47.
JE REMONTAI CHANCERY LANE la tête baissée afin d’empêcher l’eau de ruisseler de mon chapeau dans mes yeux, car il pleuvait plus fort que jamais. Après ma visite à l’intendant, j’étais retourné à Lincoln’s Inn pour méditer à la bibliothèque et débrouiller tout l’écheveau. À présent, je n’avais plus qu’à rentrer à la maison.
La nuit était bien tombée quand, le cœur lourd, je m’engageai dans Chancery Lane. Les fenêtres des maisons éclairées se réverbéraient dans les mares, à la surface desquelles crépitait la pluie. Je m’emmitouflai davantage dans mon manteau, tandis que la maudite menotte blessait mon poignet meurtri et trempé.
Je franchis la porte d’entrée en titubant. L’eau dégoulinait de mes vêtements sur les nattes de jonc. Joan, que je trouvai dans le vestibule, se tourna vers moi, protégeant sa lampe d’une main. « Messire Shardlake ! Mais, monsieur, vous êtes trempé comme une soupe ! Cette pluie ! Dans quel état va-t-on retrouver le verger ! Je vais vous chercher des vêtements secs…
— Non, merci ! » lançai-je en enlevant mon bonnet détrempé. Je m’appuyai à la porte quelques instants, le souffle coupé. « Ça va. Jack et mam’selle Reedbourne sont-ils là ?
— Ils ne sont pas encore rentrés, monsieur. Ils avaient dit qu’ils seraient de retour avant la tombée de la nuit, siffla-t-elle, mais je parie qu’elle l’a forcé à s’arrêter dans une taverne bien chauffée pour se faire des mamours.
— Ah bon ! » J’étais déconcerté, car, persuadé de les trouver à mon retour, j’avais déjà préparé tout mon discours.
« Messire Wrenne est descendu tout à l’heure, reprit Joan. Il a demandé quelque chose à manger et je lui ai apporté du potage dans la salle. »
J’hésitai un instant. Il serait plus raisonnable de monter me changer… Je fus soudain secoué de violents frissons.
« Ça va ? demanda Joan, la mine inquiète.
— Je suis seulement… las.
— Il y a un bon feu allumé dans la salle.
— Je vais m’y sécher, dis-je avec un sourire contraint. Et j’ai faim. Merci, Joan. »
Elle me regarda d’un air dubitatif quelques instants encore, avant de monter à l’étage. Je verrouillai la porte d’entrée car Barak, qui possédait sa propre clef, pouvait entrer directement, puis me dirigeai vers la salle. Je fis une halte devant la porte, accablé par une lassitude qui semblait me vider de mes dernières onces d’énergie. Je pris une profonde inspiration et ouvris la porte.
Assis à la table où trônait une soupière fumante, Giles était en train de déguster le bon potage de Joan. Dans la lumière de la bougie, son visage paraissait fatigué, strié de rides de plus en plus profondes à mesure qu’il s’émaciait. Il leva les yeux vers moi, l’air inquiet.
« Matthew ! Vous semblez trempé jusqu’aux os. Vous allez attraper mal.
— Il tombe à nouveau des cordes.
— J’entends ça. En verrons-nous jamais la fin ? » Il désigna les carrés sombres de la fenêtre, contre laquelle tambourinait la pluie. « Je crois que Barak et la jeune Tamasin sont toujours dehors. »
Je m’approchai de la cheminée, dos au feu. La chaleur me réchauffa les jambes.
« Vous avez parlé aux gens de Lincoln’s Inn ? s’enquit-il. Vont-ils creuser le fossé ?
— Oui. J’ai dû parlementer un brin, mais ils ont promis de le faire.
— Vos vêtements fument, vous devriez vous changer. Vous avez l’air épuisé. Vous risquez d’attraper la fièvre.
— Avant tout, il faut que je mange quelque chose.
— Tenez, il y a du potage. »
Je pris une assiette sur le dressoir, me servis dans la soupière, puis m’assis en face de lui, m’apercevant qu’en fait je n’avais pas faim. « Vous vous sentez mieux ? demandai-je.
— Oui. » Il eut son sourire grave et triste. « Ça dépend des jours, comme c’était le cas pour mon père. Pour le moment, je me sens aussi bien qu’avant, à part… » Il tapota l’endroit où se trouvait la grosseur en faisant la grimace. Je hochai la tête. « Y a-t-il d’autres nouvelles à propos de la reine ? demanda-t-il.
