation, un accord plaqué qui ressemblait à une plainte emplit la maison de sa sonorité inattendue, Nancy se mit à crier :

« Maman, mon piano…, c’est mon piano ! »

On entendit encore s’abattre, dans le bruit de cymbale de son balancier roulant au sol, la grande horloge de l’entrée, puis les quatre femmes comprirent, après un bref silence, que Percy déchirait les rideaux, arrachait la rampe d’acajou de ses supports et tranchait comme une branche, la tige de la suspension, qui explosa.

« Mon Dieu ! Le pétrole ! dit Mme Tampleton, pourvu qu’il ne mette pas le feu ! »

Martha, la cuisinière, traversa la petite galerie, dévala l’escalier et s’enfuit à toutes jambes par la grande allée, sa jupe troussée jusqu’à mi-cuisse, suivie de l’épagneul qui ne semblait pas goûter cette chasse aux objets familiers à laquelle rageusement se livrait son maître.

Nancy, décidée à ne pas succomber sans combattre, avait entrouvert la fenêtre à guillotine et s’apprêtait à l’enjamber.

« Tu vas te tuer, c’est trop haut, dit Isabelle d’un ton las.

— Ce ne sera pas la première fois que j’emprunte ce chemin, maman, laisse-moi faire.

— Mais où vas-tu ?

— Chercher du secours !

— Contre ton père ? Malheureuse !

— Contre le fou qui est en train de détruire notre maison et qui va peut-être nous tuer. »

Clotilde et Lucie, qui connaissaient elles aussi le chemin du toit et de la galerie, dont les colonnettes dans cette maison modeste étaient remplacées par des supports à croisillons formant échelle, rassurèrent leur mère.

Nancy parvint au sol sans dommage et contourna la maison. Quelques minutes plus tard, le galop d’un cheval indiqua aux trois prisonnières que la jeune fille avait réussi son évasion sans même attirer l’attention du dément, qui, dans l’office, semblait occupé maintenant à détruire méthodiquement les pots de confiture, les bouteilles et les marmites de terre cuite.

C’est à Bagatelle que Nancy avait choisi de se rendre, d’abord pour prévenir Dandrige des menaces formulées à son égard par le planteur fou, ensuite parce qu’elle espérait de cet homme, qui avait été, paraît-il, le fiancé de sa tante Corinne, un conseil intelligent.

« Nous allons l’attendre et le calmer », dit l’intendant, qui dépêcha Citoyen à Sainte-Marie avec mission d’en ramener le docteur Finks.

Virginie consola de son mieux Nancy, que Castel-Brajac parvint à faire sourire en lui mimant un épisode de sa guerre contre les Prussiens.

Comme il l’avait annoncé, Percy Tampleton se présenta à Bagatelle peu de temps après le coucher du soleil. Dandrige l’aperçut quand, au grand galop de son cheval, le frère du général remonta l’allée de chênes. Au moment où ce dernier mit pied à terre devant l’escalier de la maison, il se heurta à l’homme qu’il était venu voir.

L’intendant, nu-tête, l’index et le pouce de chaque main commodément enfoncés dans les poches-goussets de son gilet comme un bourgeois qui cherche une piécette de monnaie, semblait détendu et confiant.

« Quel événement nous vaut cette visite, Percy ? Je croyais que vous aviez oublié le chemin de Bagatelle.

— Je n’ai oublié ni le chemin de Bagatelle ni celui de la clairière de la Fourche. Vous m’avez humilié, vous avez trahi notre caste, vous avez pris le parti d’une chienne de négresse, ça fait des mois que je pense à vous tuer… Maintenant je vais le faire.

— Votre frère m’avait prévenu de ce dessein que vous aviez, mais je crois que ça ne résoudra rien pour vous, Percy…, au contraire. Vous serez arrêté et pendu, à moins qu’on ne vous abatte comme un forcené… Ce qui est plus probable. »

Tampleton, que le calme, le sang-froid et le regard direct de l’intendant avaient toujours mis mal à l’aise, sentit sa colère rebondir et sa détermination reprendre vigueur. Il tira de sa ceinture un revolver à cinq coups, jeta un regard vers la galerie et les portes-fenêtres du salon derrière lesquelles Virginie, Castel-Brajac et Nancy suivaient avec angoisse le déroulement d’un entretien que Dandrige entendait affronter seul.

« Il va le tuer, ce fou, dit Gustave.

— Faites quelque chose », supplia Virginie.

Mais, avant que les spectateurs aient pu envisager la moindre action, on vit Dandrige sortir promptement les doigts de son gousset et projeter quelque chose au visage de Percy, qui porta la main à ses yeux, jura effroyablement et tira au jugé deux balles qui allèrent se perdre dans un buisson d’azalées. Clarence s’était déjà mis à l’abri derrière l’escalier quand Castel-Brajac, armé du tisonnier, franchit en voltige la balustrade de la galerie, tomba à un mètre de Tampleton qui tournoyait sur lui-même en rugissant et assena sur l’avant-bras du furieux un coup qui lui brisa net le radius.

