NULLE PART CHEZ SOI

par Norman Spinrad

Au cours des années soixante, de grands espoirs et de grandes craintes ont été fondés sur le développement de drogues synthétiques, taillées sur mesure. De l’expansion de la conscience à la toxicomanie, des tranquillisants aux drogues dures, une gamme presque continue s’est constituée. Dans un avenir qui a tout éprouvé, tout essayé, où la conception de drogues est devenue un art, quelle nouvelle expérience saurait provoquer la grande secousse ?

Comment se sent-on

Lorsqu’on est seul ?

Nulle part chez soi…

Comme un parfait inconnu.

Comme une pierre qui roule.

 

Bob DYLAN, Comme une pierre qui roule (Like a Rolling Stone).

 

MAIS j’ai réussi une fois à tout remettre dans la boîte de Pandore, dit Richardson en prenant un autre hit. Tu te souviens de Pandore Deutchman, Will, non ? Au département de biochimie chacun finissait un jour ou l’autre par tout fourrer dans la boîte de Pandore. Je me souviens vaguement d’une soirée où tu l’as fait toi-même.

— Quel comédien tu fais, Dave, dit Goldberg en écrasant le mégot de son joint tout en mettant un bouchon sur la fiole qu’il venait de remplir au purgeur de l’appareil. Ça ne m’étonnerait pas qu’un de ces jours, tu mettes de la strychnine dans la marchandise. Ça serait une belle rigolade, d’ailleurs.

— Je te jure que je n’y avais jamais pensé, mais ce n’est peut-être pas si bête. On verrait des mecs sortir d’ici le sourire aux lèvres, satisfaction garantie. Je te jure que si on leur disait exactement ce qu’il y a dedans, tu en trouverais encore pour l’acheter.

— C’est pas drôle, mon vieux, dit Goldberg en tendant la fiole à Richardson, qui la rangea précautionneusement à côté des autres dans une boîte en carton ondulé. Ce n’est pas drôle, parce que c’est vrai.

— Tu vas pas avoir une crise de morale, non ? Attends, je t’amène un peu de méthaline, ça te remettra les idées en place.

— Elles sont parfaitement en place, j’ai pris de l’acide canabinolique, notre propre invention.

— De l’acide canabinolique ? Où t’as trouvé ça, dans une pharmacie ? Ça fait trois ans qu’on ne se donne plus la peine d’en fabriquer, de ce machin. »

Goldberg plaça une fiole vide sous le purgeur et ouvrit le robinet. « Je l’ai acheté dans la rue, pour m’amuser. Les gosses en fabriquent dans leur baignoire, maintenant. » Il hocha la tête. « Tu te souviens du mal qu’on a eu pour le synthétiser, au début ?

— La science progresse !

— Dommage qu’on n’ait pas pu le breveter, dit Goldberg en regardant le mince filet de liquide vert couler dans la fiole. Avec les droits qu’on aurait touchés, on aurait pu prendre notre retraite.

— Si la Mafia les encaissait pour nous.

— Ça pourrait se faire.

— Ouais, je devrais peut-être m’en occuper, opina Richardson en prenant la fiole pleine que lui tendait Goldberg. Mais il ne faudrait pas être trop gourmands. Quelque dix pour cent prélevés à la fabrication, pas davantage. Il ne faut pas étouffer l’entreprise privée !

— Je parle sérieusement, Dave. On aurait dû essayer de breveter le produit. D’autres le font pour des psychédéliques combinés, tu sais.

— D’autres ? Pas des gens comme nous. Des boîtes comme American Marijuana & Psychedelics, Inc., oui. Elles peuvent payer les avocats et graisser la patte à l’administration. Elles ont les contacts qu’il faut. Pas nous. »

Goldberg ouvrit de nouveau le robinet. « En tout cas, il faudra bien six mois à l’industrie de la drogue pour découvrir comment synthétiser cette nouvelle saloperie, et d’ici là, j’aurais tout juste résolu le problème de l’altération dans le processus d’extraction du cocanol. Cela nous donne au moins un an d’avance sur les réglos.

— Tu sais ce que je pense, Will ? dit Richardson en tapotant affectueusement la boîte contenant les fioles. Nous avons une mission sacrée, voilà ce que je pense. Nous sommes les serviteurs du processus de l’évolution. Chaque fois que nous sortons un nouveau psychédélique, nous faisons progresser la conscience humaine. Nous créons un produit, et en vivons un certain temps, puis l’industrie de la drogue réussit la synthèse de notre produit et en lance la production à grande échelle, et alors, il faut que nous sortions une nouvelle drogue si nous voulons continuer à vivre avec un minimum de style. N’étaient l’industrie et les lois sur la drogue, nous pourrions devenir des ploutocrates pourris de fric rien qu’en vendant la même vieille drogue pendant des années. Les choses étant ce qu’elles sont, nous faisons du bien en participant à l’évolution de l’homme. »

Goldberg lui tendit une fiole pleine : « L’évolution de l’homme peut aller se faire foutre, dit-il. Qu’a-t-elle jamais fait pour nous ? »

« Comme vous le savez sans doute, docteur Taller, nous avons quelques effets secondaires imprévus avec l’eucomorfamine », commença le général Carlyle en bourrant sa Dunhill préférée d’un mélange aromatique à grosse coupe. Taller prit un paquet de Golds, en sortit un joint qu’il alluma avec un briquet portant l’insigne, non de Psychedelics, Inc., mais de l’Air Force. Peut-être le geste était-il délibéré, mais ce n’était pas certain.