— Elle a été arrêtée. »
Il secoua sa grosse tête d’un air chagrin. J’avais envie que Barak et Tamasin reviennent avant de commencer à parler. Au moins Barak. Toutefois, je ne parvins pas à me retenir. « J’ai pris sur moi de me rendre à Gray’s Inn, Giles. Je voulais trouver Martin Dakin. »
La cuiller à mi-chemin entre son assiette et sa bouche, il répliqua : « Vous n’auriez pas dû, sans mon autorisation.
— C’était pour vous aider.
— Vous l’avez trouvé ?
— J’ai découvert qu’il était mort, voilà près de deux ans. »
Il reposa sa cuiller. « Mort ? » chuchota-t-il. Il s’appuya au dossier de son siège. Ses épaules tombèrent et ses traits s’affaissèrent. « Martin est mort ? »
Alors je répondis d’une voix égale : « Je pense que vous le savez. Que vous le saviez avant mon arrivée à York. Je me rappelle que vous m’avez un jour déclaré qu’un bon avocat devait être un bon comédien. Je crois que vous jouez la comédie depuis le premier jour où nous nous sommes rencontrés. »
Il fronça les sourcils, puis prit un air vexé. « Comment pouvez-vous supposer une telle chose, Matthew ? Comment…
— Je vais vous le dire. Je me suis rendu au bâtiment où se trouvait jadis le cabinet de Dakin. On m’a alors informé qu’il était mort de maladie durant l’avant-dernier hiver. Sans femme ni enfant. On m’a suggéré d’aller voir l’intendant, qui s’est occupé de la succession. C’est ce que j’ai fait, et j’ai alors découvert qu’il vous avait légué tous ses biens. L’argent vous a été envoyé à York, et vous avez signé le reçu en mars 1540, il y dix-huit mois. Je l’ai vu.
— Quelque imposteur…
— Non. J’ai reconnu la signature. C’était bien la vôtre. Je l’ai vue assez souvent quand nous nous sommes occupés des placets. Allons, Giles, ajoutai-je avec impatience, voilà près de vingt ans que je suis avocat. Pensez-vous que je ne reconnaîtrais pas une signature contrefaite ? »
Il planta sur moi un regard farouche que je ne lui avais jamais vu. « Matthew, dit-il, un tremblement dans la voix, vous êtes un bon ami, mais vous me blessez. Ce sont les effets de l’épreuve que vous avez subie à la Tour. Il s’agit d’un imposteur. Quelqu’un a trouvé la lettre de Gray’s Inn et s’est fait passer pour moi. Je me rappelle avoir été obligé de renvoyer un clerc pour cause de malhonnêteté. À deux cents milles de distance, il est facile de se faire passer pour quelqu’un d’autre.
— De cacher sa véritable identité… Vous êtes payé pour le savoir. »
Il ne répondit pas, demeura absolument impassible, son regard attentif fixé sur moi. Alors il se mit à jouer avec la grosse bague sertie d’une émeraude. Une goutte d’eau coula sur ma nuque et me fit frissonner. Il avait raison, je risquais d’attraper la fièvre. Le pétillement du feu et le crépitement de la pluie contre la fenêtre me paraissaient anormalement sonores. Je crus entendre la porte d’entrée s’ouvrir, mais c’était juste quelque chose qui grinçait dans la maison. Où étaient donc Barak et Tamasin ?
« Après avoir quitté le bureau de l’intendant, continuai-je, je me suis rendu à la bibliothèque de Lincoln’s Inn. J’y suis resté trois heures. Pour démêler l’écheveau. »
Il ne desserrait toujours pas les lèvres.
« Vous avez inventé l’histoire de votre désir de réconciliation avec Martin Dakin pour que je vous aide à venir à Londres. Vous êtes-vous jamais brouillés ? C’est probable, répondis-je moi-même, car la vieille Madge était au fait de cette histoire, mais elle ne savait pas que Martin était mort et vous avait laissé ses biens.
