THÉRAPIE 2000

par Keith Roberts

Entre toutes les formes de pollution, celle par le bruit passe pour l’une des plus éprouvantes : elle rend fou l’être à l’ouïe fine. On peut évidemment tenter de se boucher les oreilles. Mais quand tout a échoué, il faut recourir aux grands moyens. Ceux par exemple que prévoit une médecine devenue infaillible.

CÉTAIENT les boules Quies qui avaient déclenché le problème. Ou plutôt leur absence et les difficultés que rencontrait Travers dans ses tentatives pour acheter un de ces objets désuets et potentiellement antisocial. Il s’était bien sûr inventé une couverture : en fait, il en avait quatre, chacune vaguement moins crédible que les autres. Mais même comme technicien de laboratoire menant des expériences dans le cadre d’un nouveau projet ultra-secret de guerre du Son il n’avait aucun succès. On ne pouvait ni ne devait trouver d’obturateurs d’oreilles.

Une fois entrée en lui, cette idée ne le quitta plus. Il cultiva l’habitude répréhensible de se bourrer les oreilles de toutes sortes de bouts de papier, de Kleenex, de tout ce qui lui tombait sous la main. Il étudia les propriétés d’absorption sonore d’une vaste série de substances. A un moment, la cire chaude lui parut être une bonne solution ; mais il n’y avait aucun moyen de contrôler son écoulement. Peut-être en travaillant sur soi-même, la tête à plat sur la table… Sa seule expérience fut un échec poisseux. La cire fut définitivement éliminée, mais il restait beaucoup d’autres choses à essayer.

Il devint distrait. Son imprécision s’exprimait sous forme de tentatives de plus en plus douloureuses de fourrer d’autres choses dans ses oreilles déjà remplies à ras bord. Le problème était, bien sûr, tout le problème était que rien ne durait. Quelques minutes, peut-être, seulement quelques secondes d’engourdissement délicieux : l’absence totale de sensation auditive, et puis le bruit se mettait à nouveau à s’infiltrer et à s’insinuer le long des parois, dans les interstices du rembourrage ; et les démons revenaient, quoique assourdis, dansant et frappant dans son crâne.

Il échafauda une nouvelle théorie qu’il était incapable, malgré son absence de plausibilité scientifique, de chasser de son esprit. En substance, c’était l’idée que les obturateurs absorbaient le bruit, étaient vite saturés de vacarme et devenaient donc perméables. Sa nouvelle préoccupation lui dictait de rapides et frénétiques changements d’obturateurs et une alternance incessante de matériaux. Il essayait maintenant la céramique et le bois taillé à la main et bien graissé. Il mettait régulièrement et ostensiblement ces derniers chefs-d’œuvre à égoutter dans l’évier.

C’était la vie de Travers. A l’aube, obéissant, il se levait au son de l’émission de Dicky Dobson « Levez-vous en pleine forme ». Deux heures plus tard – deux heures de « Keeling Cocos Walker » et son groupe, de flashes d’information, et de « Salut les mecs », et caetera, – le métro inter-bloc le déversait à l’endroit de son travail, un grand ensemble de quarante étages surmonté, comme un gâteau recouvert de glaçage, par les deux étages et annexe de la société Maschler-Crombie-Cohen. Son plaisir consistait là à monter un flot interminable de petites annonces, à jongler avec des objets aussi disparates que la crème aux hormones et les harmonicas et à les harmoniser soit avec des mots en caractères gras, soit avec une étoile, soit encore avec le symbole du dollar, signes qui depuis des temps immémoriaux servaient à proclamer leur excellence.

« Le colleur » – le domaine des petites annonces, devenu depuis maintenant plusieurs décennies le parent pauvre des relations publiques et une des professions les plus conservatrices – attachait encore ces étiquettes désuètes à ses produits chéris. En fait, Travers utilisait un Grant et Digby, mélange volumineux d’épidiascope et de machine à imprimer qui permettait d’agrandir, de réduire, de rétrécir, d’amplifier, de colorer à loisir les images avant de les fixer en appuyant simplement sur un bouton. C’était une bonne machine. Travers pouvait presque avoir l’illusion d’une certaine intimité une fois qu’il était entré dans les subtilités de ses différents soufflets pliants de plastique noir, bien que le vacarme du bureau pénétrât jusque-là. Pas de vidéo, naturellement, mais les haut-parleurs revendiquaient bruyamment la journée de six heures et quart réclamée par le syndicat, leurs slogans alternaient avec les cris furieux du chef du studio qui courait après une reproduction disparue de nature morte. Et, bien sûr, chaque artiste avait à côté de lui son propre mini-transistor si bien qu’à tout moment, le vacarme général était encore rehaussé de bribes d’interprétation de morceaux aussi radicalement différents que du Puccini et du free jazz du milieu du XXe siècle.

A dix-huit heures juste, Travers rentrait chez lui en métro pour entamer sa longue soirée de loisirs. Les wagons étaient maintenant tous pourvus de Trivid ; il se demandait comment les jeunes avaient jadis pu supporter leurs courts trajets sans elle. Lui, il avait décidé qu’il n’était plus jeune. Il se souvenait bien des wagons sans Trivid et de beaucoup d’autres choses. Après tout, il avait consacré douze ans de sa vie de travail au Grant et Digby. Une fois en se rasant – le XXIe  siècle, ayant atteint le sommet de la perfection technologique dans beaucoup de domaines, n’avait toujours pas trouvé de solution définitive au problème de la barbe humaine – il se découvrit un unique cheveu blanc. Il en parla à Deidre le soir même, mais elle se contenta de se moquer de lui de cette façon lente et froide qui était la sienne, lui dit combien l’âge importait peu aux vrais hommes et aux vraies femmes, l’embrassa et partit en courant lancer un galet dans la mer.