En quelques secondes, Percy fut solidement ceinturé et contraint de monter l’escalier. De ses yeux coulaient des larmes grises et brûlantes. Il soutenait de sa main gauche son avant-bras droit et se taisait.

« Allez chercher de l’eau fraîche et bassinez-lui les yeux, Nancy, dit Dandrige. Le poivre doit le faire souffrir davantage que son bras cassé.

— Fameux, votre coup du poivre dans le gousset. J’aurais jamais cru que ça réussisse aussi bien, dit Gustave, admiratif.

— J’avais une seconde pincée dans l’autre poche… mais j’ai eu la chance de viser juste au premier coup. N’empêche que c’est une défense de vieillard, mon cher Gustave ; si j’avais votre âge et vos muscles, je n’aurais pas eu besoin d’aveugler Percy.

— Qu’allons-nous faire de lui ? demanda Virginie, inquiète. Il ne faut pas le laisser aller comme ça. Il paraît qu’il a tout cassé au pavillon. Isabelle et ses enfants ont peur maintenant. »

Dandrige s’approcha de Tampleton, à qui sa fille lavait les yeux et le visage avec tendresse, pleurant de honte pour ce père qu’elle aimait et auquel elle pardonnait la seule destruction qui lui importât, celle de son piano.

« Voyons, Percy, que comptez-vous faire maintenant que vous êtes dégrisé ? »

L’intendant, charitablement, mettait au compte de l’ivresse la fureur du planteur.

« Vous pouvez me livrer au shérif. J’aurai pas mal de choses à lui raconter…, l’enlèvement de l’institutrice, mais aussi l’empoisonnement de l’eau du puits de l’école de Berton et encore quelques petites choses dont les nègres ont eu à souffrir…

— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de mêler le shérif à tout ça, Percy. Nous pourrions garder ça entre nous, dire que vous avez fait une chute de cheval, que vous vous êtes cassé le bras et que vous allez vous mettre sérieusement à rebâtir la maison des Myrtes pour finir vos jours plus confortablement que dans ce vieux pavillon… Je suis certain que Willy qui possède des économies pourrait vous aider…

— Et si ça me reprend comme aujourd’hui ? dit Percy modestement, la bajoue tremblante, miteux, décoiffé, laid comme ces vieillards apoplectiques et édentés que l’on voit attablés dans les tavernes sur les dessins de Hogarth.

— Je ne crois pas que ça vous reprenne, Percy… Je crois, au contraire, que vous êtes guéri et que tout le monde vous aidera à reprendre confiance en vous.

— Je veux bien essayer, mais, si ça me reprend, tuez-moi, Dandrige. »

Le docteur Finks, sur lequel on essaya la version de la chute de cheval, réduisit rapidement la fracture, fabriqua une attelle, banda le bras de Percy et observa quand le pansement fut achevé :

« Vous êtes tombé sur quelque chose de très dur, monsieur Tampleton ; un coup pareil à la tête, et vous y restiez.

— En somme, j’ai eu de la chance, toubib !

— Oui, Tampleton, vous avez encore eu de la chance.

— Eh bien, lança Virginie, si nous prenions un peu de porto tous ensemble pour nous remettre de ces émotions ?

— Je ne sais pas si je dois, fit Horace Finks, les lèvres pincées, en fixant Tampleton à qui il n’avait jamais adressé la parole depuis l’enlèvement d’Ivy.

— Vous devez, monsieur Finks », dit Dandrige d’un ton assuré en emplissant les verres.

Puis l’intendant ajouta suavement :

« Ce qui est bon pour le malade est bon pour le médecin ! »

Pendant que Percy Tampleton bénéficiait à Bagatelle de la mansuétude de ceux qu’il avait gravement offensés, à Genève, la plus puissante nation du monde était mise en accusation. Le gouvernement des États-Unis, qui ne pardonnait pas à l’Angleterre l’aide apportée aux rebelles sécessionnistes au cours de la guerre civile, avait décidé de demander au gouvernement de Sa Majesté réparation des préjudices subis. La Confédération aurait été matée en peu de temps et avec moins de perte en vies humaines et en argent si les Anglais n’avaient pas construit pour les Confédérés une vingtaine de navires, équipés pour la course, dont le fameux Alabama, estimaient les Yankees. Comme aucun accord sur ce dossier ne semblait possible entre les intéressés, les gouvernements américain et anglais avaient accepté le principe d’un arbitrage international, les deux parties s’engageant à respecter les décisions des experts qui se réuniraient à Genève.

Tout au long des hostilités entre le Nord et le Sud, les Anglais avaient entretenu des relations diplomatiques normales avec Washington en gardant des contacts officieux mais réguliers avec les Confédérés, car ils souhaitaient que le coton du Sud continue à parvenir aux manufactures de Liverpool et de Manchester.