— Nous ne nous sommes jamais réconciliés, déclara-t-il alors d’une voix tranquille. En ce qui concerne notre querelle, je vous ai dit la vérité. Il a malgré tout fait de moi son unique héritier. J’étais son seul parent encore en vie, voyez-vous. La famille… C’est extrêmement important. » Il poussa un soupir, qui semblait venir du plus profond de son grand corps. « Je n’ai pas dit à Madge que Martin était mort en me laissant tous ses biens, ni à personne d’autre à York, d’ailleurs. J’avais trop honte. En outre, je pouvais ainsi prétendre qu’il était toujours en vie. Personne ne savait que je mentais. »
D’une voix toujours lente et calme, je repris : « J’étais intrigué par votre désir impérieux de vous rendre à Londres alors que vous vous saviez mourant. Il devait y avoir une raison majeure. Puis je me suis rappelé le moment où vous avez signalé pour la première fois votre intention de venir ici. C’était juste après que j’ai été assommé au Manoir du roi… Assommé par vous, pas vrai ? Vous avez pris les documents, afin de les apporter à vos complices de Londres. »
Il ne répondit pas, se contentant de me fixer du regard. J’avais bizarrement imaginé que lorsque je le démasquerais il changerait d’expression, prendrait un aspect monstrueux, or j’avais toujours en face de moi le vieux visage ridé de mon ami, l’air seulement plus méfiant et plus vulnérable qu’auparavant.
« Le jour où, devant la maison d’Oldroyd, vous nous avez sauvés de la populace, Barak et moi, étiez-vous venu chercher le coffret ? » Je ris amèrement. « Ç’a dû vous faire un choc lorsqu’il est tombé de dessous ma robe… Vous avez bien caché votre réaction, comme vous avez caché tant d’autres choses depuis.
— Je vous ai sauvés, en effet. Ne l’oubliez pas, même si vous me jugez aujourd’hui.
— Et pendant ce temps, Jennet Marlin accomplissait de son côté la mission dont l’avait chargée Bernard Locke, ce que vous ignoriez. Voilà pourquoi, quand vous avez découvert la vérité devant la tour du feu d’alarme de Holme, vous l’avez tuée, avant qu’elle puisse révéler que ce n’était pas elle qui avait ravi les documents.
— Je vous ai sauvé, cette fois aussi.
— Dans votre propre intérêt. Les documents qu’elle cherchait se trouvaient toujours entre vos mains, et c’est sans doute encore le cas aujourd’hui. Dans mon propre logis. »
Il poussa un soupir qui parut secouer son grand corps de la tête aux pieds. « Je vous ai toujours considéré comme un ami, Matthew, répondit-il avec calme. Cela m’attristait de devoir vous mentir. Au Manoir du roi, je n’ai pas eu l’intention de vous tuer, seulement de vous assommer, et par la suite, reconnaissez que je ne vous ai jamais fait de mal, alors que cela m’aurait été facile, à de nombreuses reprises. J’ai pris le pari que vous disiez la vérité lorsque vous affirmiez ne pas avoir lu les documents. Je… Cela n’avait rien de…
— Cela n’avait rien de personnel, c’est ça ? La façon dont vous vous êtes servi de moi, tous ces mensonges. Rien de personnel. De la simple politique, comme vous avez qualifié la manière dont le roi s’est moqué de moi ?
— J’ai répugné à commettre toutes ces actions. J’ai été terrifié de devoir tuer cette femme. » Il frissonna légèrement. « J’ai dit la vérité quand j’ai affirmé alors n’avoir jamais tué personne de ma vie.
— Et Broderick ? Qu’avez-vous à dire là-dessus ?
— J’ai aidé sir Edward Broderick à se tuer parce qu’il souhaitait mourir. Il aurait connu une mort bien plus atroce à la Tour, vous le savez aussi bien que moi. Non, je n’ai aucun regret à ce sujet. Je le connaissais depuis la conjuration, dans laquelle j’ai joué un rôle important. Vous rappelez-vous quand, à Hull, on l’a conduit, enchaîné, sur l’embarcadère ? Il a tourné son regard vers nous et nous a fait un signe de tête. Vous avez pensé qu’il s’adressait à vous, mais c’est moi qu’il avait reconnu. Ce hochement de tête m’a suffi. Sachant qu’il avait tenté de se suicider à York, j’ai décidé de l’aider. Nuit après nuit, j’ai guetté une occasion d’agir sur le bateau, et quand elle s’est présentée je l’ai saisie. J’ai assommé Radwinter, pris ses clefs, puis aidé Broderick à se pendre. C’était une chose horrible, mais il était décidé. » Il redressa les épaules. « Broderick était un homme d’honneur. Un homme courageux.