C’était la vie de Travers, le soir. Le métro le laissait au pied de son propre Bloc d’Habitation. Il prenait l’ascenseur – il était question de mettre des Trivids dans les ascenseurs – et traversait des étages pleins de hurlements jusqu’à sa propre chambre, au quarante-troisième. Mais l’expression « propre chambre » le frappait de temps en temps par son étrangeté. Si, par malchance, il lui arrivait un jour de ne pas aboutir dans la chambre 633, mais dans l’une des huit cents autres cellules de plastique fleuri à fond crème que comprenait le B.H., il se demandait comment il saurait que la cellule n’était pas la sienne, son fragment privé, personnel, et complètement sécurisant de la culture du XXIe  siècle. Ce serait peut-être à cause de petites marques, de petites bosses, d’éraflures sur les murs, contre lesquels il avait de temps en temps lancé des objets dans ces accès de rancune infantile qui semblaient survenir de plus en plus fréquemment. Les chocs ne provoquaient bien entendu aucune réaction : les murs étaient à ce point imprégnés de Son qu’un coup ne laissait pour ainsi dire aucune trace. Aussi, les bottes de Travers, les condiments de son maigre garde-manger, et à l’occasion Travers lui-même, étaient projetés contre des murs souples et translucides de plastique bouton de rose derrière lesquels des ombres électroniques brillaient et se pavanaient toute la sainte journée. Et toute la sainte nuit, excepté un court moment.

Mais comme ce moment de silence était précieux ! Travers avait depuis longtemps calculé le nombre des appareils de Trivid environnants et deviné leur situation exacte d’après ce qu’il entendait. Fondamentalement, il était encerclé. Par en haut et par en bas, naturellement, et par les deux côtés. Le troisième côté de la pièce, le mur du corridor, s’il n’était pas impénétrable, était celui qui le rapprochait le plus du silence total. Le quatrième mur était la cloison des toilettes. Il n’y avait pas de fenêtres. Les chambres avec fenêtre étaient chères : quatre-vingts dollars par semaine contre les cinquante que Travers payait pour ses quatre murs. Ce n’était pas que l’absence de vue le perturbât outre mesure. Il était, ou était devenu, imperméable au paysage. Un mur extérieur lui aurait valu une légère zone supplémentaire de calme, aurait rendu l’assaut continuel contre ses sens moins multidirectionnel.

Travers vivait ce qui faisait sa vie pendant les trois heures entre l’émission La Fin des Fins (qui passait après l’émission Deuxième Spectacle et émission Il est assez tard mais pas trop tard) et le chœur de l’aube de l’inimitable Dicky Dobson. Naguère, l’interruption des émissions durait quatre heures. Jadis, quatre heures et demie. Travers avait observé son rétrécissement impitoyable avec terreur et consternation, comme un homme primitif regarderait en fronçant les sourcils l’inexorable disparition du soleil pendant une éclipse. Une fois certes, la trêve n’avait duré vraiment que deux heures, mais (sans doute pour la première fois) Dieu lui était venu en aide. Pas en personne, bien entendu, mais grâce aux bons offices de Marche dans la lumière, un corps immensément puissant qui possédait des cellules dans tous les pays du monde. Travers avait entendu l’annonce un soir, sans le vouloir : conformément aux possibilités inépuisables des mathématiques, trois Trivids voisines s’étaient un jour branchées sur la même chaîne et avaient réussi à pénétrer la dernière version du « Dispositif de Protection Mentale » de Travers sans grand mal. La déclaration était faite par le président de Marche dans la lumière en personne. Au prix de mégadollars, annonçait-il fièrement, la Corporation avait acheté une heure de silence par jour, destinée à la méditation et à la prière. Cela avait probablement déclenché un tollé ; mais Marche dans la lumière était une secte riche, vraiment très riche, et l’interdiction avait été maintenue. Par gratitude et par curiosité, Travers leur avait même demandé leur brochure, Le Salut. Elle était arrivée dans une enveloppe en plastique couleur kraft sur laquelle une femme et un homme nus, tous les deux délicatement asexués, levaient les bras vers un envahissant soleil orange. Travers fut intrigué, moins sans doute par la perspective de l’Amitié Immortelle que par les chapelles insonorisées de l’ordre, où on pouvait acheter du temps pour méditer, sous forme de tickets de roulement. Mais l’entrée et l’inscription étaient chères, hors de prix pour Travers, avec ses pauvres deux cent dollars par semaine, et il avait dû abandonner son rêve à regret.

Son autre rêve – le rêve important – demeurait.

Il l’appelait Deidre. Ou plutôt, ils avaient décidé par consentement mutuel qu’elle s’appellerait Deidre. Elle, souriante et dorée, secouait ses cheveux d’or. Elle était son seul vice, son seul espoir, sa seule évasion.

Il ne savait pas, ou ne se souvenait pas de quelle manière elle s’était mise à exister. Elle était peut-être née de ces rêves enfantins, de ces histoires que les enfants se racontent la nuit sous les draps. Mais Deidre n’était pas une forme nocturne, une succube. Elle était réelle et vivante, réelle autant que n’importe quelle femme, plus réelle que certaines ; elle avait le cafard et des rhumes, et une fois, elle s’était coupée et avait saigné. Elle avait ses moments de calme et ses moments de réflexion, et elle avait aussi une humeur singulière digne d’un petit chat où rien de ce qu’il disait, ni rien de ce qu’il faisait ne lui convenait, et où il s’énervait tout en sachant qu’elle ne voulait pas être méchante, mais en pensant qu’elle ne se rendait pas compte de la fuite du temps. A ces moments-là, ils se querellaient ou bien elle s’asseyait en silence et le regardait, le visage calme, glacé et douloureux ; et le jour suivant, c’était l’enfer. L’enfer, au bureau, l’enfer dans le projecteur où des images d’elle, lumineuse, mordorée et bleu de mer, flottaient, taches insupportables devant ses yeux. L’enfer le jour et la nuit qui suivaient, jusqu’à l’arrêt de la dernière Trivid, jusqu’au moment où elle venait en courant vers lui, petite fille surgie de l’aube ou du crépuscule frais, et lui disait que ça avait été long, tellement long. Et puis, elle lui racontait sa journée, ce qu’elle avait fait, les vêtements qu’elle avait fabriqués – elle était très forte pour faire des choses, des vêtements, des maisons, du bonheur, de tout – et lui demandait comment ça s’était passé, comment cela avait été pour lui. Et tout jaillissait, la frustration, le désespoir, le vacarme infini, gris et lumineux dans la ville infinie, grise et lumineuse, ruche humaine de Néant. Et puis elle le prenait dans ses bras, pressait fort sa tête contre ses seins, chantonnait et riait, et lui faisait tout oublier, et il se perdait dans sa chaleur et dormait pour se réveiller et se rendormait encore.

