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Birdie n’avait pas toujours été un tel raseur, loin de là. Il y avait eu un temps où son caractère ouvert, amical, décontracté, où sa joie de vivre faisaient plaisir à voir. Il ne se croyait pas obligé de se mesurer à vous dès qu’il vous rencontrait, et quand par hasard il s’y voyait contraint par les circonstances, il savait se montrer bon perdant. Son esprit compétitif avait reçu une note médiocre à l’école communale 141, et une note encore moins bonne au centre où il avait été transféré après le divorce de ses parents. Un bon bougre qui se débrouillait – voilà ce qu’on disait de Birdie.
Et puis un jour, pendant l’été qui avait suivi son examen de fin d’études secondaires, au moment où ça commençait à devenir vraiment sérieux avec Milly, il avait été convoqué dans le bureau de M. Mack et en l’espace de quelques minutes sa vie avait été réduite en miettes. Norman Mack était un homme d’âge mûr, maigre et doté d’une calvitie naissante, d’un ventre bedonnant et d’un nez juif – bien que Birdie n’eût aucun moyen de savoir s’il était ou non réellement juif, et que sur ce point il en fût réduit aux conjectures. La principale raison, hormis son nez, qui l’incitait à le penser était que lors de toutes leurs entrevues d’orientation, Birdie avait la sensation désagréable – sensation qu’il éprouvait également en présence des Juifs – que M. Mack jouait avec lui, que sa bonne volonté débonnaire et professionnelle dissimulait un mépris sans bornes, que tous ses conseils si raisonnables étaient un piège. Le plus triste de l’histoire c’était que, de par sa nature même, Birdie ne pouvait pas ne pas s’y laisser prendre. C’est M. Mack qui avait établi les règles du jeu et il fallait s’y conformer.
« Assieds-toi, Birdie. »
Première règle.
Birdie s’était assis, et M. Mack avait expliqué qu’il avait reçu une lettre d’Albany(x), des services centraux de la Sélection génétique, – il tendit à Birdie une grande enveloppe grise de laquelle Birdie tira une épaisse liasse de papiers et de formulaires – et qu’en gros elle disait – Birdie remit les papiers dans l’enveloppe – que Birdie avait été reclassé.
« Mais j’ai passé les tests, monsieur Mack ! Il y a quatre ans. Et j’ai été reçu !
— J’ai téléphoné à Albany pour m’assurer qu’une erreur ne s’était pas glissé quelque part. Mais ce n’était pas le cas. La lettre…
— Regardez ! – Il extirpa son portefeuille de sa poche et en sortit sa carte. – Regardez, c’est écrit là, noir sur blanc – vingt-cinq ! »
M. Mack prit la carte fatiguée en faisant une moue compatissante.
« Birdie, je suis navré de devoir te dire que sur la nouvelle carte il y a écrit vingt-quatre.
— Un point ? Pour un point vous allez… – Il ne pouvait pas se résoudre à penser à ce qu’ils allaient faire. – Oh ! monsieur Mack !
— Je sais, Birdie. Ça me fait autant de peine qu’à toi, tu peux me croire.
— J’ai passé leurs fichus tests et j’ai été reçu.
— Comme tu sais, Birdie, il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte en plus des notes de test, et en ce qui te concerne, un de ces facteurs a changé. Il semble que ton père fasse du diabète.
— Première nouvelle.
— Il est possible que ton père ne le sache pas encore lui-même. Les hôpitaux sont reliés par un lien informatique automatique au Centre de sélection génétique – lequel Centre de sélection génétique t’a à son tour envoyé cette lettre automatiquement.
— Mais qu’est-ce que mon père vient faire dans tout ça ? »
Au fil des ans, les rapports de Birdie avec son père s’étaient réduits à une voix au bout du fil les jours fériés et à une moyenne de quatre visites expéditives par an à l’asile fédéral de la Seizième Rue, à l’occasion desquelles M. Ludd recevait des tickets-repas valables dans un restaurant de la ville. La vie de famille étant la plus grande sinon la seule force de cohésion de toute société, les responsables du MODICUM essayaient de lutter bon gré mal gré contre la désagrégation des familles, même des familles aussi peu unies que celle constituée d’un père et d’un fils se réunissant toutes les douze semaines pour manger des lasagnes aux Vêpres siciliennes. Son père ? Il y avait de quoi rigoler.