— C’est vrai. Mais, ajoutai-je en fronçant soudain les sourcils, vous étiez malade sur le bateau, d’un bout à l’autre de la traversée. »
Il sourit tristement. « Vous savez combien mon état est fluctuant. Durant le voyage, j’ai fait semblant d’être plus mal en point que je ne l’étais en réalité.
— Grand Dieu, comme vous m’avez trompé ! murmurai-je.
— D’un point de vue moral, je me sentais obligé de l’aider. Afin de garder secrètes certaines questions qui m’impliquaient, il avait refusé de parler malgré d’atroces tortures.
— Par conséquent, il connaissait… » Je me tus un instant. «… le secret de votre véritable identité. »
Il y eut un long silence. La pluie cinglait violemment la fenêtre. Qu’est-ce que tu attends pour rentrer, Barak ? pensai-je.
« Alors, que savez-vous sur moi, Matthew ? demanda-t-il finalement.
— Ce que j’ai réussi à démêler cet après-midi, en tentant de deviner ce qui vous avait poussé à me mentir, à m’assaillir et à me tromper. La clef de tout a toujours été la confession d’Edward Blaybourne. Avez-vous rencontré le vieux confrère Swann, à la bibliothèque de Hull ? Il m’a raconté l’ancienne légende selon laquelle le dénommé Blaybourne était le vrai père du roi Édouard IV. »
Il écarquilla les yeux. « Je croyais morte toute personne susceptible de se rappeler ces vieilles rumeurs.
— Swann était en effet très vieux. Je ne vous en ai pas parlé, par crainte de vous faire courir un risque. » Je partis d’un rire amer. « Or, bien sûr, vous saviez déjà tout, mieux que quiconque. »
Il se redressa, un éclat farouche éclairant soudain ses yeux bleus. « C’est à vous que cela ferait courir un risque de connaître la vérité, Matthew. Croyez-moi et ne me posez plus de questions. Cessez de vous mêler de cette affaire tant qu’il en est encore temps. Je vais quitter votre maison séance tenante. Vous ne me reverrez jamais plus.
— C’est désormais trop tard. »
Il s’appuya au dossier de son siège, serrant les lèvres.
« Je me suis rappelé Holme, poursuivis-je. La tombe de vos parents. J’ai la chance – ou la malchance – d’avoir une bonne mémoire, Giles. Votre père, à qui vous ressemblez, m’avez-vous dit, s’appelait Edward. Né en 1421, d’après l’inscription sur la pierre tombale. À votre naissance, il avait près de cinquante ans et vous m’avez précisé que vous aviez été son bâton de vieillesse. En 1442, l’année de la naissance du roi Édouard IV, il aurait été en âge d’engendrer un enfant. Je pense qu’Edward Blaybourne était votre père.
— Oui, c’est vrai, répondit-il simplement. Le roi Édouard IV était mon demi-frère, mon aîné de nombreuses années. Henri VIII est mon petit-neveu. À Fulford, lorsque j’ai vu la malfaisance sur son visage, senti son haleine fétide, j’ai su que c’était la Taupe, et cela m’a révulsé de penser que cette créature avait le même sang que moi. Ce faux roi dont le grand-père était le fils d’un archer.
— Quand l’avez-vous appris ?
— Je vais vous le dire, Matthew. » Il parlait toujours d’un ton calme, malgré la flamme qui brûlait dans ses yeux. « Peut-être alors comprendrez-vous pourquoi j’ai trahi votre amitié et me pardonnerez-vous. Et peut-être considérerez-vous que j’ai bien agi.
— Eh bien, expliquez-moi ! lançai-je d’un ton sec, glacial.
— J’ai eu une enfance heureuse, comme je vous l’ai dit ce soir-là, près de l’église de Holme. Je savais que mon père était venu dans la région de nombreuses années avant ma naissance. À cette époque, j’imagine qu’il ressemblait beaucoup au jeune Leacon. Blond, beau, grand, fort. Il n’a jamais voulu révéler son lieu d’origine, indiquant seulement que c’était loin du Yorkshire. Pour ma part, à aucun moment la pensée ne m’est venue que notre nom, Wrenne, était un nom d’emprunt.