Mais le blocus du Sud établi par la marine fédérale se révéla vite plus efficace que les Anglais ne l’escomptaient et, après la prise de La Nouvelle-Orléans, l’exportation du coton devint difficile.

Quand Jefferson Davis décida, pour contrer le blocus, de créer une marine capable de se livrer à la « guerre de course » contre les bateaux de l’Union, vaisseaux de guerre ou navires marchands, remettant ainsi les méthodes des corsaires à l’honneur, le problème se posa de constituer une flotte confédérée.

C’est aux chantiers anglais que les Sudistes s’adressèrent, après avoir pris avec des experts britanniques toutes précautions pour que les lois de la neutralité des fournisseurs ne soient pas officiellement violées. Grâce à des complicités et s’appuyant sur le « Foreign Enlistment Act » qui ne permettait la saisie d’un navire suspect que sur preuve d’un délit caractérisé, les Sudistes purent obtenir des vaisseaux, à condition de ne pas apparaître comme les acquéreurs officiels et de ne pas équiper ces bateaux de canons avant d’avoir quitté les eaux territoriales de Sa Majesté. Le premier trois-mâts construit à Liverpool pour la marine sécessionniste prit la mer en 1862. On l’avait baptisé Oreto, puisque la commande avait été fictivement passée au nom du gouvernement italien. À Nassau, l’Oreto, qui fut pourvu de canons, rebaptisé Florida et armé par un équipage britannique, entreprit une carrière de corsaire.

Quelques mois après le lancement de ce premier navire confédéré, le consul américain à Liverpool apprit par un espion que le bateau en construction pour le compte des Chinois sous le numéro 290 était en fait destiné aux Confédérés. Le Premier ministre britannique, lord Russel, alerté par l’ambassadeur des États-Unis, dut faire effectuer une enquête.

Celle-ci, menée mollement par les douaniers de la Couronne, aboutit à un refus de saisie qui mit l’ambassadeur américain en transe. Il revint à la charge avec un dossier bourré d’expertises. Quand la saisie du navire fut décidée, le 28 juillet 1862, ce dernier était prêt à prendre le large, ce qu’il fit. Baptisé Alabama, le « 290 » fit escale aux Açores, où les Sudistes le dotèrent de huit canons. Quant aux hommes d’équipage, embarqués à Liverpool, ils étaient anglais ; seuls le commandant et son état-major venaient des États du Sud.

Au cours de sa carrière de corsaire l’Alabama parcourut toutes les mers du globe, du Mexique à l’océan Indien, du cap de Bonne-Espérance à la Manche. Il captura et incendia une soixantaine de bateaux de l’Union, ce qui eut pour résultat immédiat de faire grimper d’une façon spectaculaire les primes d’assurance des vaisseaux de commerce naviguant sous pavillon américain. La marine marchande britannique sut tirer profit de cette situation en récupérant, comme transporteur neutre, une partie du commerce maritime des États-Unis.

La fin du « grand corsaire sudiste » commandé par le capitaine Semmes fut encore plus spectaculaire que son odyssée de vingt-deux mois. Il faisait escale le 11 juin 1864 dans le port de Cherbourg pour réparer une avarie, quand le croiseur de la marine fédérale américaine U.S. Kearsage, qui avait dû repérer le bateau confédéré, vint mouiller dans la rade. Semmes, digne représentant du Sud aristocratique des Cavaliers, savait que le Kearsage était commandé par son camarade de l’Académie navale Winslow. Il lui fit donc savoir que l’Alabama sortirait de la rade de Cherbourg le 19 juin, entre neuf heures et dix heures du matin. Le duel décidé, aussitôt la nouvelle se répandit dans les journaux, ce qui provoqua une ruée de curieux vers Cherbourg. Un train spécial, baptisé par la légèreté française « train de plaisir », amena de Paris plus d’un millier de badauds. Le peintre Édouard Manet{72} embarqua sur un petit voilier afin de suivre au plus près ce combat naval digne des chevaliers, et un lord vint se poster avec son yacht, le Deerhound, à la meilleure place, pour ne rien perdre des échanges de boulets.

L’envoyé spécial du Journal des Débats raconta avec force détails cet engagement d’où l’honneur des deux adversaires sortit indemne et leur réputation de marin grandie. À la septième bordée tirée par le Kearsage, un boulet eut raison des machines de l’Alabama, qui dut mettre à la voile pour tenter de prendre du large. Son adversaire lui barra la route, mais cessa le feu et hissa au grand mât le pavillon étoilé… victorieux. Quand on fit le bilan des pertes, on s’aperçut que douze marins de l’Alabama avaient péri et que tous les survivants avaient été recueillis par de petits bateaux français, les canots de sauvetage du Kearsage et par le yacht du lord qui refusa de livrer les rescapés. L’ambassadeur des États-Unis à Londres, C.F. Adams, et le belliqueux Seward, secrétaire d’État à la Guerre à Washington, qui ne pensaient qu’à humilier le Sud, protestèrent en soutenant que les marins de l’Alabama auraient dû tous périr ou être faits prisonniers.