L’idée que Deidre était réelle était sa conclusion personnelle et mûrement pesée. Quelque part, le lien spatial et temporel avait éclaté, il était arrivé à mi-chemin d’une autre réalité, la seule qui eut le moindre sens pour lui. Un lien temporel, presque certainement car les choses que Deidre lui montrait, les endroits dans lesquels ils flânaient, ne pouvaient exister. Pas maintenant, plus maintenant.

Inventait-elle ces endroits pour lui faire plaisir ? Il le lui avait demandé assez souvent. Mais elle se contentait de rire, invariablement, de le taquiner et elle ne disait rien. Pendant un moment, il avait pensé qu’elle lui cachait quelque chose un secret bien à elle qui, une fois découvert, risquait de les replonger tous les deux dans les limbes de la monotonie journalière. Mais il n’y avait rien ; elle le lui dit une fois, honnêtement et simplement, ses mains dans les siennes, ses yeux bleus cherchant les siens, oscillant d’avant en arrière avec ces petits mouvements et ces petits changements de direction qui faisaient tellement partie d’elle. Quand elle parlait comme cela, avec sérénité et assurance, on ne pouvait douter d’elle. De cette voix-là, de cette manière-là, elle lui avait dit que Dieu existait vraiment.

Le fait d’être réelle avait ses inconvénients. Car qui pouvait dire de quelle centaine, de quel millier de manières Travers pourrait faire du mal à son amie ? Un mot dit ou un geste accompli, inconsciemment, dans la journée, des liens étranges qui pourraient… quoi ? détruire, empoisonner tout ce qui était beau et vrai ? Conscient de cela, Travers eut une énorme réaction. Pendant les mois qui suivirent rien ne fut trop bon pour Deidre. Et Deidre était si délicieusement et si facilement capable d’être gâtée. Car elle prenait, acceptait tout avec le même plaisir naïf – pas naïf, ce n’était pas le mot, ni enfantin, ni simple – le même plaisir, ce goût des choses physiques qui caractérisait tout ce qu’elle faisait. « Occupe-toi de moi, disait-elle. Entoure-moi. Que je me sente toute chaude et toute bien ! » Il faisait ces choses, content, mais encore apeuré ; ce jour-là, un jour…

« Foutaise. »

Deidre était assise sur une plage. Sa plage préférée. La courbe du sable, blanc là où le soleil l’avait séché, marron crème là où la marée descendante le dévoilait, s’étendait jusqu’à une haute colline, un cap vert couronné par un bosquet d’arbres balayés par le vent. Derrière ce cap, il y en avait d’autres, des colonnes de rochers s’alignaient en une procession majestueuse, la lumière était vaporeuse sur leurs visages, jusqu’au brouillard lumineux de l’horizon.

« Pouah », dit Deidre. Puis elle lui reprit les mains. « Mon chéri, je t’aime. Tu ne comprends pas – je ne peux pas expliquer, je ne suis pas douée pour les phrases mais tu ne comprends pas que c’est tout ce qui compte ? »

Il ne répondait pas, pas à ce moment-là. Il était perdu dans ses pensées. Et puis elle ramassa un peu de sable pour le lancer sur lui, partit en courant, plongea dans la mer. Et ils revinrent à la petite cabane de la plage – c’était la cabane, cette fois-ci, et non la villa. Elle avait aussi une villa, avec des murs blancs imprégnés de lumière et couverts d’ustensiles de cuisine en cuivre jaune et en cuivre rouge ; il y avait toujours un grand feu dans la cheminée et des peaux de mouton crème et très moelleuses qui servaient de tapis. Ils les empilaient et se mettaient dessus pour faire l’amour, à la lumière dansante, sautillante et changeante, des flammes. Venait ensuite le moment où il s’occupait le plus d’elle. Le café frémissait dans l’âtre : il lui en apportait une tasse, et lui soulevait les épaules encore enveloppée dans les toisons, et la tenait pendant qu’elle buvait, blottie contre lui. Puis elle se réveillait à demi, à peine, restait allongée, ébouriffée, dorée et détendue, la lueur de la flamme sur son visage, les yeux clos, faisant des bruits de chatte heureuse, souriant malicieusement pour le taquiner ; et elle voulait refaire l’amour, ils recommençaient et puis dormaient, dormaient merveilleusement bien. Elle se brossait les cheveux, ses longs cheveux soyeux qu’elle avait laissés pousser pour lui, ronronnait encore, lui donnait des petits noms, et, venant d’elle, ces syllabes chaudes et brunes n’étaient pas ridicules. Enfin, ils se pressaient et s’agitaient, affolés tous les deux par le Temps, comme des enfants surpris en train de manger de la confiture, plus que comme des adultes sérieux et responsables. Elle le reprenait dans ses bras pendant un instant, l’embrassait une fois encore…

Comment le quittait-elle ?

Il ne savait pas.

Mais les murs couleur crème de sa cellule s’animaient soudain, pleins de lumière, et derrière eux résonnaient les voix familières si haïes.

« Debout, debout, levez-vous en pleine forme, c’est Dicky Dobson qui vous parle…»

Et Deidre s’estompait dans la brume, triste, comme une apparition.

Et puis les journées, les longues journées insipides et remplies de Son ! Il lui semblait que les heures s’étiraient interminablement avant qu’il puisse la retrouver. Dormir était impossible pour Travers, dans ce vacarme, et les tranquillisants lui étaient interdits eux aussi. Une fois, drogué, il avait essayé de faire venir Deidre, et elle n’avait pas pu ou pas voulu se montrer ; elle était restée une ombre dans l’obscurité, une silhouette qui pleurait, pleurait, comme un oiseau, pâle et mince avant de s’évanouir dans une aube nouvelle. De ce jour-là, il n’avait plus touché à ça. De ce jour-là avait commencé le jeu des boules.

