L’HIVER
La ville de New York vacillait au bord du désastre. Chacun des entrepôts fermés était un noyau de discorde, encerclé de foules affamées et apeurées qui cherchaient un bouc émissaire. La colère les poussait à l’émeute, les bagarres pour la nourriture devenaient des bagarres pour l’eau, et celles-ci tournaient au pillage chaque fois que possible. La police luttait, mais elle n’était plus qu’une mince barrière entre les protestations furieuses et le chaos sanglant.
Au début, les bâtons de police et les matraques plombées avaient suffi à stopper les échauffourées, puis cela ne faisant plus d’effet, on avait eu recours aux gaz pour disperser les foules. La tension grandissait, car les gens ne s’enfuyaient que pour se rassembler en un autre lieu. Les jets des pompes à incendie les arrêtaient facilement quand ils s’efforçaient de pénétrer dans les stations de l’Assistance, mais il n’y avait pas assez de véhicules et ceux-ci ne pouvaient remplir leurs citernes une fois qu’ils les avaient épuisées. Le ministère de la Santé avait interdit de recourir à l’eau de rivière : cela aurait équivalu à répandre du poison. Le peu d’eau disponible était plus qu’indispensable pour combattre les incendies qui se déclenchaient dans toute la ville. Les rues étaient bloquées en de nombreux points et le matériel des pompiers ne pouvait passer ou devait s’astreindre à de longs détours. Certains des incendies prenaient de l’extension et, dès midi, la totalité du matériel était déjà en usage.
Le premier coup de feu fut tiré quelques minutes après midi, le 21 décembre, par un garde de l’Assistance sociale, et tua un homme qui avait brisé une fenêtre du dépôt alimentaire de Tompkins Square pour tenter de s’y introduire. Ce fut la première balle, mais non la dernière… ni non plus la dernière victime.
On boucla certaines zones agitées dans des filets aériens, mais il n’y en avait qu’une quantité limitée. Ensuite les hélicoptères durent se contenter de planer sans efficacité au-dessus des rues en ébullition, comme simples postes d’observation pour la police, qui savait ainsi où envoyer des renforts. Connaissances d’ailleurs inutiles, puisque la police n’avait plus de réserves, tous les hommes étant engagés quelque part.
Après le premier accrochage sérieux, plus rien n’impressionna vivement Andy. Tout le reste de la journée et toute la nuit, ainsi que tous les autres agents de la ville, il dut affronter la violence et l’appliquer pour rétablir la loi et l’ordre dans une cité déchirée par les combats. Il n’eut de repos qu’après avoir été victime de son propre gaz et s’être fait emmener à l’ambulance du Service des hôpitaux pour y recevoir des soins. Un infirmier lui lava les yeux et lui administra un comprimé pour lutter contre la nausée. Allongé sur une des civières, serrant sur sa poitrine son casque, ses grenades et sa matraque, il tenta de récupérer. Le chauffeur du véhicule était assis sur un autre brancard, armé d’une carabine pour décourager quiconque eût manifesté trop d’intérêt envers l’ambulance ou son précieux contenu de produits médicaux. Andy aurait aimé y rester plus longtemps, mais le brouillard froid entrait par la porte et il se mit à frissonner au point que ses dents claquaient. Il eut du mal à reposer les pieds à terre, mais, dès qu’il se mit en marche, il se sentit un peu mieux… un peu réchauffé. L’attaque avait été jugulée et il alla lentement rejoindre le groupe le plus proche de silhouettes en bleu, en fronçant le nez tant ses vêtements sentaient mauvais.
Ensuite la fatigue ne le quitta plus et il n’eut plus le souvenir que de visages hurlants, de pas précipités, de détonations, de cris, de l’éclatement sourd des grenades lacrymogènes, d’un objet qu’on lui avait lancé et qui lui avait laissé une large ecchymose et une enflure au revers de la main.
Quand le soir vint, il se mit à tomber une froide averse mêlée de neige fondue qui, s’ajoutant à l’épuisement, chassa les gens des rues mais pas la police. Quand les foules se furent retirées, les forces de police s’aperçurent que leur travail ne faisait que commencer. Il fallait surveiller les portes défoncées et les fenêtres béantes en attendant qu’elles soient réparées, découvrir les blessés et les faire soigner, pendant que les pompiers avaient également besoin d’aide pour combattre les incendies. Cela dura toute la nuit. A l’aube, Andy se retrouva affalé sur un banc au commissariat et entendit le lieutenant Grassioli qui appelait son nom sur une liste.
« Voilà tout ce que je peux autoriser, ajouta le lieutenant. Vous autres, prenez vos rations avant de partir et laissez ici votre matériel anti-émeute. Soyez tous de retour à dix-huit heures. Il n’y aura pas d’excuses ! Nous ne sommes pas au bout de nos peines. »
A un moment de la nuit, la pluie avait cessé. Le soleil levant projetait de longues ombres dans les rues transversales, conférant un éclat doré au revêtement noir et mouillé. Une maison isolée brûlait encore et Andy dut enjamber les débris calcinés qui encombraient la chaussée. Au coin de la 7e Avenue, il vit les carcasses de deux vélos-taxis dont on avait déjà volé toutes les pièces utilisables et, quelques mètres plus loin, le corps tassé d’un homme. Il aurait pu être endormi, mais au passage Andy constata qu’il était mort, à voir les marques de violence que portait son visage renversé. Il poursuivit sa route. Les services de santé n’allaient recueillir que des cadavres ce jour-là.