Avant tout, M. Mack expliqua qu’il n’y avait pas de quoi avoir honte. Deux pour cent et demi de la population, soit plus de douze millions de personnes – ce qui était loin d’être négligeable – totalisaient moins de vingt-cinq points. Une mauvaise note de test ne faisait pas de Birdie un débile mental, ça ne le privait d’aucun de ses droits civiques ; ça voulait seulement dire, comme bien sûr il le savait, qu’il n’aurait pas le droit d’avoir des enfants, que ce soit directement, par le mariage, ou indirectement, par insémination artificielle. Il voulait être bien sûr que Birdie le comprenait bien. Birdie le comprenait-il bien ?
Oui, il le comprenait.
Le visage de M. Mack s’éclaira, et il fit remarquer qu’il était toujours possible, probable même, étant donné qu’il était juste à la limite, d’être reclassé une nouvelle fois, vers le haut. Patiemment, point par point, il passa en revue avec Birdie les composantes de sa note, en indiquant les façons dont il pouvait espérer l’améliorer et les façons dont il ne le pouvait pas.
Le diabète était une maladie héréditaire. Elle exigeait des soins coûteux et parfois fort longs. Le propos initial des instigateurs de la loi avait été de classer le diabète dans la même catégorie que l’hémophilie et le chromosome XYY. C’était plutôt draconien, mais Birdie pouvait certainement comprendre pourquoi une tendance génétique vers le diabète devait être découragée à tout prix.
Certainement. Il le pouvait.
Et puis il y avait cet autre problème fâcheux concernant son père le fait qu’au cours des dix dernières années il avait travaillé moins de 50 p. 100 du temps. A première vue, il pouvait paraître injuste de pénaliser Birdie pour l’insouciance de son père, mais les statistiques montraient que ce trait tendait à être aussi héréditaire que, disons, l’intelligence.
La vieille opposition hérédité-environnement ! Mais avant que Birdie proteste trop vigoureusement, il ferait mieux de jeter un coup d’œil au paragraphe suivant. M. Mack le tapota au bout de son crayon. Voilà, à n’en point douter, une curieuse illustration de l’histoire au travail. La loi révisée sur l’évaluation génétique avait finalement été votée par le Sénat en 2011 à la suite de ce qu’on avait appelé le Compromis Jim Crow, et voilà que ce Compromis avait pratiquement volé à la rescousse de Birdie puisque ces cinq points qu’il avait perdus à cause de la tendance au chômage qui se manifestait chez son père, il les avait regagnés du seul fait qu’il était noir !
En aptitude physique, Birdie avait eu un 9, ce qui le plaçait au point moyen, ou apogée, de la courbe normale. M. Mack fit une petite plaisanterie à ses propres dépens sur la note que lui aurait probablement obtenue en aptitude physique. Birdie pouvait demander à repasser le test physique, mais bien rares étaient ceux qui parvenaient à améliorer leur note dans ce domaine ; par contre ceux qui la faisaient baisser étaient légion. Par exemple, dans le cas de Birdie, la plus légère tendance à l’hypoglycémie pouvait maintenant, eu égard au diabète de son père, le mettre définitivement hors d’atteinte du seuil des 25 points. Ne paraissait-il pas plus raisonnable, par conséquent, de se contenter de sa note actuelle dans ce domaine-là ?
Effectivement, cela paraissait plus raisonnable.
M. Mack se montrait plus optimiste en ce qui concernait les deux autres tests, le Stanford-Binet (Version courte) et le Skinner-Waxman. Birdie n’avait pas obtenu une mauvaise note à ces deux tests (7 et 6), mais d’un autre côté il n’en avait pas obtenu de bonnes non plus. Les gens faisaient souvent des progrès saisissants d’une fois sur l’autre. Un mal de tête, le trac, l’indifférence, même – il y avait tellement de facteurs qui pouvaient gêner une performance mentale optimale. Quatre ans, c’était long, mais Birdie avait-il quelque raison de croire qu’il n’avait pas donné toute la mesure de ses moyens ?