Deidre était contre. Quand il lui en parla, elle se mordit la lèvre et fronça les sourcils. Elle ne voulait pas lui dire pourquoi. Il perçut sa blessure et son inquiétude, se sentit perdu, et une heure entière, irremplaçable, s’écoula avant qu’ils ne redeviennent eux-mêmes. Après cela, il ne lui dit plus rien. Il n’avait jamais eu, aussi loin qu’il pût se souvenir, de secret pour elle auparavant.

Trois jours plus tard, il comprit partiellement pourquoi elle avait été blessée. Il en fit un abcès.

C’était très douloureux. Pour être plus précis, c’était comme si un petit soleil flamboyait, enfermé de manière irrévocable et atroce dans sa mâchoire. Il était exclu de dormir avec cette douleur, malgré la présence des mains de Deidre, l’esprit et la force de vie de Deidre, qui faisait tout pour l’atteindre à travers la douleur qui l’enveloppait. Il cria et pleura, se cogna la tête, s’évanouit presque. Le matin, dès la première lueur ou même avant – avant même l’émission de Dicky Dobson – il fut obligé d’aller voir un médecin.

Quatre heures d’agonie avant le rendez-vous. Il appela son patron au vidéophonie. Celui-ci se mit à rire en voyant sa tête, lui demanda si cela changerait quelque chose s’il pleurait, et quand Travers fit non de la tête sans un mot, il rit encore un peu plus. A ce moment-là, Travers était devenu grotesque. Le pus éclatait et se répandait en de nouvelles poches, causant de nouveaux points d’inflammation. Mais au fur et à mesure qu’il enflait, la douleur s’apaisait miraculeusement. La douleur en son esprit s’aggravait à présent ; il avait conscience de son erreur et de sa bêtise, d’avoir blessé Deidre, en faisant ce qu’il avait fait. Il avait besoin de la voir de manière urgente, de lui expliquer, de la tenir dans ses bras mais c’était impossible, et à sa place, il y avait le docteur Tees.

Le docteur était ennuyé. Avec quelque raison, se dit Travers. Car les corps étrangers que le docteur Tees l’accusait d’avoir mis dans ses oreilles – on en retrouva apparemment quelques lambeaux – étaient la cause originelle de ses souffrances. Et les souffrances de Travers étaient la cause originelle de la perte de temps que subissait le docteur – Travers était désolé. Il aimait le docteur Tees, ou plus exactement, il essayait de l’aimer, consciencieusement et sérieusement. Mais c’était difficile, car le docteur avait une Trivid fixée à son bureau et pendant qu’il l’examinait, et donnait son diagnostic, Kandjar – pour la cinquième fois de la semaine, Travers avait fait le compte – se battait avec Willy Chester le Sanglant, en un classique combat de quinze rounds. Des rayons de lumière de couleur jouaient sur le dessus du bureau et il y avait du bruit. Travers décida qu’il souffrait de rétention de mémoire. Il connaissait le commentaire frénétique par cœur, presque mot pour mot. Il s’aperçut également qu’il était sensibilisé à chaque esquive, à chaque direct du droit et du gauche, à chaque flot de sang.

Mais le docteur parlait.

C’était un jeune homme affable, ventripotent. Et incroyablement, assez extraordinairement boutonneux. Travers en incriminait secrètement la Trivid. C’était une autre de ses théories, aussi peu scientifique que possible : le bruit continuel, dirigé surtout vers la tête, devait finir par être absorbé par les tissus jusqu’au point où, devenus pour ainsi dire imbibés, ils rejettent chaque nouvel assaut de carrées et de rondes, chaque choc d’octaves et de dissonances. Le visage du docteur Tees suait de bruit à travers le spectre auditif tout entier, de quarante hertz à quinze mille, avec des traces de ces vingtièmes harmoniques, qui ne sont discernables que sur l’oscilloscope. L’harmonique, l’ante-harmonique, plutôt, comme théorie des pustules.

Travers devait vraiment faire attention. Il comprit qu’on l’envoyait à un spécialiste parce que tout cela devait cesser. Oui, fit-il de la tête, oui, il comprenait et approuvait. Ils l’avaient soigné, il était désinfecté et n’avait plus mal. Il ferait tout, absolument tout, pour son propre bien, il se rendait compte. Sinon il y aurait de vrais problèmes, et Travers, sans l’avoir voulu et un peu mystérieusement, en aurait sa part.

Il en parla à Deidre, cette nuit-là. Elle avait une cinquantaine de questions à lui poser sur le docteur, sur ce qu’il avait dit et fait, sur le spécialiste que Travers devait voir. Quelle sorte de spécialiste ?

Travers rougit, se sentit bête. Il avait été trop énervé pour le demander.

Mais il pensa de nouveau, ce qu’il avait déjà pensé souvent, que Deidre ferait une merveilleuse infirmière. Il la voyait dans un pavillon frais, blanche, empesée et grande, avec une coiffe qui ressemblait à un grand papillon de toile raide. Il se réveilla un peu plus frais et cette image le soutint tout au long de ses heures de travail chez Maschler et Crombie.

Mais le soir, les problèmes recommencèrent.

Il avait voulu faire venir Deidre tôt, pour une fois. Parce qu’il y avait tellement de choses à dire sur sa courte et tumultueuse journée. Il avait entendu parler – simplement entendu, remarquez, c’était juste dans l’air – d’un nouveau travail chez Maschler. Un meilleur poste. Il en avait parlé à son chef de studio, et Rowlinson n’avait pas dit non, n’avait vraiment pas dit non. Il avait fait hum, et toussoté, l’avait regardé par-dessus ses lunettes et avait émis quelques doutes sur ceci ou cela, mais il n’avait pas dit non, pas franchement. Il gagnait au change cinquante dollars par semaine, et la possibilité d’une chambre donnant sur l’extérieur. Travers défaillait presque en y pensant. Une pièce de façade, avec tous les privilèges que cela comportait. Un mur entier, tout un côté de son existence libéré du vacarme ! Maintenant, il voyait déjà la pièce, lui-même assis près de la fenêtre ; une nuit d’été peut-être, et le million de lumières clignotantes qui formaient la ville, luisantes et rampantes, carte vivante étalée tout en bas… Après cela, la réalité de la chambre 633 était dure à supporter. Surtout maintenant qu’on lui avait interdit d’exercer son vice secret. Il restait assis à ruminer, dans la lumière et le brouhaha, la tête dans le creux de ses mains ; il s’allongeait sur sa paillasse, s’agitait, se levait, faisait du café, le buvait, se rallongeait, s’asseyait. Les aiguilles de l’horloge murale rampaient avec une lenteur impossible, marquant tristement les secondes et les minutes comme si même l’horloge voulait le priver de cet interlude de paix qui était encore si douloureusement éloigné dans le temps.