« L’on ne saurait parler d’effets imprévus à propos d’un psychédélique aussi nouveau que l’eucomorfamine, général, dit Taller. Après tout, le projet Marmotte est lui-même expérimental. »

Carlyle alluma sa pipe et aspira une bouffée de bonne fumée cancérigène ; le général estimait qu’un soldat devait avoir au moins un vice mineur dangereux. « Je vous en prie, docteur, ne jouons pas sur les mots. L’eucomorfamine est censée aider nos hommes dans les conditions claustrophobiques de la base lunaire Marmotte ; elle n’est pas censée faire d’eux des pédales. Or, les rapports que je reçois indiquent qu’elle a ces deux effets. L’Air Force ne désire pas qu’elle ait ces deux effets à la fois. Par conséquent et par définition, elle a des effets secondaires indésirables. Et par conséquent, il va falloir réviser notre contrat.

— Allons, allons, général, les drogues psychédéliques ne sont pas des uniformes, on ne peut pas les tailler sur mesure. Vous avez demandé un produit susceptible de combattre la claustrophobie sans affecter l’éveil, la capacité d’attention, le cycle du sommeil ni l’initiative. Pensez-vous que ce soit facile ? L’eucomorfamine produit de la claustrophilie sans autre effet secondaire qu’une augmentation de la pulsion sexuelle. Je la considère comme un des petits miracles de la science psychédélique.

— Sans doute, Taller, mais vous comprendrez sûrement que nous ne pouvons tolérer un comportement homosexuel violent chez nos hommes de la base lunaire. »

Taller sourit, avec un brin de fatuité. « Mais vous ne pourriez pas davantage tolérer un fort pourcentage de dépressions dues à la claustrophobie. Vous n’avez que quatre solutions, général Carlyle : continuer à utiliser l’eucomorfamine et accepter un certain niveau d’incidents homosexuels ; cesser l’usage de l’eucomorfamine et accepter un niveau très élevé de dépressions claustrophobiques ; annuler le projet Marmotte ; ou bien…»

Le général finit par comprendre qu’il avait été soumis à une campagne de promotion-vente assez sophistiquée. « Ou bien utiliser une drogue qui éliminerait l’effet secondaire de l’eucomorfamine… Votre compagnie aurait-elle mis au point un tel produit ? »

Le docteur Taller lui lança un clin d’œil complice. « Psychedelics, Inc. a effectivement travaillé sur un calmant sexuel, admit-il sans se faire prier. Pas facile. Le problème étant que, si l’on diminue effectivement la pulsion sexuelle, on risque de diminuer également les performances des centres nerveux supérieurs, ce qui n’a guère d’importance dans des institutions pénitentiaires, mais ne serait guère apprécié dans le cas du projet Marmotte. L’astuce consiste à donner un autre débouché à la pulsion sexuelle excédentaire. Nous parvînmes à la conclusion que la seule solution valable était de la canaliser vers des états de fugue mystique. Ensuite, l’aspect purement biochimique ne présenta pas de difficultés. Le produit que nous avons mis au point – déposé sous l’appellation nadabrine – approche du stade de la production. »

La pipe du général s’était éteinte, mais il ne prit pas la peine de la rallumer. Il préféra prendre 5 mg de lébémil, ce qui paraissait plus adapté aux circonstances. « Cette nadabrine, dit-il avec une lenteur délibérée, canalise la sexualité en excès vers quoi… ? Des états de fugue ? De transe ? Nous ne voulons pas d’une drogue qui rendrait nos hommes psychotiques !

— Il ne saurait en être question ! Quelque trois cents microgrammes de nadabrine produisent chez l’homme une expérience mystique qui dure au maximum quatre heures. Pendant ce temps, les hommes vous seront certes de peu d’utilité, mais leur niveau de pulsion sexuelle restera très bas pendant une semaine environ. Trois cents microgrammes pour chaque homme prenant de l’eucomorfamine, disons tous les cinq jours, pour calculer large. »

Le général Carlyle ralluma sa pipe et réfléchit. Les choses semblaient s’arranger. « Ça ne m’a pas l’air mal, finit-il par admettre. Mais qu’en est-il du contenu de ces expériences mystiques ? Rien qui empêcherait les hommes d’être fidèles à leur devoir, j’espère ? »

Taller éteignit son joint. « J’ai moi-même essayé la nadabrine, dit-il. Aucun problème.

— Comment était-ce ? »

Taller sourit de nouveau avec une satisfaction béate. « C’est ce qu’il y a de bien avec la nadabrine, dit-il. Je ne me souviens de rien ! On ne garde aucun souvenir de ce qui se passe lorsque l’on est sous l’effet de la nadabrine. Une véritable fugue mentale. Comme cela, on est certain que les expériences mystiques n’ont aucun contenu indésirable, n’est-ce pas ? On peut en tout cas être certain qu’elles n’interféreront en rien avec l’exécution des devoirs militaires.

— Ce dont les hommes ne se souviennent pas ne peut pas leur nuire, hein ? ronchonna Carlyle en mordant le tuyau de sa pipe.

— Vous disiez, mon général ?