Et comment ! Il se souvenait d’avoir voulu se plaindre à l’époque, mais comme il avait été reçu aux tests, il ne s’en était pas donné la peine. Le jour du test, un moineau était entré dans la salle d’examen. Il n’arrêtait pas de voleter de droite à gauche, de gauche à droite, d’une fenêtre hermétiquement fermée à l’autre. Qui aurait pu se concentrer avec un cirque pareil ?
Ils décidèrent que Birdie demanderait à repasser à la fois le Stanford-Binet et le Skinner-Waxman. Si pour une raison ou pour une autre il ne se sentait pas sûr de lui le jour fixé par le Centre de sélection génétique, il n’aurait qu’à reporter l’épreuve à une date ultérieure. M. Mack était convaincu que les gens seraient disposés à se plier en quatre pour un garçon dans sa situation.
Le problème semblait être résolu, et Birdie s’apprêtait à prendre congé, mais M. Mack dut passer en revue deux ou trois détails supplémentaires, pour la forme. Hormis les facteurs héréditaires et es tests du Centre de sélection génétique, qui mesuraient tous deux les potentialités, il existait un autre groupe d’éléments déterminant, la performance individuelle. Tout service exceptionnel rendu au pays ou à l’économie donnait automatiquement 25 points, mais Birdie ne devait pas trop compter là-dessus. De même, une manifestation d’aptitudes physique, intellectuelle ou créative nettement au-dessus de la moyenne indiquée par et caetera, et caetera.
Birdie était également d’avis qu’on pouvait sauter ce passage.
Mais là, en revanche, sous la gomme du crayon, il y avait quelque chose d’intéressant – le facteur niveau d’études… Déjà Birdie avait eu cinq points pour avoir terminé ses études secondaires. S’il entrait à l’Université…
Hors de question. Birdie ne pourrait jamais faire un étudiant. Il n’avait rien d’un imbécile, mais d’un autre côté il n’avait rien non plus d’un Isaac Einstein.
Normalement, M. Mack aurait applaudi au réalisme d’une telle décision, mais dans les circonstances présentes, il valait mieux ne pas brûler ses vais1 seaux. Tout résident de la ville de New York avait le droit de fréquenter l’une quelconque des universités de la ville comme étudiant à part entière ou, s’il ne remplissait pas un certain nombre de conditions, dans le cadre de la Section d’enseignement non spécialisé. Birdie avait intérêt à y réfléchir avant d’écarter définitivement cette solution.
M. Mack était vraiment désolé. Il espérait que Birdie apprendrait à considérer sa reclassification comme un accident de parcours plutôt qu’un échec définitif. L’échec n’était qu’une façon d’envisager la réalité.
Birdie acquiesça, mais M. Mack ne lui rendit pas la liberté pour autant. M. Mack invita Birdie à envisager la question de la contraception et de la génétique avec une ouverture d’esprit aussi large que possible. Déjà les ressources disponibles ne suffisaient plus à nourrir la population de la planète ; si l’on n’instaurait pas un système volontaire de limitation des naissances, cette population s’accroîtrait dans des proportions catastrophiques. M. Mack espérait que Birdie en viendrait un jour ou l’autre à voir que la Sélection génétique était, malgré ses inconvénients évidents, à la fois souhaitable et nécessaire.
Birdie promit qu’il s’efforcerait de considérer la chose sous cet angle, moyennant quoi il put partir.