Tel était le dossier de l’Alabama, que Charles de Vigors avait étudié objectivement et sur lequel le gouvernement de Washington fondait une demande en dommages et intérêts à l’encontre de la Grande-Bretagne de 14 437 143 dollars. Dans la note ainsi présentée et qui tenait compte des activités des trois principaux corsaires confédérés, Florida, Alabama et Shenandoah, les comptables fédéraux n’avaient rien oublié : pertes effectives de vaisseaux et de biens américains, frais de poursuite des corsaires, manque à gagner du fait de la désaffection pour le pavillon marchand américain, élévation des primes d’assurance payées par les armateurs nordistes, dépenses relatives à la prolongation de la guerre civile.

Le gouvernement de Washington, en banquier qui sait faire produire l’argent, exigeait en sus un intérêt de 7 % sur la somme réclamée, neuf années s’étant écoulées depuis le début des activités corsaires des Confédérés.

Le traité de Washington par lequel les adversaires avaient accepté le principe de l’arbitrage international prévoyait cinq arbitres, deux représentant les parties, Grande-Bretagne et États-Unis, et trois neutres. Ce sont ces hommes, qui, depuis un an, préparaient les réunions de l’été 1872, que Charles de Vigors retrouva à Genève : C.F. Adams, ancien ambassadeur à Londres, fils de John Quincy Adams, qui avait été le sixième président des États-Unis, militant abolitionniste de la première heure, représentant les États-Unis ; Alexander Cockburn, lord chief justice, le plus haut magistrat du Royaume-Uni, représentant la reine d’Angleterre ; les trois neutres étaient un Suisse, Jacob Staempflé, directeur de la Banque nationale helvétique, ancien président de la Confédération, que l’on disait favorable aux thèses américaines, un Italien, le comte Scloris, et un Brésilien, Marcos Antonio d’Araujao, baron d’Itajuba, ambassadeur du Brésil à Paris.

Le 15 avril 1872, les parties avaient échangé des mémoires, et le 15 juin, dans une salle de l’hôtel de ville de Genève, où avait longtemps siégé le tribunal criminel avant qu’un congrès international ne s’y réunisse en 1864 pour préparer la Convention de guerre et créer la Croix-Rouge internationale, les arbitres se retrouvèrent avec leurs conseillers et les observateurs accrédités, hors de la présence des journalistes. Ces derniers, qu’ils représentent le New York Tribune, le Boston Daily Advertiser, le Times, le Manchester Guardian, le Journal des Débats ou Le Temps, apprécièrent tout de suite la courtoisie de Charles de Vigors qui, sans commettre aucune indiscrétion, savait leur glisser à propos quelques informations. Il leur apprit notamment que le représentant américain, M. Charles Francis Adams, était candidat à l’investiture de son parti pour l’élection présidentielle{73}.

Dès son arrivée à Genève, Charles de Vigors, descendu à l’hôtel de la Paix, quai du Mont-Blanc, avait envoyé un télégramme à Gratianne. Vevey ne se trouvant qu’à trois heures de route de Genève, il comptait bien lui rendre visite le plus tôt possible. Il se réjouissait de ces retrouvailles dans un pays de joyeux vignerons, au bord d’un lac superbe, dans un site neuf pour l’un et l’autre où rien ne viendrait leur rappeler les souvenirs de Paris attachés à leurs relations familiales, à cette demi-parenté qui excusait toutes les libertés de langage, sans permettre le moindre écart de conduite.

Aussi fut-il cruellement déçu quand, après deux jours d’attente, lui parvint de Spa, en Belgique, une dépêche de Gratianne expliquant qu’elle se trouvait au chevet de sa belle-mère mourante. Lettre suit, disait le télégramme.

Les détails donnés par Gratianne dans sa missive laissèrent à Charles peu d’espoir de voir sa demi-sœur en Suisse avant qu’il retourne en Louisiane. Quelle que fût la durée de l’arbitrage auquel il était venu assister, Charles devait être rentré à La Nouvelle-Orléans à la mi-novembre au plus tard. Or la belle-mère de Gratianne, qui prenait les eaux à Spa pour compenser les abus de bonne chère dont elle était, paraît-il, coutumière, se retrouvait paralysée après une congestion cérébrale. Les médecins lui donnaient entre un et six mois de vie. « La peste soit des vieilles dames boulimiques », se dit Charles.

Le post-scriptum de la lettre, visiblement ajouté au dernier moment comme pour éviter une indiscrétion, atténua la déception de l’avocat : Quoi qu’il arrive, écrivait Gratianne, je serai près de toi en février 1876… pour le carnaval… mon mari devant passer un mois pour affaires à Chicago…

Charles prit comme signe d’une jalousie le fait que sa demi-sœur ne citait même pas Liponne et Marie-Virginie…

Ainsi libéré de la plaisante obligation d’un séjour à Vevey, M. de Vigors, qui ne pouvait guère passer plus d’une semaine sans commerce féminin, décida, par un bel après-midi, de se mettre à la recherche de Marie-Gabrielle, à laquelle il regrettait maintenant de n’avoir pas annoncé son arrivée.