Les premiers troglodytes sortaient d’une bouche de métro, en clignant les paupières sous la lumière. Durant l’été, tout le monde s’était moqué des troglodytes : ceux que l’Assistance avait logés dans les stations maintenant silencieuses du chemin de fer souterrain. Mais, quand l’hiver était venu, l’envie avait remplacé les rires. Peut-être que c’était sale et sombre, sous la surface, mais il y avait tout de même quelques réchauds électriques. Ces gens ne vivaient certes pas dans le luxe, mais au moins l’Assistance ne les laissait pas mourir de froid. Andy parvint à sa rue.
En montant l’escalier, il piétina lourdement quelques dormeurs ; mais peu lui importait : il était trop fatigué même pour s’en apercevoir. Il eut du mal à introduire sa clef dans la serrure. Sol l’entendit et vint lui ouvrir.
« Je viens justement de faire de la soupe. Tu as bien calculé ton moment. »
Andy tira de sa poche quelques morceaux de biscuits d’herbes et les répandit sur la table.
« Tu voles de la nourriture ? fit Sol en ramassant un biscuit et en le grignotant. Je croyais qu’il n’y aurait plus de distribution avant deux jours ?
— Ma ration de la police.
— C’est normal. Impossible de tabasser les citoyens quand on a le ventre vide. Je vais en mettre un peu dans la soupe pour lui donner de la consistance. Tu n’as sans doute pas vu la télé aujourd’hui, alors tu ignores tout du carnaval qui se déroule au Congrès. Ça bouge sérieusement…
— Shirl est réveillée ? » demanda Andy en se débarrassant de son manteau pour se laisser choir sur un siège.
Sol demeura un instant silencieux puis répondit lentement : « Elle n’est pas ici. »
Andy bâilla. « Il est un peu tôt pour sortir. Pourquoi ?
— Ce n’était pas aujourd’hui, Andy. » Sol, le dos tourné, remuait la soupe. « Elle est partie hier, deux heures après toi. Elle n’est pas encore rentrée…
— Tu veux dire qu’elle est restée dehors tout le temps des émeutes… et toute la nuit ? Qu’est-ce que tu as fait ? » Il se redressa sur sa chaise, oubliant son épuisement.
« Que pouvais-je faire ? Sortir pour me faire piétiner comme tout le reste des vieux imbéciles ? Je te parie qu’elle va très bien. Elle a dû se rendre compte de la situation et se réfugier chez des amis au lieu de rentrer.
— Quels amis ? Qu’est-ce que tu racontes ? Il faut que j’aille la retrouver.
— Reste assis ! Que pourrais-tu fabriquer dehors ? Mange ta soupe et dors, c’est ce que tu as de mieux à faire. Elle se débrouillera, je le sais, ajouta Sol à regret.
— Qu’est-ce que tu sais, Sol ? » Andy le saisit par les épaules, le retournant à demi.
« Bouscule pas le pot de fleurs ! » cria Sol, en repoussant les mains d’Andy. Puis, d’un ton plus calme : « Tout ce que je sais, c’est qu’elle n’est pas sortie pour rien. Elle avait ses raisons. Elle avait mis son vieux manteau, mais j’ai aperçu dessous une robe qui m’a paru vraiment chic. Et des bas nylon. Une fortune sur ses jambes. Et quand elle m’a dit au revoir, j’ai remarqué qu’elle était très maquillée.
— Sol… que cherches-tu à me dire ?
— Je ne cherche pas… je te dis. Elle était habillée pour aller en visite, pas pour faire les courses. Comme si elle allait voir quelqu’un. Son père, par exemple… elle pourrait lui avoir rendu visite.
— Pourquoi aurait-elle envie de le voir ?
— A toi de me le dire. Vous vous êtes chamaillés, pas vrai ? Peut-être qu’elle est partie pour se calmer.
— Chamaillés… oui, sans doute. » Andy retomba sur son siège et se serra le front entre les paumes. N’était-ce que la veille ? Non, l’avant-veille. Pour lui, cela faisait un siècle qu’ils avaient eu cette stupide querelle. Mais ils se disputaient si souvent depuis quelque temps ! Une querelle de plus n’aurait rien dû changer. Il leva soudain les yeux, effrayé. « Elle n’a pas emporté ses affaires… rien ? demanda-t-il.
— Rien qu’un petit sac, répondit Sol en posant devant Andy un bol de soupe fumante. Mange. Je vais en prendre moi aussi. Elle va revenir. »
Andy était presque trop fatigué pour discuter. Et que dire ? Il tournait machinalement sa cuiller dans sa soupe, puis il prit conscience de sa faim. Il mangea, le coude sur la table, soutenant sa tête de sa main libre.