Vers vingt heures, une humeur curieuse s’empara de lui. Pour la première fois depuis des années peut-être, il se retrouva en train de se demander pourquoi lui, Travers, devait se distinguer par des mésaventures si étranges. L’affaire des obturateurs, par exemple. En y repensant, en reconstituant chacun de ses actes, il ne trouvait aucune faille dans sa logique, aucun moment où on pouvait dire : « C’est là que Travers a déraillé. » Non, il avait fait ce qu’il avait fait par nécessité. C’était peut-être un faux-fuyant, mais c’était une nécessité vitale pour lui en tant qu’individu. Puis, il se prit à se demander s’il y avait eu une époque – à l’époque cambrienne, par exemple, ou à l’époque dévonienne calme et hantée de lagons – où il y avait eu du silence, et s’il y avait vraiment aujourd’hui un endroit (en dehors de ces chapelles hors de prix qui faisaient la fortune de Marche dans la lumière) où on pouvait dire que la tranquillité régnait, même pour peu de temps. Certainement pas dans ce qui restait de la campagne. Il avait économisé sou par sou pendant des années pour payer ses seules courtes vacances en dehors de la ville, mais cela avait été en vain. Partout, tous les quelques mètres, semble-t-il, dans ces champs soigneusement préservés, sur les bouts de plage, sur les collines qui à un endroit définissaient les limites de la ville, ils avaient installé des aires de confort. Les touristes qui erraient sans but, un peu effarés, s’y rassemblaient, branchant leurs écouteurs, leur Trivid de poche, rechargeant les accumulateurs de mini-transistors, se remplissant l’âme d’une délicieuse ambroisie de son. Il n’y avait rien pour lui dans ces endroits. Rien des plages désertes de ses rêves, ou de ceux de Deidre, ni soupirs du vent dans les herbes, ni clapotis ni chuchotement des vagues contre les rochers et le sable…

A sa grande surprise, il se vit en train d’utiliser, contre sa volonté et sa raison, son vidéophone. Les numéros de l’annuaire défilèrent, verts et brillants, tandis qu’il consultait les listes. Il trouva ce qu’il cherchait, composa le numéro de la Poste, Tour Centrale, sa gorge se serra à deux reprises, puis il déposa sa plainte aussi clairement et brièvement que possible.

L’homme qui lui faisait face dans le petit écran pétillant se montra compréhensif. Oui, oui, excès de bruit, c’est très regrettable ; bien sûr, chaque citoyen était contrôlé de manière très stricte, chacun avait droit à une certaine quantité de décibels en fonction de son statut exact. Travers était-il certain que le règlement n’était pas respecté ?

Il en était certain.

Alors, dit son nouvel ami et bienfaiteur, on allait entreprendre une action. Immédiatement. Les ingénieurs centraux ratissaient constamment la ville à la recherche de contrevenants. Une camionnette était en service dans le quartier, elle était déjà en route, en fait. Ne vous inquiétez pas, monsieur Travers ; restez tranquille, attendez la lumière… Avec un sourire impersonnel, professionnel, l’employé des réclamations s’effaça lui-même.

Je l’ai fait maintenant, pensa Travers, avec un mélange de terreur et d’exultation. Deidre, je l’ai vraiment fait, maintenant…

Mais, et si… supposons, espoir contre espoir… supposons que quelque chose soit vraiment fait ? Travers imagina, ou essaya de se représenter le Silence. S’étendant comme un baume, comme les ondulations majestueuses d’un lac, à partir de sa cellule, à travers l’immeuble et au-delà. Il s’abandonna à son rêve. Il se vit devenir le patriarche, l’archiprêtre d’une nouvelle religion. Et si, après ses débuts modestes, cette foi devait continuer à se pandre ? A travers la ville, le pays, franchissant les mers, peut-être, pour couvrir le monde. Cette vision était enivrante et immense. Le Silence. Une nouvelle foi qui rassemblerait des centaines, des milliers, des millions peut-être, de convertis. Il se demanda de quelle épaisseur devraient être les murs qui lui assureraient le calme absolu ? Un mètre, cent mètres, cinq cents mètres ? L’argent ne serait pas un problème. Il voyait les routes bordées d’arbres qui rayonneraient à partir du sanctuaire, la circulation ralentie et son bruit amorti. Il voyait l’endroit comme s’il y était, le bloc blanc et carré, abreuvé de soleil, formé par ses murs. A l’intérieur, une éternité de calme. Avec Deidre…

Le signal lumineux des visiteurs clignotait avec insistance au-dessus de la porte, comme un œil rouge, en colère.

Combien de temps était-il resté absorbé dans ses pensées ? Quelques minutes seulement ; mais même le Son s’était momentanément évanoui pour lui. Il se déplaça jusqu’à la porte, comme dans un rêve, encore saisi par sa nouvelle et provisoire exaltation.

Il y avait deux techniciens. Et une grande abondance d’appareils, de compteurs, de détecteurs en forme de bol, de chariots débordant de leviers de contrôle et de cadrans, un micro sur un pied flexible, dont la tête était aplatie comme un serpent de chrome brillant. Ils branchèrent ceci et testèrent cela, notèrent l’heure, firent un rapport au service central, vérifièrent le nom et le numéro d’identification de Travers, consultèrent des liasses de tableaux et de notes, en sortirent un énorme plan du B.H. – ils lui paraissaient merveilleusement bien équipés – et finalement furent prêts à commencer.

Travers priait en silence.

La tête du micro cherchait en tournant, tandis que les aiguilles du cadran oscillaient et tremblotaient. Les lumières s’allumaient et s’éteignaient.

Travers sentit la sueur jaillir de son front et de ses aisselles.