En gravissant les rues pentues et pavées de la ville haute où les riches patriciens et les bourgeois genevois avaient fait construire, dès la seconde moitié du XVIIe siècle, des hôtels à la française, composés par un corps de bâtiment central et deux avant-corps, le tout bâti entre cour et jardin, l’ensemble étant clôturé par un mur élevé percé d’une porte cochère, Charles s’interrogeait sur la vie secrète de ces familles richissimes… Quelles passions contenues, quelles turpitudes inavouables, quelles idylles mystérieuses, quels crimes impunis, ces murs austères, ces lourdes portes de chêne aux heurtoirs de bronze, ces façades de pierre taillées et strictement jointoyées, ces lourds rideaux de velours avaient-ils, au cours des siècles, dissimulés à la curiosité du vulgaire et de l’étranger !

La rue du Puits-Saint-Pierre, avec l’ancien arsenal, l’hôtel Tarel, l’hôtel Calandrini et quelques autres bâtiments plus anonymes, lui parut ténébreuse, presque sépulcrale. Charles s’attendait à voir aux passantes et aux passants de ce quartier le teint gris de la pierre. Il croisa des femmes aux joues roses et aux yeux baissés, des messieurs bien nourris, cambrés comme des bedeaux, coiffés de chapeaux Bloomsbury, ce qui leur donnait l’allure assurée d’armateurs anglais. Quand il découvrit, à deux pas de la cathédrale au porche édifié par Alfieri en 1752, la demeure des Cramer, il remarqua qu’elle ne faisait pas exception aux principes architecturaux de la cour Saint-Pierre. Avant de tirer la sonnette, il risqua un œil par un interstice de la porte cochère qui lui révéla une façade percée de grandes fenêtres sur laquelle était plaqué un escalier à double volée donnant accès à l’entrée. Il tenta d’imaginer Marie-Gabrielle, dont les traits lui étaient depuis belle lurette sortis de la mémoire, descendant ces hautes marches pour venir, joyeuse et primesautière, à sa rencontre, car don Juan se croit, toujours et partout, attendu et désiré. Par tout un jeu de bras, de bielles et de fils de fer, la poignée, qu’il dut tirer vigoureusement, mit en branle une cloche lointaine. Cinq bonnes minutes s’écoulèrent avant que ne résonne sur les dalles de la cour le pas fatigué d’un domestique âgé, dont la face anguleuse et lamentable s’inscrivit bientôt dans le grillage du judas.

« Est-ce bien ici qu’habite Mlle Marie-Gabrielle Cramer ? demanda Charles avec son sourire le plus engageant.

— Vous voulez dire Mme Grigné-Castrus ? dit le portier d’une voix exténuée.

— Oui…, enfin… celle, la fille unique de M. Cramer… Marie-Gabrielle ?

— Madame est sortie avec son mari, monsieur !

— Et M. Cramer, comment va-t-il ?

— Il dort, monsieur…, comme toujours.

— Voici une carte », dit Charles.

Comme le domestique ne semblait pas disposé à ouvrir le vantail, Charles roula le bristol et le lui passa à travers la grille du judas, après avoir ajouté au crayon son adresse genevoise : Hôtel de la Paix. Le cerbère émit un borborygme et referma le volet. L’avocat l’entendit marmonner en retournant vers la maison.

« Ainsi Marie-Gabrielle est mariée, pensa Charles…, avec un banquier certainement. » À cet instant, il regretta de ne pas avoir amené Liponne. Gratianne absente, la gentille Suissesse désormais inaccessible, il ne savait que faire de sa liberté.

Le soir même, et parce que le corps d’un homme bien portant a des exigences, il convainquit une robuste Vaudoise, lingère à l’hôtel, de le rejoindre, son service terminé.

« Je dois prévenir Monsieur, dit la demoiselle aux seins plantureux et aux cuisses puissantes, qu’une fois qu’on m’a « déclenchée » je ne me possède plus…

— Venez toujours », dit Charles en faisant claquer la jarretière de la paysanne.

Seuls les voisins, un couple de Français râleurs, trouvèrent à redire à la prestation de la lingère qui répondait au prénom d’Octavie et bramait comme si elle se fût trouvée seule au milieu des bois avec son amant. À six heures du matin, elle se rhabilla.

« Quand vous voudrez, monsieur, dit-elle…, on recommencera. Ça faisait bien un mois que ça ne m’était pas arrivé… Les Genevois, y savent pas s’y prendre. »

Au lendemain de ce tournoi, dont Charles sortit moulu comme après une séance de lutte gréco-romaine, le délégué américain au procès de l’Alabama déposa des conclusions qui débloquèrent l’arbitrage. Le gouvernement des États-Unis acceptait de voir exclues de la prise en considération du tribunal ses réclamations indirectes « qui ne constituaient pas, d’après les arbitres, une base suffisante pour fonder un jugement de compensation ou un calcul d’indemnités entre nations ».