— A beau mentir qui vient de loin…
— Ayant acheté la ferme, peu de temps après son arrivée à Holme, mon père a épousé une femme du cru. Ils n’eurent pas d’enfants et, alors qu’ils avaient tous les deux la quarantaine, elle est morte de consomption – une maladie fréquente dans nos marais. Il a épousé ma mère une année plus tard et j’ai été leur seul enfant. » Il prit un petit pain et se mit à le pétrir entre ses gros doigts. « À seize ans, je suis allé à Londres pour étudier le droit, et l’année suivante je suis rentré à la maison pour les vacances de Noël. Cela se passait en 1485. Quatre mois auparavant, le futur père du roi Henri VIII avait vaincu Richard III à Bosworth et était monté sur le trône sous le nom de Henri VIL » J’ai trouvé mon père sur son lit de mort. » Sa voix défaillit un court instant. « Il m’a expliqué qu’il avait d’abord senti une grosseur au côté l’année d’avant et qu’il était devenu de plus en plus faible et mal en point. » Sa main se porta inconsciemment à son propre flanc. « Le médecin consulté lui avait dit qu’il n’y avait plus rien à faire, sauf se préparer à la mort. J’ai regretté qu’il ne m’en ait pas parlé plus tôt, mais je pense que, comme votre père vis-à-vis de vous, il ne voulait pas déranger ma nouvelle vie à Londres, à des milles de là.
» Je revois le soir où il m’a appelé à son chevet. Il était près de sa fin et son grand corps robuste avait fondu… Aujourd’hui, je suis le même chemin… » Il regarda les restes du petit pain, quasiment réduit en miettes. « La soirée était calme, une épaisse couche de neige couvrait le sol, un profond silence régnait. Il m’a alors déclaré qu’il gardait un secret depuis quarante ans, et qu’il souhaitait dicter une confession. Voulez-vous que je vous en donne le contenu ? » Tout en parlant, il porta sa main à la poche de son pourpoint, qui, à l’évidence, contenait quelque chose. Il suivit mon regard et son expression se durcit.
« Oui, dis-je. Je vous écoute.
— Il explique comment il était né Edward Blaybourne, dans une famille pauvre de Braybourne, un village du Kent. Comme beaucoup de jeunes gens de son milieu, il est entré au service du roi en tant qu’archer. Cela se passait durant les dernières années des guerres contre la France, Jeanne d’Arc était morte sur le bûcher et toute la France s’était soulevée contre nous. Mon père a été envoyé en garnison à Rouen en 1441. Le duc d’York, qui dirigeait la campagne, se battait loin de là et mon père a rejoint la garde de la duchesse.
— Cecily Neville.
— Exactement. La duchesse était jeune, esseulée, effrayée de séjourner dans un pays étranger et hostile. Elle s’est prise d’amitié pour mon père et, une nuit, il s’est retrouvé dans son lit. Rien qu’une nuit, mais cela a suffi pour qu’elle tombe enceinte. Quand elle s’en est aperçue, elle a décidé de dire que le père était son mari, que l’enfant avait été conçu avant le départ du duc, et à la naissance elle prétendrait qu’il était né après terme. Elle aurait pu faire tuer mon père, mais elle a préféré l’éloigner et lui fournir assez d’argent pour commencer une nouvelle vie. Des pièces dans un coffret à bijoux décoré…
— Le coffret…
— En effet. Ainsi qu’une bague sertie d’une émeraude qu’elle avait l’habitude de porter. » Il leva la main. « Mon père l’a toujours gardée et il me l’a donnée cette nuit-là. Et je ne l’ai pas quittée depuis. »
Il se tut. La pluie tombait à verse, plus dru que jamais, comme si elle cherchait à traverser les murs. « Pourquoi Cecily Neville n’a-t-elle pas présenté votre père comme preuve quand, en 1483, elle a confessé sa faute ?