Le micro reniflait maintenant le plafond.

« Négatif, dit l’homme de la poste. A peu près deux virgule huit en dessous du maximum. »

Ils dirigèrent la petite machine vers le sol.

« Négatif ici, dit l’opérateur. Cinq en dessous. »

Mais les cris et les hurlements, la musique, les rythmes qui se surajoutaient et se recouvraient furieusement, le vacarme éclatant, permanent, c’était négatif ? Le micro était sourd, ou mal réglé. Ils se moquaient de lui.

« Écoutez, monsieur, dit l’homme de la poste, vous nous avez fait venir pour des clous.

— Attendez une minute. »

Nouvel espoir.

La tête du micro était dirigée vers un coin de la pièce. Il semblait presque à Travers qu’elle tremblait. Comme si elle sentait une victime.

« On a un neuf virgule cinq par ici, dit l’opérateur. D’accord, monsieur, vous avez votre cause de réclamation. »

Les détecteurs furent mis en marche. Les cadrans consultés, le plan étalé sur la paillasse de Travers.

« C’est lui, dit l’homme de la poste, en indiquant un nom du doigt. Il s’appelle Lupcheck. Une amende de quatre-vingts dollars. D’accord, monsieur Travers, merci de nous avoir appelés. On ne peut pas permettre que tout le monde soit dérangé par le boucan. C’est pas bon pour le système. »

Et après un étalage final de sondes et de tuyaux, de mystérieux objets brillants qui disparaissaient dans des boîtes, ils partirent.

Travers se tordit les mains.

Lupcheck… Il connaissait Lupcheck assez bien. Et Lupcheck connaissait Travers. Leurs chemins s’étaient déjà croisés une fois. Lupcheck conduisait une grue au supermarché local : une chose volumineuse, bleu vif, qui circulait continuellement, avec des chuintements et des ronflements pneumatiques, tout le long du circuit des rails suspendus au-dessus du demi-hectare de produits présentés. Des pamplemousses, des boîtes de conserve, du papier hygiénique et des mini-transistors, des fleurs artificielles, des boîtes d’œufs, du fromage et tout ce qu’on peut imaginer d’autre, tout était emporté par Lupcheck de son casier de l’entrepôt, jeté vers l’endroit qui lui était attribué tandis que les tas diminuaient sous les mains fiévreuses et voraces des consommateurs. Travers avait souvent admiré sa dextérité dans le maniement de la grue ; jusqu’au jour où eut lieu un événement compliqué qui laissa un consommateur tout secoué et sans chapeau et répandit des morceaux de bananes, des oranges amères en conserve, des pots de confiture et des céréales sur le sol. Le consommateur cria quelque chose vers le toit d’un air très en colère, on lui répondit, il continua à crier jusqu’au moment où Lupcheck sauta en bas – il avait une petite échelle d’araignée presque invisible fixée sur un côté de la grue. Lupcheck n’était pas grand, mais il était trapu et il arborait des cheveux gris orangé qui poussaient en touffes irrégulières sur son large crâne, et des avant-bras massifs et rougeauds. Ses poings étaient gros, avec des articulations couvertes de cicatrices et de crevasses. Un coup de ce poing et les lunettes du consommateur furent complètement enfoncées d’un côté de son visage, et du sang ruissela et éclaboussa le sol en grosses gouttes rondes. Le consommateur hurlait tandis que Lupcheck remontait dans sa machine en grommelant, encore fâché. Et Travers s’en alla vite vers la sortie, se sentant mal et ne voulant plus des choses qu’il avait achetées, se demandant avec une sorte d’étonnement écœuré pourquoi il n’avait encore jamais compris le pouvoir destructeur du paquet d’os qui terminait le bras humain.

Travers avait peur de Lupcheck. Et maintenant il lui avait coûté quatre-vingts dollars.

Quelque temps après le départ des chasseurs de décibels, il n’était pas évident que le tumulte général des Trivids se fut légèrement calmé. Travers passa une nuit agitée, trop mal pour dormir, incapable d’invoquer Deidre. Comme toujours, l’incrédulité venait avec la fin du vacarme. C’était comme d’essayer de se souvenir de la douleur ; il semblait inconcevable que le B.H. n’ait pas toujours connu un calme aussi parfait. Les lumières s’éteignirent dans les boxes alentour, et Travers resta allongé les yeux ouverts dans des ténèbres de velours. Dans le noir, il se maudit amèrement. Quelle petite chose cela semblait, après coup, cette simple affaire de bruit ! Sans aucune raison, ou presque aucune, il avait compromis le matin suivant. Et il s’était aliéné Deidre, et lui avait fait du mal, il n’en doutait pas. Il se prépara au sommeil avec une espèce de désespoir, mais l’aube pointa et Dicky Dobson surgit avec sa cacophonie quotidienne, tandis que Travers était encore allongé, les yeux rouges de fatigue. Maintenant, des horreurs l’attendaient, car même s’il parvenait à éviter Lupcheck, c’était en tout cas le Jour du Spécialiste.

Lupcheck l’attrapa au vol dans l’ascenseur.

Travers appuya sur les boutons, paniqué, mais l’autre était trop rapide pour lui. Il avança une épaule dans la porte qui était en train de se fermer poussivement ; le mécanisme siffla péniblement, se rouvrit et se referma sur Lupcheck. L’ascenseur commença sa descente régulière.

Lupcheck agrippa les vêtements de Travers, le souleva sur la pointe des pieds et le poussa contre la paroi de l’appareil. Travers respirait avec difficulté, fixant les yeux bleu pâle et globuleux. Comme c’était déjà arrivé auparavant, il se sentait curieusement détaché ; mentalement, il se rendait compte que Lupcheck était vraiment irrité, et il réfléchissait tout en observant la texture grossière de la peau de l’autre, le réseau formé par ses veines minuscules, la couleur des poils en bataille de ses sourcils épais, certains roux, d’autres blancs, d’autres gris. Un petit muscle se crispa au coin de la bouche de Lupcheck, et Travers se demanda un instant si le grutier n’était pas aussi malheureux que lui. Puis monta la rage, vertigineuse et froide. Elle lui disait qu’il devait envoyer son genou dans le bas-ventre de Lupcheck, lancer un coup de poing à la jointure du nez et des yeux pour le mettre hors de combat. Il fut retenu par ce qu’il avait vu au supermarché. Lupcheck était invincible ; il y aurait d’autres coups, comme les coups d’un grand marteau puissant, trop terribles pour être supportés et des choses se casseraient dans la bouche de Travers – il voyait déjà le sang et sentait déjà la douleur. Aussi resta-t-il tout flasque pendant que Lupcheck le cognait une fois encore contre la paroi de l’ascenseur, et il grogna, et il promit, et il jura.