« Tu aurais dû écouter les discours au Sénat hier, reprit Sol. Le spectacle le plus marrant de la terre. Ils essaient de faire passer leur Décret de Crise – tu parles d’une crise, il n’y a que cent ans qu’elle a commencé ! – et il fallait les entendre tourner en rond autour des petites questions en évitant de mentionner les grandes. » Sa voix prit un accent du Sud prononcé. « Devant la gravité des circonstances, nous envisageons la prospection de toutes les immenses richesses du plus grand bassin alluvial, du delta, messieurs, du plus puissant des fleuves, le Mississippi. Des digues et des canalisations de drainage, monsieur, les merveilles de la science, monsieur, et vous aurez ici même les terres cultivées les plus riches du monde occidental ! » Sol souffla coléreusement sur sa soupe. « Des digues, c’est bien le mot ! Encore un doigt pour boucher la fissure. Cela fait un millier de fois qu’ils débattent la question ! Mais y en aurait-il un seul pour faire état de la seule et unique raison d’être du Décret de Crise ? Bien sûr que non ! Après tant d’années, ils sont toujours aussi dégonflés et n’osent pas dire la vérité, alors ils la planquent dans l’une des minuscules notes de bas de page.
— De quoi donc parles-tu ? demanda Andy qui n’écoutait qu’à moitié, plus soucieux de Shirl.
— De la surpopulation, c’est tout. Quand je pense qu’ils viennent seulement de rendre légales les cliniques d’avortement ouvertes à toutes les femmes et de fournir obligatoirement à toutes les mères des informations sur la contraception ! Mon vieux, qu’est-ce qu’on va entendre quand les conservateurs s’en apercevront !
— Assez pour le moment, Sol. Je suis fatigué. Est-ce que Shirl a parlé de son retour ?
— Je t’ai répété tout ce qu’elle a dit. » Sol se tut pour écouter un bruit de pas dans le couloir. Ils s’immobilisèrent… et on frappa discrètement à la porte.
Andy y fut le premier, tournant la clenche, ouvrant brusquement le battant.
« Shirl ! s’écria-t-il. Tout va bien ?
— Mais oui, bien sûr… tout va bien. »
Il la serrait contre lui, lui coupant presque la respiration. « Avec les émeutes… je ne savais que penser, dit-il. Je ne suis moi-même rentré que depuis un petit moment. Où étais-tu ? Que t’est-il arrivé ?
— J’avais seulement envie de sortir. » Elle plissa le nez. « Qu’est-ce que c’est que cette drôle d’odeur ? »
Il s’écarta d’elle, sa colère perçant sous sa fatigue. « J’ai chopé un peu de mon propre gaz et ça m’a fait vomir. C’est difficile à surmonter. Qu’est-ce que tu veux dire, tu avais envie de sortir un moment ?
— Laisse-moi ôter mon manteau. »
Andy la suivit dans la chambre et referma la porte sur eux. Elle tira une paire de chaussures à talons hauts du sac qu’elle portait pour les ranger dans le placard. « Alors ? insista-t-il.
— Rien de plus. Ce n’est pas compliqué. Je me sentais prise au piège ici, avec les pénuries, le froid et tout, et sans jamais te voir, et j’avais du chagrin de notre querelle. Rien ne paraissait marcher comme il fallait. Alors je me suis dit que si je m’habillais élégamment et que j’aille dans un des restaurants que je fréquentais avant, pour prendre une simple tasse de café, je me sentirais peut-être mieux. Un remontant moral, tu comprends ? » Elle observa le visage froid d’Andy puis détourna vivement les yeux.
« Et qu’est-il arrivé ?
— Je ne suis pas à la barre des témoins, Andy. Pourquoi ce ton accusateur ? »
Il pivota sur ses talons et regarda par la fenêtre. « Je ne t’accuse de rien, mais… tu es restée dehors toute la nuit. Que crois-tu que je ressente ?
— Oh ! tu sais l’agitation qu’il y avait hier, j’avais peur de rentrer. J’étais chez Curley…
— Le restaurant clandestin où il y a de la viande ?
— Oui, mais quand on n’y mange pas, ce n’est pas cher. Seule la nourriture est coûteuse. J’ai rencontré des gens de connaissance et on a bavardé ; ils allaient à une soirée et m’ont invitée. Alors je les ai accompagnés. On a regardé les nouvelles des émeutes à la télé et personne ne tenait à repartir dans les rues, alors on a prolongé la réunion. » Elle s’interrompit, puis ajouta : « Voilà tout.
— Tout ? » Une question coléreuse, un noir soupçon.
« C’est tout », répéta-t-elle, d’une voix maintenant aussi froide que celle d’Andy.
Elle lui tourna le dos pour commencer à retirer sa robe, et les mots échangés se dressaient entre eux comme une barrière glacée. Andy se laissa tomber sur le lit, lui tourna également le dos, et ils furent comme des étrangers dans la chambre minuscule.