Parmi les papiers que contenait l’enveloppe grise, Birdie trouva un livret intitulé Votre test d’aptitude génétique publié par le Conseil national de l’éducation, qui expliquait que la seule façon efficace de se préparer à son réexamen était de l’aborder avec un esprit ouvert et confiant. Un mois plus tard, fidèle au rendez-vous, Birdie se rendit à Center Street dans un état d’esprit ouvert et confiant. Ce ne fut que plus tard, en discutant des tests avec ses compagnons d’infortune autour de la fontaine, sur la place, qu’il s’aperçut qu’on était un vendredi 13. Manque de pot ! Il n’avait pas besoin d’attendre la lettre recommandée pour savoir que sa note allait être gratinée. Pourtant quand il reçut les résultats, ce fut comme un coup de massue : son Q.I. avait baissé d’un point ; sur l’échelle de créativité de Skinner-Waxman il était tombé à 4 – une note de débile mental. Son nouveau total : 21.
Le 4 le mettait hors de lui. La première partie du Skinner-Waxman consistait en un test à choix multiples où il fallait sélectionner parmi quatre jeux de mots celui qu’on considérait comme le meilleur, et aussi la meilleure des quatre fins d’histoire. Jusque-là, pas de surprise – il se souvenait de cette partie du test. Mais ensuite ils l’introduisirent dans une drôle de pièce toute vide. Deux cordelettes pendaient au plafond. Ils lui donnèrent une pince et lui dirent de les nouer ensemble. On n’avait pas le droit de décrocher les cordes.
C’était impossible. En tenant l’extrémité d’une des cordes dans une main, on ne pouvait tout simplement pas attraper l’autre, même en allant la chercher avec la pointe du pied. Les quelques centimètres supplémentaires qu’on gagnait avec la pince n’étaient d’aucune utilité. Au bout des dix minutes imparties il avait envie de hurler. Il y avait trois autres problèmes impossibles, mais il n’était plus en état de se concentrer sur quoi que ce fût.
A la fontaine, une espèce de petit branleur avec une grosse tête leur expliqua ce qu’ils auraient tous dû faire : attacher la pince à l’extrémité d’une des cordes et lui imprimer un mouvement de balancier ; ensuite aller chercher…
« Tu sais ce que j’aimerais voir, dit Birdie en interrompant la grosse tête, en train de se balancer au bout de cette corde à la con, hein, duchnoque ? Toi ! »
Ce qui, de l’avis de tous, était une bien meilleure blague que tous leurs choix multiples.
Ce ne fut qu’après avoir été recalé à ses tests que Birdie annonça son reclassement à Milly. Une certaine fraîcheur avait gagné leurs relations depuis quelque temps – un nuage passager dans le ciel de leur bonheur – mais Birdie redoutait néanmoins sa réaction, les noms dont elle allait peut-être le traiter. Ce fut le contraire qui se produisit ; Milly se montra héroïque, déploya des trésors de tendresse, de sollicitude et de ferme résolution. Elle ne s’était pas aperçue jusqu’alors, dit-elle, à quel point elle aimait Birdie et avait besoin de lui. Elle l’aimait davantage maintenant, parce que… mais elle n’avait pas besoin d’expliquer pourquoi. C’était écrit sur leurs visages, dans leurs yeux – ceux de Birdie sombres et luisants, ceux de Milly noisette mouchetés d’or. Elle jura de rester à ses côtés pour l’aider à traverser cette épreuve. Du diabète ! Et ce n’était même pas le sien ! Plus elle y pensait, plus ça la mettait en colère, plus elle était décidée à ne pas laisser un Moloch bureaucratique jouer les dieux tout-puissants avec Birdie et elle. (Moloch ?) Si Birdie acceptait de suivre les cours à la S.E.N.S. de Barnard, Milly se déclarait prête à l’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait.
Quatre ans, d’après leurs calculs. Le système des points était conçu de telle sorte que chaque année ne comptait qu’un demi-point jusqu’au diplôme de fin de cycle, mais que ce diplôme valait, lui, quatre points. Si Birdie s’était contenté de son ancienne note rectorale, il aurait pu regagner le terrain perdu en deux ans. Maintenant il lui fallait essayer de décrocher un diplôme.
Mais il l’aimait, sa Milly, et il voulait l’épouser, sa Milly, et ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, un mariage n’est pas un mariage si l’on ne peut pas avoir d’enfants.
Il s’inscrivit à Barnard. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?