Quoi qu’il arrive maintenant, Deidre serait fâchée. Fâchée de sa lâcheté, fâchée s’il se battait et était inutilement blessé. Aussi, Travers dut écouter les choses que disait Lupcheck et faire les promesses que demandait Lupcheck et il déguerpit, reconnaissant de ce répit, quand Lupcheck le relâcha enfin. La rage bouillonnait encore ; elle ne le quitterait plus, il le savait, tant que Deidre n’en aurait pas souffert. Comme toujours, contre sa volonté. Mais elle devait souffrir, par la folie et l’incompétence de Dieu, sinon pour d’autres raisons.

La rage amena Travers jusqu’au bloc hôpital. Il y avait déjà été une fois, des années plus tôt, et se souvenait obscurément du chemin. Il se fraya un passage le long de souterrains bondés qui renvoyaient le fracas aigu des auto-transporteurs et le brouhaha encore plus intense des voitures. Des Trivids installées çà et là dans les murs et les toits, renforçaient le vacarme. Entre les écrans, il y avait encore des affiches et des publicités parlantes encadrées de fausses flammes et de motifs écossais bleus, roses, rouge vif, blancs et jaunes. Le bloc hôpital était bien signalisé. On aurait dit qu’il étendait ses fibres nerveuses électroniques jusque dans les souterrains ; bientôt, Travers se trouva confronté aux possibilités contradictoires offertes par les services Nez, Gorge et Oreille, Ophtalmologie, Gériatrie, Cancer, et une demi-douzaine d’autres aux noms encore plus menaçants. Les sillons lumineux – suivez le rouge et bleu – clignotaient, eux aussi. Il se trompa deux fois de chemin, revint sur ses pas, et finit par trouver son chemin jusqu’à un auto-transporteur qui grimpa doucement une rampe assez raide et le déposa à la réception de l’endroit.

Il s’en souvenait aussi. Les murs de béton sans fin, la lueur dure et blanche qui émanait de petites ouvertures latérales, et le vacarme. Des haut-parleurs, dirigés dans tous les sens, vociféraient des numéros d’identification, dirigeant les patients de la consultation vers l’une des portes ou l’un des ascenseurs. Rangée après rangée de boxes ouverts, aux murs bruts, les cas qui n’avaient pas semblé dignes d’être admis dans le dédale du dessus étaient reçus par un personnel habillé de blanc qui courait frénétiquement ; au-delà se trouvait la section des accidentés, envahie par le flot de la ville entière. Des ambulances, éjectées à quelques secondes d’intervalle d’une batterie de monte-charges, vomissaient des brancards et des blessés encore valides ; d’autres employés, des infirmières et des aides soignantes, grouillaient autour d’eux. Des sonnettes d’alarme retentissaient constamment, des chariots s’entrechoquaient en cliquetant. A un endroit, Travers vit l’épave d’un véhicule transporté dans la panse d’un camion de soins, déversé sans cérémonie aucune sur une rampe inclinée. Des hommes se précipitèrent dessus, l’un tenait les cylindres d’une lame d’oxycoupage. On extrairait probablement les victimes immédiatement, comme des harengs tout frais d’une boîte.

Travers frissonna d’horreur, se retourna et présenta son Identicket à l’examen impersonnel du contrôle des Rendez-vous. La machine clignota, pointa rapidement et lui rendit une carte perforée et codée. Il se pressa, bousculé, déchiffrant ses instructions en chemin.

Dans son bloc, le vacarme était pire qu’ailleurs. Il dépassa des salles pleines de bruit, et violemment éclairées, des couloirs pleins du cliquetis métallique des chariots et des ustensiles. Il fut harcelé et ballotté, expédié d’un endroit à l’autre. A la longue, en haut de l’immeuble les signaux muraux commencèrent à avoir un sens. Il trouva son couloir, dénombra les portes, présenta sa carte à une sonde électrique, et fut admis mécaniquement dans une antichambre sans caractère, mais moquettée.

Au moins, il y faisait plus calme. Une Trivid solitaire fonctionnait, le Son coupé. Un réceptionniste – humain, enfin – prit en main le destin de Travers. On lui dit de s’asseoir et d’attendre, on lui donna un magazine aux pages de plastique à feuilleter. Il lut automatiquement des mots qui n’avaient aucun sens. Et pria pour Deidre. En d’autres temps, d’autres grandes crises de sa vie, cette technique avait marché. Il ferma les yeux, concentré. Repoussant la lumière qui filtrait à travers ses paupières, repoussant le bruit.

« Monsieur Travers…»

Travers leva les yeux avec un sursaut en entendant cette voix irritée. Il était de nouveau parti du mauvais pied. Maintenant, il avait contrarié le spécialiste.

On le fit entrer dans un bureau. Ici, enfin, il y avait du Silence. Un silence si intense que le ouic-ouic, le ronflement lent du ventilateur encastré dans le plafond semblait puissant. Le spécialiste consulta un classeur couvert de plastique, fronça les sourcils, gloussa et secoua la tête. Puis, il joignit les doigts et regarda Travers d’un air morose au-dessus de ses mains en parlant.

Cet homme éminent présenta soigneusement ses arguments, tapotant parfois le dessus du bureau pour appuyer son discours. Tout d’abord, Travers devait comprendre le problème considérable que lui et ses semblables posaient à une société moderne ; une société, souligna le spécialiste, organisée en fonction de grands principes historiques pour le bien du plus grand nombre de ses membres. En fait, il répéta les admonitions du docteur Rees, tandis que Travers acquiesçait en silence, ne voulant pas le déranger. Voulant seulement, à la vérité, s’échapper une fois de plus dans son désert de Son.