— Je disais que je vais donner un avis favorable pour un essai. »

Assis l’un à côté de l’autre, côte à côte dans un coin enfumé, ils se jaugeaient mutuellement du regard, tandis qu’autour d’eux la foule qui emplissait la boîte braillait et tournoyait perdue dans une autre réalité.

« Qu’est-ce que t’as pris ? lui demanda-t-il, tout en admirant sa chevelure noire, sans raie, lisse comme une carapace de scarabée, auréolant son pâle visage d’un casque métallique.

— Peyotadrène, répondit-elle de ses lèvres pareilles à des pétales articulés, à un précieux bijou. Ça fait trois heures que je plane. Et toi, avec quoi tu trippes ?

— Acide canabinolique. » La distorsion de ses traits, suite au mouvement de sa bouche, formait une structure idéographique qu’elle réussit à déchiffrer comme la promesse d’une décharge d’énergie. Ils allaient peut-être y arriver.

« Ça fait des mois que je n’ai pas essayé ce truc, dit-elle. Je me souviens même plus comment c’est. » Sa peau était lumineuse, comme éclairée de l’intérieur, masque translucide de blanche porcelaine entourant la flamme d’une bougie. Elle était une splendide œuvre d’art, création de dieux raffinés et blasés.

« C’est bon », répondit-il, ses sourcils formant une série de courbes qui, intégrées à l’ensemble formé par le mouvement de ses lèvres contre ses dents, indiquait le désir manifeste d’un don d’énergie, afin de remplir son vide à elle. Oui, ils allaient le faire. « Tu me trouveras peut-être vieux jeu, mais je trouve l’acide canabinolique drôlement chouette.

— Tu penses que tu pourrais faire un sex-trip, après ? » demanda-t-elle. Les replis de son oreille étaient sculptés avec une précision exquise dans de l’ivoire rose.

« Oh, je crois, oui, d’une façon assez marrante », répondit-il en avançant les épaules dans un geste d’offrande. Elle vit clairement qu’il recoupait harmonieusement sa propre trajectoire spatio-temporelle.

« Je veux dire, si tu as envie que je te saute, je crois que j’y arriverais. »

Le fin duvet doré qui couvrait son visage devint pareil à un champ de blé ondoyant dans la brise de été, lorsqu’elle répondit : « Voilà la chose la plus sensée qu’on m’ait dite depuis des heures. »

Dans l’angle formé par les courbes de ses lèvres, se reflétait lumineusement la convergence de toutes les énergies de l’univers vers la structuration idéale de leur rayonnement.

Une heure et demie avant son rendez-vous avec le cardinal Rillo, le cardinal McGavin prit un combi de peyotadrène-mescamil et 5 mg de metadrène. Il avait décidé de traiter avec Rome à un niveau mystique plutôt que politique, et il se sentait plus profondément chrétien lorsqu’il prenait ce mélange. Et Dieu savait combien il était difficile de se sentir profondément chrétien lorsqu’on négociait avec un représentant du pape.

Le cardinal Rillo arriva ponctuellement à trois heures, alors que McGavin approchait de son high mystique. La ponctualité du cardinal était légendaire. McGavin fut ému par la tristesse de la situation : un prince de l’Église dont la principale influence sur les âmes de ses frères venait du fait qu’il était esclave de l’horloge ! Mais, précisément parce que l’ascétique vieillard, avec ses yeux décolorés et ses lèvres minces et exsangues, était si peu digne d’amour, le cardinal McGavin se surprit à l’aimer à cause de sa misère existentielle même. Il pria en silence pour que lui – ou à défaut, quelqu’un d’autre – devienne l’instrument élu par lequel cette créature défavorisée pourrait bénéficier d’une certaine mesure de grâce divine.

Le cardinal Rillo accepta ses congratulations avec une politesse froide, mais ne refusa toutefois pas un verre de bordeaux. Le cardinal McGavin s’abstint de lui offrir un joint ; Rillo était au premier rang de l’opposition qui avait conduit le pape à retarder, depuis un nombre ridicule d’années, la publication de son encyclique sur la marijuana. Le fait que le Saint-Père eût choisi un tel émissaire en la circonstance était mauvais signe.

Le cardinal Rillo savoura son vin en silence ; le cardinal McGavin était profondément affligé en pensant à la solitude de l’âme de cet homme, incapable de rompre la solennité de son rôle pour raconter les derniers potins du Vatican en buvant un verre de vin. L’émissaire papal finit par s’éclaircir la gorge – comportement sec et archaïque – et entra sans transition dans le vif du sujet :

« Le Souverain Pontife m’a demandé de vous faire part de son inquiétude devant l’addition de psychédéliques à l’hostie dans l’archidiocèse de New York », dit-il, indiquant clairement par son ton qu’il eût préféré que le Saint-Père l’eût chargé d’émettre une mise en garde moins prudente. Mais si le pape avait appris quelque chose en cette ère schismatique, c’était bien l’art de la prudence – surtout dans ses relations avec la hiérarchie américaine, dont l’allégeance à Rome n’était fondée sur rien de plus solide qu’une vague nostalgie et une convenance symbolique. Le pape avait été le dernier à se convaincre de sa propre faillibilité, mais les événements de ces dernières années avaient fini par imposer cette nouvelle subtilité concernant la Vérité divine.

« Je conçois et respecte l’inquiétude du Saint-Père, dit le cardinal McGavin, je prierai pour que Dieu l’aide à résoudre ses doutes.