M. l’observateur de l’Association des Juristes de Louisiane ne retint pas grand-chose de l’argumentation des uns et des autres. Il somnola tout l’après-midi. Rentrant à son hôtel, il trouva un carton de Mme Jean Grigné-Castrus. Marie-Gabrielle le conviait le soir même à dîner. Il prit un bain dans lequel il faillit s’endormir, endossa son habit en bâillant, oublia sa clef dans sa chambre, croisa Octavie rieuse et les bras chargés de linge sur un palier. La jeune Vaudoise, le menton écrasé sur une pile de draps, lui lança une œillade interrogatrice.

« Ce soir, je me repose », souffla Charles.

Dans le hall de l’hôtel, il rencontra deux des arbitres qui lui affirmèrent que le procès approchait de son terme et s’indignèrent de la mauvaise humeur de M. Cockburn, le délégué britannique, lequel manquait singulièrement de fair-play.

Charles eut le temps de faire un petit somme, tant le cabriolet appelé pour le conduire cour Saint-Pierre mit de temps à gravir les pentes de la ville haute. Au moment de tirer la sonnette de l’hôtel Cramer, il s’aperçut qu’il avait oublié ses gants dans la voiture.

« Heureusement, pensa-t-il, que Marie-Gabrielle est en puissance de mari… Je pourrai prendre congé tôt… »

Contrairement à ce que venait d’imaginer Charles, ce fut un dîner en tête-à-tête. Deux verres d’un vin apéritif allégèrent les paupières de l’avocat, que Marie-Gabrielle examina de pied en cap.

« Vous avez l’air prospère et j’en suis heureuse, je vous dois tant et je suis si confuse de vous avoir laissé sans nouvelles pendant toutes ces années ! »

La petite Suissesse, blonde et diaphane, aux regards apeurés, qu’il avait connue six ans plus tôt avait pris de l’assurance et des formes agréablement révélées par une robe de soie moulante, d’une telle sobriété de coupe qu’on l’aurait prise pour une pièce de lingerie réservée à l’intimité du boudoir.

Charles, reconnaissant aux sourires, aux gestes, à l’attitude de Marie-Gabrielle une mise en condition stratégique du mâle, réussit, mains au dos, à retirer son alliance et à glisser l’anneau dans son gousset.

« Ainsi, vous êtes mariée, Marie-Gabrielle, commença Charles en surveillant son intonation.

— Oui, Charles, depuis deux ans.

— Pas avec le parrain, je suppose ?

— Mon Dieu, non, mon parrain a fait une chute dans une crevasse. Son corps n’a été retrouvé qu’au bout de trois mois. J’ai hérité de sa maison et de son orgue, un Cavaillé-Coll.

— Alors, vous avez épousé un banquier ?

— Presque…, un fils de banquier », dit la jeune femme, un peu railleuse.

Puis elle ajouta, tendant la main à Charles :

« Ne faites pas cette tête, venez vous asseoir près de moi, je vais tout vous raconter, comme autrefois… sur le bateau des Amériques. »

À cet instant, Charles ressentit assez soudainement cette lucidité exceptionnelle, cette acuité particulière, cette incomparable assurance qu’un verre de vin suffisait parfois à faire naître en lui. À ces moments-là, il avait le sentiment que ses audaces seraient approuvées, ses initiatives comprises, ses convictions partagées. À peine assis sur le canapé près de Marie-Gabrielle, il l’enlaça avec fougue, la renversa à demi sur les coussins et l’embrassa. Il n’abandonnait sa bouche que pour dire et répéter son nom en s’efforçant de mettre dans son regard toute la sincérité instantanée d’une tendresse qu’elle prit pour un désir. Marie-Gabrielle ne se défendait pas, au contraire. Elle pétrissait la nuque de l’avocat, répondait à ses baisers avec le même enthousiasme maladroit qu’il lui avait connu au temps de l’initiation.

Tandis qu’il caressait, à travers la soie tiédie par la chaleur d’un corps qu’il devinait à peu près nu sous le mince écran de tissu, les hanches et le buste de la jeune femme, il se demanda quels amants elle avait pu connaître et comment était ce mari si opportunément absent.

« Je n’ai pas grand-chose sous ce fourreau, Charles, et vous en profitez odieusement, finit-elle par dire, le feu aux joues, en se redressant pour arranger sa coiffure.

— Marie-Gabrielle, j’ai souvent pensé à vous… très fort.

— Allons, allons, combien de belles créoles ont su vous distraire, Charles ? D’ailleurs, n’êtes-vous pas marié ?

— N… non…, pas encore, répondit-il bêtement.

— Eh bien ! moi, je le suis… si l’on peut dire.