— Elle n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Mon père n’a appris la nouvelle que plusieurs mois plus tard. » Il poussa un nouveau soupir. « Cette nuit-là, mon père a été confronté à un terrible cas de conscience. Toute sa vie il avait considéré avoir commis un affreux péché en permettant à un homme d’usurper un trône auquel il n’avait aucun droit. Mon père avait dissimulé ses sentiments sous un épais vernis, comme j’ai appris à le faire. Mais quand son fils, le roi Édouard, est mort et que Richard III s’est emparé du trône, il a été fou de joie, car Richard était le fils légitime de Cecily Neville et de Richard, duc d’York, légitime héritier du trône en vertu de son sang royal. Or, Richard a été renversé et Henri Tudor s’est emparé du trône. Henri n’avait qu’un mince filet de sang royal et, afin de le renforcer, il a épousé la fille d’Édouard IV. Vous vous rappelez l’arbre généalogique ?
— Oui. Élisabeth d’York, épouse de Henri VII et mère de Henri VIII, était en vérité la petite-fille d’Edward Blaybourne.
— Ma nièce. Et les petits princes de la Tour étaient mes neveux, pas ceux du roi Richard. Par conséquent, ironie du sort, loin de renforcer la légitimité de son lignage, Henri VII l’avait, en fait, considérablement affaibli. Cela a énormément affligé mon père. Il pensait que son horrible maladie était un châtiment divin. » Il prit une profonde inspiration. « Il m’a fait jurer ce soir-là sur la Sainte Bible d’utiliser sa confession pour ramener sur le trône la lignée légitime, si jamais l’occasion se présentait.
— Or vous avez attendu cinquante ans.
— Oui ! s’écria-t-il avec une fougue soudaine, en se penchant en avant. Je n’ai rien fait pendant que les Tudors dévastaient le Yorkshire. J’ai vu le roi actuel, la Taupe – c’est bien ce qu’il est –, voler les terres et les postes des vieilles familles du Yorkshire et les remplacer par des crapules de la pire espèce comme Maleverer. Je l’ai vu détruire les monastères, pervertir notre foi et je suis demeuré à l’écart tandis qu’on clôturait la terre des paysans. Je suis resté les bras ballants, les premières années en tout cas. Et vous savez pourquoi ?… Parce que je ne croyais pas le récit de mon père ! »
Il parlait avec une passion farouche, et je compris que le remords qu’il nourrissait à l’égard de son père le harcelait davantage que ceux que j’éprouvais vis-à-vis du mien.
« Au début, je n’ai pas cru un aussi fantastique récit, puis j’ai décidé de rechercher la vérité, de fouiller parmi d’anciens documents interdits pour découvrir s’il pouvait s’agir d’une histoire véridique. J’ai passé de nombreuses années à dénicher de vieux livres, des manuscrits, des images. Certains d’entre eux interdits.
— C’est donc ainsi que vous êtes devenu collectionneur et que vous avez bâti cette stupéfiante bibliothèque.
— Oui. Et j’ai découvert que cette activité était un vrai plaisir, si bien qu’au lieu d’être une mission c’est devenu un passe-temps. La tâche a été ardue car les Tudors avaient soigneusement caché toute trace de l’héritage des York.
— Quoiqu’ils aient toujours su, n’est-ce pas ? Le roi sait parfaitement qu’il n’a aucun droit au trône.
— Oh oui ! Le roi et son père n’ont jamais été dupes, mais l’un et l’autre ont sans doute fini par se convaincre qu’ils étaient légitimés à le conserver. Ceux qui détiennent le pouvoir ne le lâchent pas de bon gré. Et il en a, du pouvoir, le roi ! » Il se tut quelques instants avant de poursuivre son récit.