— Je n’ai pas parlé de doutes ! rétorqua sèchement Rillo, entrouvrant à peine ses lèvres sèches et dures comme des tenailles. Comment pouvez-vous insinuer que le Saint-Père ait des doutes ! »

L’esprit du cardinal McGavin s’éleva au-dessus de sa première réaction de colère devant l’obstination de cet homme, et essaya d’apaiser l’âme du cardinal Rillo : « Je reconnais mon erreur, dit-il. Je vais prier pour que les inquiétudes du Saint-Père s’apaisent. »

Mais le cardinal Rillo demeura implacable. Sur son visage, seule une membrane d’impassibilité masquait la rage qui contractait les muscles : « Il vous serait facile d’apaiser les inquiétudes du Saint-Père en supprimant le peyotacfrène de vos hosties !

— Sont-ce les termes du Saint-Père lui-même ? demanda le cardinal McGavin, bien qu’il connût d’avance la réponse à sa question.

— Ce sont les miens, cardinal McGavin, dit Rillo, et vous feriez bien de leur accorder foi. Il y va peut-être du salut de votre âme immortelle. »

Une intuition soudaine, semblable à un petit satori, traversa McGavin : Rillo était sincère. Pour lui, l’adjonction d’un produit chimique à l’hostie n’était pas une question de politique ecclésiastique, comme c’était sans doute le cas pour le pape, mais de profonde conviction religieuse. Le cardinal Rillo était réellement inquiet pour le salut de son âme ; il était de son devoir, en tant que cardinal et en tant que catholique, de considérer le problème à ce niveau. Après tout, la communion psychédélique était pour lui aussi une question de profonde conviction religieuse. Le cardinal Rillo et lui-même étaient séparés par un abîme théologique de proportions existentielles.

« Peut-être y va-t-il également du salut de la vôtre, cardinal Rillo, dit-il.

— Je ne suis pas venu de Rome pour recevoir des conseils spirituels de la part d’un homme qui est au bord de l’hérésie, cardinal McGavin. Je suis venu vous transmettre un avertissement solennel du Saint-Père : il n’est pas exclu qu’une encyclique contre votre position soit envoyée aux évêques. Est-il besoin de vous rappeler que si vous désobéissiez à une telle encyclique, vous risqueriez l’excommunication ?

— Seriez-vous réellement fâché si cela arrivait ? rétorqua McGavin tout en se demandant si cette menace exprimait réellement les intentions papales, ou seulement un désir personnel de Rillo. Ou estimeriez-vous simplement que l’Église se serait défendue comme il convenait ?

— Les deux, répondit le cardinal Rillo sans hésitation.

— Votre réponse me plaît », dit McGavin en vidant le fond de son verre. C’était une bonne réponse, sincère sur les deux points. Le cardinal Rillo était inquiet et pour l’Église et pour l’âme de l’archevêque de New York, et il était hors de doute que, comme il convenait, il plaçait l’Église au premier plan. Sa sincérité était spirituellement rafraîchissante, bien qu’il fût dans l’erreur la plus totale. « Mais voyez-vous, une partie de la Grâce inhérente à la communion chimiquement amplifiée sur une base scientifiquement saine est la certitude que personne, pas même le pape, ne peut en quoi que ce soit vous couper de la communication avec Dieu. Dans la communion psychédélique, on fait l’expérience directe de l’amour divin. Il n’est pas plus loin qu’une hostie ; même la foi n’est plus nécessaire. »

Le cardinal Rillo se rembrunit : « Vous vous rendez compte, je suppose, qu’il est de mon devoir de rapporter cela au Saint-Père.

— A qui suis-je en train de parler, cardinal Rillo, à vous ou au pape ?

— Vous parlez à l’Église catholique, cardinal McGavin. Je suis un émissaire du Saint-Père. » McGavin ressentit une soudaine culpabilité : la colère éveillée en Rillo par la vivacité de sa réplique l’avait amené à exprimer un mensonge, car la mission dont le pape l’avait chargé était certainement plus limitée qu’il ne le laissait entendre. Le pape était infiniment trop réaliste pour brandir la vaine menace de l’excommunication contre un prince de l’Église qui estimait précisément que son pouvoir d’excommunication était dénué de signification.

De nouveau, une soudaine intuition illumina la conscience du cardinal : aux yeux de Rillo, et d’une importante fraction de la hiérarchie de l’Église, la menace d’excommunication avait conservé toute sa signification. Partager leur position sur la communion « chimique », c’était accepter la notion que le pape avait le pouvoir de priver un homme de la Grâce divine. Au contraire, accepter le caractère sacré et la validité de la communion psychédélique, c’était nier la validité de l’excommunication.

« Savez-vous, cardinal Rillo, je suis intimement persuadé que, si le pape m’excommuniait, cela ne nuirait en rien à mon âme.

— Ce n’est là qu’un blasphème gratuit !

— Désolé, dit le cardinal McGavin avec sincérité, je n’avais nullement l’intention de dire des choses gratuites ou blasphématoires. J’essayais simplement d’expliquer que l’excommunication ne peut plus guère avoir de signification, puisque Dieu a jugé bon, par le biais de la science psychédélique, de nous accorder, au moins dans une certaine mesure, une expérience directe de Sa nature. Du plus profond de mon cœur, je crois que cela est vrai. Et du plus profond du vôtre, vous croyez que ce ne l’est pas.