— Comment, si l’on peut dire ?

— Vous savez dans quel état est mon pauvre père, Charles…, une sorte de plante robuste qui se nourrit et qui dort. Au début, quelques moments de lucidité retrouvée me donnèrent l’espoir d’une guérison partielle, celle du cerveau que j’aurais tant voulu lui rendre… Aujourd’hui, les plus grands médecins sont formels. Il vit sans savoir qu’il vit, il mourra sans savoir qu’il meurt…

— Mais votre mari ?

— Voilà, j’y viens. Il y a une chose dont j’ai horreur, Charles, c’est la pauvreté et l’inconfort. Or je suis, bien sûr, incapable de gérer les affaires de mon père, vous vous en doutez. C’est lui qui, avant de sombrer définitivement, a arrangé mon mariage avec le fils unique de son associé, Jean Grigné-Castrus… Ainsi, je suis à l’abri des revers de fortune.

— Et… vous n’avez pas d’enfants ?

— Nous touchons à l’aspect le plus délicat de la situation, Charles, et peut-être allez-vous me mépriser quand vous saurez toute la vérité… Mon mari n’a aucun goût pour les femmes…, tout Genève le sait… et je le savais quand je l’ai épousé… C’est un homme discret, de bonne éducation, qui ne redoute rien plus que le scandale. Nous avons fait une excellente association.

— Je vois ça d’ici, coupa l’avocat, persifleur. Il a des mignons, vous avez des amants et ensemble une loge commune au théâtre pour les soirs de gala.

— Je n’ai pas d’amant, Charles, dit vivement Marie-Gabrielle… Le seul que j’aie jamais eu, c’est vous…, et je regrette, croyez-le bien, que la Louisiane soit si loin du lac Léman. »

Charles, sans même avoir conscience de son hypocrisie, réussit à prendre la voix rauque de l’amoureux ému aux larmes :

« Marie-Gabrielle, Marie-Gabrielle…, c’est merveilleux et triste à la fois, ce que vous me dites là… Je suis à Genève pour deux bons mois, profitons-en, profitons de l’amour.

— Ah ! si vous saviez combien de fois j’ai relu vos lettres, combien de fois j’ai eu envie de prendre le bateau… Deux mois, c’est merveilleux… Mais, au fait, comment êtes-vous là ? »

M. de Vigors, tout en dégustant le carré d’agneau et le gratin dauphinois, donna les raisons de son séjour en Suisse, en insistant sans vergogne sur le fait que, sans la présence de Marie-Gabrielle à Genève, il n’eût peut-être pas accepté une mission aussi fastidieuse.

Sitôt le café servi et les domestiques renvoyés, Charles et Marie-Gabrielle retrouvèrent le canapé. Comme les caresses de l’amant venu de loin se faisaient plus insistantes et les attouchements plus précis, Mme Grigné-Castrus proposa sans vaine pudibonderie :

« Allons chez moi, Charles, nous serons plus à l’aise.

— Mais… votre mari ?… Bien que…, tout de même… »

Marie-Gabrielle se mit à rire.

« N’ayez pas peur. Nous occupons chacun une aile de la maison… et à partir de demain je ferai rouvrir le petit pavillon dont je dispose au bord du lac… près de votre hôtel… Nous pourrons nous y retrouver quand vous voudrez… Vous pourrez même y travailler à vos dossiers… dans le calme ! »

Quand, vers cinq heures du matin, Charles descendit à pied la rue du Puits-Saint-Pierre, espérant trouver un fiacre place du Port, il croisa un beau cabriolet crème à roues caoutchoutées, aux lanternes dorées à l’or fin. Deux silhouettes, assez rapprochées pour se confondre, l’occupaient. Charles eût bien parié qu’aucune des deux n’était féminine.

Une seule fois à partir de ce jour-là et jusqu’à son départ, l’avocat eut encore recours aux soins de la vigoureuse Octavie. Il mit dans cet intermède un peu de perversité, afin de rompre le charme sous lequel le tenait la fragile Marie-Gabrielle.

La jeune femme, avec ce réalisme helvétique qui fait les banquiers incrédules et les maîtresses fatalistes, savait goûter les plaisirs du moment sans les affadir par la perspective d’une séparation prochaine.

Dans les lettres qu’il envoyait régulièrement à Liponne, Charles commentait les péripéties de l’arbitrage, décrivait comme austère et compassée la société genevoise qui avait, disait-il, la fortune mélancolique et l’amusement ennuyeux. Il racontait ses soirées avec les arbitres italien et brésilien, ses préférés, et qualifiait le délégué américain de marchand de tapis.

Il se gardait bien de dire que ses loisirs se passaient en navigations indolentes sur le lac, en excursions montagnardes, coupées de haltes dans des fermes aux parquets cirés où des paysannes timides servaient aux amoureux d’énormes tranches de fromage, sur du pain bis, accompagnées de pichets de fendant.

Marie-Gabrielle était heureuse et Charles était heureux de la rendre heureuse.