Mais il semblait que cela ne se pouvait pas, car le spécialiste parlait toujours, posant des questions de plus en plus pénétrantes avec insistance. La direction que prenait l’interrogatoire était étrange. Des choses sur l’enfance de Travers, des événements éloignés qu’il extrayait, réexaminait et retournait dans tous les sens. Travers répondait, tout d’abord réticent, puis plus coopératif, jusqu’à ce qu’enfin toute sa douleur sortît de lui avec des sanglots bouillonnants, le besoin, le grand besoin de calme de son âme. Son idée de sanctuaire.

Travers s’arrêta, épouvanté. Mais le spécialiste rayonnait à présent, le pressant de continuer. Le spécialiste lui-même comprenait le problème de Travers, il comprenait vraiment. Quant à la solution, eh bien, dans cette société moderne, dans ce meilleur des mondes possibles, on pouvait tout obtenir. Et ce besoin était après tout très simple à satisfaire. La réponse ? Elle n’était pas dans d’énormes boîtes de médicaments, ni dans des systèmes étranges, ni dans des rêves romantiques inaccessibles…

Travers cligna des yeux devant la beauté parfaite de la solution qui commençait à poindre. Si simple, si subtilement simple, simple comme la relativité, simple comme toutes les grandes idées vraiment originales… Elle signifiait bien sûr le sacrifice de son nouveau poste, la fin de son rêve d’un jour d’une pièce séparée. Mais son esprit rayonnait déjà à l’idée des autres possibilités, plus grandes encore. Le bonheur total et complet pour lui, et pour Deidre. Il se voyait déjà, annonçant la merveilleuse nouvelle : le Temps, le temps illimité d’être ensemble lui et elle. Le monde s’estompait ; il ne voyait plus que l’avenir lumineux et parfait. Il acquiesça, fiévreux, sans voix, tant il était impatient, désireux seulement de signer les formulaires que le spécialiste lui présentait, et de commencer.

Il fut conduit à une nouvelle pièce. Aseptisée, cette fois, laquée de blanc. L’infirmière qui le préparait était brune de peau et souple. Presque comme Deidre, avec des cheveux soyeux, dont la masse était sûrement cachée dans son bonnet blanc impeccable. Mais elle le poussait dans tous les sens avec indifférence, comme s’il n’était qu’une carcasse, qu’un simple morceau de viande indigne de toute considération humaine. Ses yeux, il les aperçut une fois, semblaient pleins de mépris ennuyé ; mis il vit l’écouteur du transistor dans son oreille,le fin cordon qui entrait dans le col de son uniforme et parvint à lui retourner son regard du haut d’une indifférence plus condescendante encore.

L’anesthésie locale fit immédiatement effet, un engourdissement glacé se répandit de ses mâchoires à son cou et à ses tempes. Il fut conduit vers un siège qui épousa ses formes quand il s’y assit, et qui s’affaissa et bascula au moyen d’innombrables leviers brillants. Une lampe fut allumée, lumineuse comme une planète et, toute proche, il sentit la bouffée de chaleur momentanée qu’elle provoquait sur ses joues et son nez, juste avant qu’on lui fixe un tissu sur les yeux. Sa tête était tournée ; des doigts fouillaient ses joues mortes, les creusaient.

Les instruments faisaient de petits bruits. Des tintements et des cliquettements. Puis des crissements et des grincements plus rapprochés, enfin un craquement, puis rien. Plus rien du tout.

Le tissu fut enlevé, et Travers regarda autour de lui hébété. Le cauchemar était terminé, proprement et correctement ; il avait suffi d’un court instant. Plus de Dicky Dobson, plus de « Levez-vous en forme » ; plus de gens, rien. On lui avait assuré que la technique était si parfaite que son sens de l’équilibre demeurerait intact ; une simple affaire d’excision, de suppression d’os minuscules qui travaillaient en accord avec d’autres os minuscules : des alignements qui fonctionnaient avec une précision d’horlogerie et servaient à transmettre l’enfer des quatre quarts du globe à l’intérieur de son crâne…

Les visages lui faisaient des grimaces. L’infirmière, l’anesthésiste, le chirurgien ; des compliments ou des insultes, des félicitations ou du mépris. Il répondait en souriant euphoriquement. Il ne savait ni ne voulait savoir.

Et il y avait la ville silencieuse, dehors. Les wagons silencieux et les auto-transporteurs silencieux, les gens silencieux et les véhicules silencieux. Un million de fenêtres silencieuses, veux de cellules qui abritaient un million de Trivids silencieuses. Quelque part, Lupcheck conduisait une grue silencieuse, mimait sa rage silencieuse, pauvre et stupide Lupcheck, il était vaincu maintenant, il ne comptait plus du tout.

Il était hors de question de travailler aujourd’hui. Travers se faufila précautionneusement chez lui, attentif au vertige qui pouvait se manifester un moment. Il emprunta l’ascenseur jusqu’à sa chambre, fit glisser silencieusement le panneau de porte pour la refermer. Derrière les murs, comme toujours, des formes électroniques dansaient. Il leur sourit aussi, c’était un sourire de bénédiction.

Il se dévêtit lentement, il avait tout le temps du monde, à présent. L’anxiété de la nuit, la tension de la journée l’avaient épuisé. Il se recroquevilla sur la paillasse, s’enveloppa dans les couvertures et s’endormit presque instantanément.

La plage surgit. Et dessus, Deidre courait comme elle n’avait jamais couru. Il courut aussi, les bras tendus, il sentait ses pieds trébucher dans le sable chaud. Il essaya de l’enlacer, mais elle le repoussa. Tout abasourdi, il vit alors la trace de ses larmes briller sur son menton et sur sa gorge, et ses yeux, la terrible accusation de ses yeux. Elle tomba à genoux, se tenant la gorge et se balançant, figure de a détresse, posant encore et encore la même question silencieuse, pourquoi, pourquoi, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin.

Deidre était muette.

 

Traduit par Sylvie Finkielsztajn.

Therapy 2000.

 

Publié avec l’autorisation de l’Agence Hofïman, Paris.

© Librairie Générale Française, 1985, pour la traduction.