— Je crois que ce dont vous faites l’expérience lors de votre communion psychédélique n’est rien d’autre qu’un coup de maître de Satan, cardinal McGavin. Le Malin est d’une infinie subtilité ; ne peut-il prendre le masque du Bien ultime ? Ce n’est pas sans raison que l’on appelle le Diable le prince des menteurs. Je crois que, pensant sincèrement servir Dieu, vous servez Satan. Pouvez-vous avoir la certitude que je me trompe ?

— Pouvez-vous être certain que je ne suis pas dans le vrai ? Si c’est le cas, vous tentez d’étouffer la volonté du Seigneur, et vous vous soustrayez volontairement à Sa grâce.

— Nous ne pouvons avoir raison tous les deux…» dit le cardinal Rillo.

La lumière aveuglante d’une sombre intuition mystique emplit de terreur l’âme du cardinal McGavin, jetant une lumière impitoyable sur ses relations existentielles avec l’Église et avec Dieu : ils ne pouvaient avoir raison tous les deux, mais rien ne s’opposait à ce qu’ils eussent tous les deux tort. En dehors de Dieu et de Satan, il y avait le vide.

Le docteur Braden adressa à Johnny un sourire empli de bienveillance et lui tendit une sucette à la mangue extraite du tiroir inférieur gauche de son bureau. Johnny prit la sucette, ôta prestement le papier, la fourra dans sa bouche et, s’installant confortablement sur sa chaise, se mit à la sucer avidement, oublieux du reste de l’univers. C’était bon signe – un pré-scolaire réagissant normalement au traitement se fixe entièrement sur l’élément le plus intéressant de son environnement, et aime les saveurs inhabituelles. Pendant les quatre premières années de sa vie, la sphère sensorielle d’un enfant doit s’habituer à accepter un spectre de stimulations sensuelles aussi large que possible.

Braden tourna son attention vers la mère du petit garçon, qui fumait nerveusement un joint, perchée sur le bord de sa chaise. « Allons, allons, madame Lindstrom, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Johnny répond tout à fait normalement à son traitement. Il ne peut fixer longtemps son attention, ce qui est normal à son âge ; son spectre sensuel excède légèrement la norme ; son sommeil est profond et d’un rythme régulier. Et, comme vous l’aviez demandé, nous lui avons donné un sens constant de l’amour universel.

— Dans ce cas, docteur Braden, pourquoi le médecin scolaire a-t-il demandé que l’on change son traitement de base ? Il a dit que le traitement donnait à la personnalité de Johnny une structure ne convenant pas à un enfant d’âge scolaire. »

Le docteur Braden était contrarié, mais il le cachait soigneusement à la jeune mère nerveuse qu’il avait devant lui. Il connaissait ce genre de généralistes ratés qui finissent par devenir médecins scolaires. De vieux imbéciles dépassés par les événements, qui n’en savaient pas davantage sur la pédiatrie psychédélique que sur la chirurgie crânienne. En fait, ce qu’ils savaient était pire que rien : un saupoudrage de vagues généralités et de bêtises pures et simples, qui suffisait à leur faire croire qu’ils étaient des spécialistes. Ce qui leur donnait le droit, apparemment, d’effrayer les mères des patients d’autres médecins…

« Hum… Vous aurez mal compris ce que le médecin scolaire voulait dire, madame Lindstrom. Je l’espère, du moins, car dans le cas contraire, il se trompe. Voyez-vous, madame, la pédiatrie psychologique moderne estime que la conscience de l’enfant doit être fixée sur des centres d’intérêt changeant selon les stades de son évolution, afin qu’il devienne un adulte sain et vivant au maximum de ses capacités. Un enfant de l’âge de Johnny se trouve à un stade de transition. Afin qu’il soit prêt pour l’école, il me suffira de modifier son traitement de façon à augmenter sa faculté d’attention, de diminuer un soupçon son intensité sensorielle et d’augmenter son intérêt pour les abstractions. Ainsi, il fera une bonne scolarité, madame Lindstrom. En fait, madame, ajouta-t-il en fronçant les sourcils avec une sévérité modérée, vous auriez dû m’amener Johnny pour un check-up avant qu’il ne commence l’école. »

Mme Lindstrom tirait nerveusement sur son joint, tandis que Johnny continuait à sucer son bonbon avec ravissement. « Voilà, docteur… J’avais un peu peur, en fait. Je sais que c’est ridicule, mais je craignais que, si vous changiez le traitement conformément à ce que l’école désirait, vous lui supprimiez le paxum. Et je ne le voulais pas ; je pense qu’il est plus important pour Johnny de continuer à sentir l’amour universel que d’augmenter sa capacité d’attention ou quelque chose de ce genre-là. Vous n’allez pas arrêter le paxum, n’est-ce pas ?

— Au contraire, madame Lindstrom. Je vais légèrement augmenter la dose et lui donner en plus 10 mg d’orodalamine par jour. Il se soumettra à la nécessaire autorité de ses professeurs dans un esprit de confiance et d’amour, et non par peur. »

Mme Lindstrom sourit, pour la première fois depuis le début de la consultation. « Alors, il n’y a réellement pas de quoi s’inquiéter, docteur ? » Elle était radieuse de bonheur et de soulagement.