« Tu es la femme qui me va ! lui dit-il un après-midi, alors qu’ils se remettaient d’un long moment d’exaltation amoureuse, d’une suite d’exercices savoureux, conduits avec cette lenteur experte qui faisait de Charles un amant apprécié.

— Tu me vas aussi ! Tu me fais croire au simple bonheur d’être accordée à un homme. J’aimerais que tu reviennes souvent… ou qu’un jour tu m’autorises à te rendre visite…, car j’imagine que tu as en Louisiane une vie qu’il ne faut pas troubler.

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Parce que, l’autre soir, quand tu as retiré ta montre, cet anneau… qui ressemble à une alliance… est tombé de ton gousset. J’ai eu l’indiscrétion de lire ce qui est gravé à l’intérieur : Liponne à Charles – 25 juillet 1870… Ainsi tu es marié ? »

M. de Vigors avait horreur de ce genre de situation.

« Eh bien, oui ! je suis marié », répondit-il rageusement.

Et, comme il ne voulait pas laisser passer l’occasion de se débarrasser de toutes les cachotteries accumulées, il ajouta :

« J’ai aussi une petite fille et ma femme attend un deuxième enfant. »

Marie-Gabrielle n’en fut ni triste ni fâchée.

« Eh bien, pourquoi le cacher ? Ça n’aurait rien changé à mon accueil et ça ne change rien à l’attachement que je te porte. Je ne suis ni jalouse ni envieuse… et tu me trouveras toujours là quand il te prendra fantaisie de me voir.

— Merci, Marie-Gabrielle, tu me rassures, j’avais si peur que tu aies de la peine !

— Ce n’est pas ma peine qui t’aurait beaucoup importé, Charles, mais seulement l’idée que tu t’en serais faite… Tu es un homme dont les femmes n’ont rien à attendre que l’amour de passage sans complication ni engagements. J’accepte la formule. »

Le procès touchait à son terme. Le 7 septembre, les arbitres internationaux, ayant fixé le montant de la réparation que le Royaume-Uni de Grande-Bretagne aurait à verser aux États-Unis, décidèrent de s’accorder une semaine de vacances. Leur décision prise à huis clos ne serait annoncée qu’en séance plénière, le 14 septembre.

« J’aimerais savoir, dit Marie-Gabrielle, si ces messieurs si graves et si bavards, ont décidé de condamner l’Angleterre.

— Si vous me promettez le secret, je peux vous dire que oui. Sa Majesté britannique devra verser au Trésor des États-Unis la somme de 15 millions et demi de dollars-or, dont 5 millions de dollars d’intérêts à 6 % couvrant la période du 1er janvier 1864 au 15 septembre 1872… Voilà, vous savez tout. J’ai été assez satisfait d’apprendre que le texte de la sentence était rédigé en français et que MM. Cockburn et Adams auraient à en assurer une traduction unique en langue anglaise, que l’Histoire tiendra pour version officielle. »

Convié, comme plusieurs autres observateurs, au grand dîner officiel offert à l’hôtel de la Paix aux membres du Comité d’arbitrage par le Conseil d’État de la République et du canton de Genève, Charles de Vigors dut ce soir-là abandonner Marie-Gabrielle à une solitude provisoire qui, dans quelques jours, serait son lot quotidien.

Le chef de l’hôtel de la Paix s’était surpassé pour les quarante invités « de la bonne ville de Genève ». Charles fit honneur au menu, qu’il se promit de montrer à Castel-Brajac :

Potage bisque aux quenelles

Truite sauce genevoise

Filet de bœuf à la bordelaise

Suprême de poulet de grain à la vert pré

Côtelettes de chevreuil à la Darmagnac

Galantines de chapons aux truffes

Punch à la romaine

Haricots à l’anglaise

Perdreaux flanqués de cailles

Jambon d’York à la gelée

Pudding Nesselrode

Bombes à l’américaine sur socle

Biscuits montés

Pièces montées

Dessert

Ce festin, digne de Pantagruel et arrosé des meilleurs vins, fut apprécié des diplomates et de leurs conseils. Charles fit observer à son voisin, un Français nommé Bernard, que le menu reflétait assez bien le jugement des arbitres : les haricots étaient à l’anglaise et la bombe américaine.

Sans attendre la réception organisée à Berne par les autorités fédérales, Charles de Vigors quitta Genève le 16 septembre, sans avoir proposé à Marie-Gabrielle de l’accompagner jusqu’à Paris où il voulait passer quelques jours, bien que Gratianne, toujours au chevet de sa belle-mère, en fût absente. Le 10 octobre il embarquait au Havre pour New York, ayant fermé une heureuse parenthèse de sa vie et cachant dans le porte-cigarettes de laque noir frappé en rouge d’un signe chinois qui signifiait, paraît-il, « espérance » une jolie photographie de celle qui le lui avait offert, Marie-Gabrielle, la gentille sirène du Léman.