Le docteur Braden lui rendit son sourire, se chauffant au soleil de ce soudain afflux de vibrations positives. C’était là le meilleur moment de la pratique pédiatrique : sentir la sincère reconnaissance d’une mère inquiète dont les craintes avaient été dissipées. C’était là la raison d’être de la médecine ! Elle avait confiance en lui. Elle remettait la conscience de son enfant entre ses mains, certaine que celles-ci n’hésiteraient ni ne se tromperaient. Il était fier et reconnaissant d’être un pédiatre psychédélique. Cela lui permettait d’accroître le bonheur humain.

« Oui, madame Lindstrom, tout ira bien, vous verrez. »

Dans son coin, Johnny Lindstrom suçait béatement sa sucette, le visage transfiguré par une extase enfantine.

Par moments, le design psychédélique donnait la nausée à Bill Watney, et ces moments de dégoût profond devenaient de plus en plus fréquents. Il fut content de trouver Spiegelman seul dans le salon du studio, car Lennie était bien le seul qui pût quelque chose pour son âme.

« J’me d’mande, dit-il, en avalant 15 mg de lébémil avec une bonne rasade de bourbon, mais je pense sérieusement à laisser tomber ce foutu métier. »

Léonard Spiegelman alluma une Gold avec son briquet en or 14 carats (rien n’était trop bon pour le meilleur dans la profession), sourit à Watney et lui dit avec entrain :

« Tu perds la tête, Bill. »

Légèrement penché en avant dans son fauteuil, Watney observait Spiegelman, le meilleur créateur de Psychedelics, Inc. et son aîné. Il l’enviait, non seulement pour son talent, mais pour son attitude à l’égard de son travail. Non seulement Lennie Spiegelman croyait en ce qu’il faisait, mais il y prenait plaisir. Watney aurait voulu être à sa place : Spiegelman était un homme heureux ; il avait l’aura satisfaite de celui qui possède réellement tout ce qu’il désire.

Spiegelman étendit les bras d’un geste englobant tout ce qui l’entourait, comme si c’était sa propriété personnelle. « Nous sommes les artistes les plus choyés de l’univers, dit-il. Nous sortons deux ou trois designs psychédéliques valables chaque année, et cela nous permet de vivre comme des rois. Sans compter que nous pratiquons la forme d’art la plus accomplie de tous les temps ; nous créons des réalités. Nous avons une chance folle ! Avec le talent que tu as, abandonner le design de drogues ? »

Watney eut du mal à trouver ses mots, ce qui était ridicule pour un homme dont le métier consistait à décrire de nouvelles possibilités de la conscience humaine d’une façon suffisamment précise pour que les biochimistes puissent mettre au point des psychédéliques créant, un nouveau style de réalité. C’était humiliant d’en arriver là, en présence de ce Lennie qu’il enviait et admirait à la fois. « Je passe par des moments pénibles ces derniers temps, finit-il par dire. De profonds éclairs de conscience qui traversent tous les styles de conscience que j’essaie, et qui me disent que je devrais avoir honte de ce que je fais, que cela devrait me dégoûter. »

Oho ! pensa Spiegelman, le petit commence à avoir le cafard du styliste. Il patauge dans le syndrome du « nulle part chez soi » et s’imagine que c’est la fin du monde. « Je sais ce qui te chiffonne, Bill, dit-il. On passe tous par là, à un moment ou à un autre. Tu penses que concevoir des styles psychédéliques mène au solipsisme, exact ? Tu estimes qu’il est moralement condamnable de concevoir de nouveaux styles de conscience à l’intention d’autrui, que nous jouons au bon Dieu, que modifier la conscience des gens d’une façon que nous seuls comprenons pleinement est une chose que de simples mortels n’ont pas le droit de faire – l’orgueil puni par les Dieux. Je me trompe ? »

Watney fut pris d’une soudaine admiration pour Spiegelman – l’assurance de ce dernier n’était donc pas fondée sur l’ignorance de la signification existentielle de la situation. Cela ranima son espoir. « Comment fais-tu pour continuer à aimer le design psychédélique comme tu le fais, bien que tu comprennes tout cela ?

— Parce que « tout cela » n’est qu’un tas de conneries, voilà pourquoi ! Écoute, mon vieux, nous sommes des artistes, et qui plus est, des artistes commerciaux. Nous concevons des psychédéliques, des styles de réalité – nous ne disons pas aux gens ce qu’ils doivent penser. S’ils aiment les réalités que nous créons pour eux, ils achètent les drogues, et s’ils n’aiment pas notre art, ils ne les achètent pas. Les gens ne vont pas acheter des aliments qui ont mauvais goût, ni écouter de la musique qui leur fait mal aux oreilles, et pas davantage des drogues qui les projettent dans des réalités moches. De toute façon quelqu’un va concevoir des styles de conscience pour l’humanité ; si ce n’est pas nous, ce seront des politiciens assoiffés de pouvoir.

— Mais en quoi valons-nous mieux qu’eux ? demanda Watney. Pourquoi aurions-nous plus qu’eux le droit de jouer avec la conscience de la race humaine ? »

Le petit est dur à la comprenette, se dit Spiegelman. Il sourit néanmoins, se souvenant qu’à l’âge de Watney, il s’était trouvé pris dans le même trip stupide. « Parce que nous sommes des artistes, et pas eux, dit-il. Notre but n’est pas de contrôler les gens. Ce qui nous fait jouir, c’est de créer de la beauté à partir du vide. Ce que nous cherchons à faire, c’est d’enrichir la vie des hommes. Nous créons de nouveaux styles de conscience qui, nous le pensons du moins, améliorent la réalité, mais nous n’obligeons pas les gens à les adopter. Nous mettons notre marchandise à la disposition du public, c’est tout – le bien et le mal n’ont rien à voir là-dedans. Quelque chose nous pousse à pratiquer cet art. Le bien et le mal sont des concepts arbitraires qui varient selon le style de conscience… Qu’est-ce qui te permet de dire que le design psychédélique est bien ou mal ? Le seul critère applicable est d’ordre esthétique : l’art que nous produisons est-il bon ou mauvais ?

— Peut-être, mais cela ne varie-t-il pas aussi selon le style de conscience ? Qui peut juger dans l’absolu si notre production est artistiquement agréable ou non ?

— Sacré nom, Bill, je peux en juger, non ? Je sais parfaitement quand une série de spécifications psychédéliques constitue ou non une œuvre d’art réussie. Elle me plaît ou pas, voilà tout. »

Watney finit par comprendre que c’était précisément cela qui le chiffonnait : le styliste psychédélique modifiait sa propre réalité grâce à un vaste spectre de drogues, puis concevait des psychédéliques destinés à modifier la réalité des autres. A quelle certitude pouvait-il s’accrocher, dans ces circonstances ?

« Lennie, dit-il, ne comprends-tu donc pas que nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous faisons ? Nous entraînons la race humaine dans une évolution dont nous ignorons où elle mène ! Nous avançons dans le noir ! »

Spiegelman aspira une profonde bouffée de son joint. Le petit commençait à l’énerver avec ses récriminations. Watney ne voulait rien de bizarre, non – rien de plus qu’une certitude ! « Tu voudrais sans doute que je te dise qu’il existe un moyen de savoir si un style est « bien » ou « mal » dans un contexte évolutionnaire absolu ? Désolé, Bill, mais il n’existe rien d’autre que nous et le vide, et ce que nous arrivons à en tirer. Nous sommes nos propres créations : nos réalités sont nos propres œuvres d’art. En dehors de nous, il n’y a rien, ici. »

Watney passait justement par une de ses périodes d’angoisse et se rendit compte que les mots de Spiegelman en décrivaient exactement la nature. « Mais c’est précisément ce qui me torture ! s’exclama-t-il. Où donc se trouve notre réalité fondamentale ?

— Il n’y a pas de réalité fondamentale. Je croyais qu’on apprenait ça dès la maternelle, de nos jours.

— Alors, l’état fondamental, l’état de base ? Notre réalité telle qu’elle était avant l’existence du design psychédélique ? Le style de conscience qui s’est formé naturellement au fil des millénaires ? C’était ça, la réalité de base, et nous l’avons perdue !

— Tu parles que c’était ça ! dit Spiegelman. Notre conscience pré-psychédélique évoluait au hasard, sans le contrôle de l’esprit. En quoi cette réalité serait-elle supérieure à une autre ? Parce qu’elle était là au départ ? Nous avançons peut-être à l’aveuglette, mais l’évolution naturelle était bien pire – c’était un processus imbécile avec pas un soupçon de conscience derrière !

— Le pire, c’est qu’t’as raison, Lennie ! s’exclama Watney avec angoisse. Raison de A à Z ! Mais pourquoi cela te rend-il si joyeux, alors que ça me donne la nausée ? Je voudrais bien me sentir comme toi, mais je ne peux pas !

— Bien sûr, que tu peux, Bill », dit Spiegelman. Il se souvenait dans l’abstrait que, des années plus tôt, il s’était senti comme Watney, mais pour lui, cela n’avait plus de réalité existentielle. Que pourrait-on désirer de plus qu’un univers dirigé par le hasard, où rien n’est prévu et qui est tout ce qu’on est capable d’en faire, et rien de plus ? Qui ne préférerait un style de conscience créé par un artiste à un autre résultant d’une suite de stupides accidents dans le processus de l’évolution ?

Il parle avec une telle assurance, une telle certitude, pensait Watney. Ciel ! que j’aimerais qu’il ait raison ! Comme j’aimerais faire face à ce vide, à cette absence de toute certitude, avec le courage d’un Lennie Spiegelman ! Cela faisait quinze ans que ce dernier était dans la profession ; peut-être avait-il réellement trouvé toutes les réponses.

« J’aimerais pouvoir le croire », dit Watney.

Spiegelman sourit, se rappelant quel fat stupide et solennel il avait lui-même été dix ans auparavant… « Il y a dix ans, je me sentais exactement comme toi en ce moment, dit-il. Mais je me suis repris en mains, et me voilà, parfaitement heureux de ce que je suis et de ce que je fais.

« Mais comment fais-tu, Lennie, pour l’amour du Ciel, comment fais-tu ?

— 50 mcg de méthaline, 40 mg de lébémil et 20 mg de peyotadrène quotidiennement, dit Spiegelman. Cela a fait de moi un homme nouveau, et cela en fera un de toi aussi. »

« Comment ça va, mon vieux ? » demanda Kip en ôtant le joint de sa bouche et en fixant Jonesy dans les yeux. Jonesy avait vraiment l’air bizarre – pâle, délirant, peut-être vraiment un peu dingue. Kip ne regrettait plus que Jonesy n’ait pas essayé de le convaincre de tripper avec lui.

« Oooh, fit Jonesy d’une voix rauque, pas très bien. Je me sens bizarre, vraiment bizarre, c’est pas très chouette…»

Le soleil était haut dans un ciel bleu sans un nuage, fontaine dorée emplissant l’être de Kip d’une énergie radieuse. L’écorce et le bois de l’arbre auquel ils étaient adossés étaient une réalité organique reliant la peau de son dos aux entrailles de la terre dans un circuit ininterrompu d’électricité protoplasmique. Il était une fleur de la planète, profondément enracinée dans le riche terreau, se délectant du nectar cosmique de la lumière solaire.

Mais une sorte de terrible tourbillon gris se devinait dans le regard de Jonesy. Jonesy avait vraiment une sale mine. Il flottait à coup sûr aux abords de l’abîme.

« Je me sens pas bien du tout, dit Jonesy. Dis, tu sais, le sol est couvert d’un tas de trucs durs et morts, et l’herbe grouille d’insectes inconscients, et le soleil est chaud, je te dis, comme si j’allais brûler…

— Allons, mon vieux, du calme, ne décroche pas. Tu flippes, voilà tout ! » lui dit Kip avec une supériorité imbécile. C’est qu’il ne comprenait absolument pas à quel point ce trip était dur, ni ce que c’était que d’être nu et sans protection. Comme si on était coupé de l’énergie de l’univers – fragile structure matérielle, boue protoplasmique, isolée dans un vide énergétique, n’existant qu’en relation à ce vide absolu de l’horrible matière inconsciente.

« Tu ne comprends pas, Kip, dit-il. C’est la réalité telle qu’elle est réellement et c’est horrible, je te dis, une énorme et laide machine faite d’un tas d’autres machines, et toi aussi t’es une machine, je suis une machine. Tout ça, c’est comme un mécanisme d’horlogerie, rien que de la mécanique. Nous sommes des tas de matière morte animés par un mécanisme, maintenus en vie par des processus chimiques et électriques. »

La lumière dorée du soleil imprégnait la peau de Kip, faisait du centre de son être un phénix stellaire en miniature. Le vent passant à travers les herbes disposées par le hasard faisait l’amour avec la plante de ses pieds. Quelles conneries racontait-il sur un mécanisme ? Jonesy était sans doute atteint d’un doux délire. Il fallait être dingue pour se mettre dans une réalité aussi moche…

« Tu fais un mauvais trip, Jonesy. Calme-toi. Tu ne vois pas l’univers comme il est réellement, en admettant que ça veuille dire quelque chose. La réalité est toute entière dans ta tête. Tu décroches de rien du tout.

— C’est ça, c’est exactement ça. Je décroche de rien du tout. Comme un zéro. Comme rien. Comme le vide. En réalité, nous en sommes au néant. »

Comment expliquer ? Comment expliquer que la réalité n’était rien d’autre qu’un vide immense s’étendant à l’infini dans l’espace et le temps ? Par-ci, par-là, ce néant parfait était contaminé par de petites quantités de matière morte. Par une complexe série d’incidents fortuits, une parcelle de cette matière avait contaminé cette mort universelle avec des traces de vie, de boue protoplasmique, de mécanisme biochimique. Et ce mécanisme était parfois devenu complexe au point d’engendrer la pensée, la conscience. C’était là tout ce qui existait, tout ce qui existerait jamais dans l’espace et le temps. Des mécanismes d’horlogerie s’épuisant rapidement pour retourner au vide froid et noir. Tout ce qui n’était pas déjà matière morte devait tôt ou tard se terminer ainsi.

« C’est comme ça que c’est réellement, dit Jonesy.

Jadis, les gens flippaient tout le temps comme ça. C’est ainsi, et nous ne pouvons rien faire pour y changer quoi que ce soit.

— Moi, je peux changer ça, dit Kip en sortant une boîte à pilules de sa poche. Il suffit de le vouloir. Dis-moi quand tu en auras assez et je te sortirai de là. Lébémil, peyotadrène, mescamil, tu n’as qu’à choisir.

— Mais tu comprends pas, mon vieux, c’est réel. C’est ça, mon trip : ça fait douze heures que je n’ai absolument rien pris. C’est l’état naturel, la réalité toute nue, et je te dis que c’est horrible, tu m’entends ? C’est moche. Seigneur, pourquoi est-ce que je suis allé me fourrer là-dedans ? Je ne veux pas voir l’univers de cette façon, ça sert à rien ! »

Kip commençait à être de mauvais poil. Jonesy lui donnait le cafard. Qu’avait-il besoin de choisir une aussi belle journée pour s’embarquer dans ce stupide trip à rien ?

« Alors, prends quelque chose », dit-il en lui tendant la boîte à pilules.

D’une main tremblante, Jonesy prit une capsule de peyotadrène et un comprimé de 15 mg de lébémil, qu’il avala avidement à sec. « Comment les gens pouvaient-ils vivre avant les psychédéliques ? dit-il. Comment faisaient-ils pour supporter ça ?

— Qui sait ? dit Kip, fermant les yeux face au soleil, laissant sa conscience s’emplir de l’univers de lumière orangée délimité par ses paupières. Ils avaient peut-être trouvé un moyen pour ne pas y penser. »

 

Traduit par FRANK STRASCHITZ.

No Direction Home.

 

© Michael Moorcock, 1971.

© Librairie Générale Française, 1985, pour la traduction.