« Durant des années, des années entières, j’ai travaillé avec acharnement sur la question. Je suis allé à Braybourne, me suis rendu sur la tombe de mes grands-parents, ai entendu les gens du coin parler avec le même accent que mon père. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard que j’ai découvert une copie du Titulus, dans un coffre plein de papiers mis au rebut dans la cathédrale d’York. Ensuite, j’ai trouvé un portrait de Cecily Neville, dans l’une des maisons de lord Percy. Je l’ai acheté, bien que cela m’ait coûté l’équivalent d’une année d’honoraires. Le tableau, dissimulé dans ma bibliothèque, la montre, assise à une table, le coffret à bijoux devant elle, ce même coffret que mon père a gardé jusqu’à la fin de ses jours et que Maleverer a en sa possession, à présent. Elle porte cette bague. » L’émeraude scintilla quand il leva la main. « Ensuite, j’ai effectué plusieurs voyages à Londres. J’ai rencontré, comme vous à Hull, des gens qui se souvenaient du jour où Cecily Neville avait déclaré après la mort d’Édouard IV qu’il était le fils d’un archer et que le roi légitime était Richard III – et non pas le jeune fils du roi Édouard. J’étais obligé d’agir avec prudence, ces événements étant alors récents, mais l’or délie les langues, et j’ai finalement obtenu un certain nombre de dépositions écrites. » Sa main se porta derechef inconsciemment à son pourpoint. « Au fil du temps, j’ai recueilli assez de preuves. Peut-être est-ce une bonne chose que moi et ma femme n’ayons pas eu d’enfants, car je n’aurais pas eu alors les moyens de distribuer les pots-de-vin ni d’acheter les documents et les tableaux.
— Toutefois vous m’avez légué votre bibliothèque. Ou n’était-ce qu’une manœuvre de plus pour acheter mon amitié ? »
Son visage tressaillit. « Non. Je vous l’ai léguée en signe d’affection. Les éléments dangereux en auront été ôtés avant que vous en héritiez.
— Avant que j’en hérite. Je serai donc toujours vivant. Je pensais que vous aviez peut-être décidé de me tuer maintenant. »
Il planta sur moi un regard perçant. « Je veux que vous soyez de notre côté, Matthew. Je sens que vous nous soutenez déjà. J’ai constaté que vous jugiez le roi pour ce qu’il est, que vous plaigniez le Nord pour les cruels dommages qu’il lui a infligés, ainsi qu’à toute l’Angleterre.
— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps, Giles ? »
Il soupira. « En effet. Un grand nombre d’années ont passé sans que je fasse rien, me satisfaisant de ma vie. Mais c’étaient des années calmes, avant que le roi n’épouse Anne Boleyn, cette sorcière, et n’interdise la religion même, tout en nous infligeant davantage d’impôts et en nous opprimant de plus en plus au fil des ans. Avant cette époque-là, le roi était aimé de ses sujets. Loin de me gagner le soutien du peuple, mes révélations m’auraient valu le châtiment et la mort. Et avais-je le droit de menacer le trône alors que l’Angleterre était en paix ? Je ne voulais pas d’effusion de sang. Mon père m’avait demandé d’agir si l’occasion se présentait, et ce n’était pas le moment opportun. » Son visage s’obscurcit. « Ou bien étais-je simplement indolent, satisfait de ma vie d’homme mûr prospère ? Peut-être est-ce seulement lorsque j’ai dû regarder ma propre mort en face que j’ai trouvé le courage d’agir.
— Puis le Nord s’est soulevé. Le Pèlerinage de la Grâce.
— Oui. Et je n’ai toujours pas bougé le petit doigt. À ma grande honte. Je pensais que les rebelles allaient gagner, voyez-vous. J’ai cru que le pouvoir du roi s’effondrerait et que je pourrais révéler la vérité après coup, quand il n’y aurait plus de danger. En 1536, comme vous le savez, le roi a promis des négociations. Or, au mépris de sa promesse, il a envoyé une armée mettre le Nord à feu et à sang. Vous avez constaté vous-même le traitement qu’il a réservé à Robert Aske. Les informateurs et les valets de Cromwell sont venus diriger le Conseil du Nord et surveiller la destruction des monastères, vendant les terres monacales aux marchands de Londres qui rapportent les loyers à la capitale et laissent le Yorkshire périr de faim. J’ai alors décidé d’agir enfin et de révéler mon secret à d’autres. Quand ma maladie a commencé, n’ayant rien à perdre, j’ai pris mon courage à deux mains et résolu de passer à l’action.
— Vous avez donc rejoint les conjurés.
— En effet. J’ai contacté certaines personnes à York, leur ai révélé ce que je savais, leur ai montré les documents. Ces hommes étaient enfin prêts à renverser le roi. Comme il avait des espions partout, il a été décidé que je devais me taire jusqu’à ce que les rebelles du Yorkshire se soulèvent et, rejoints par les Écossais, s’apprêtent à marcher sur le Sud. Alors on démasquerait le roi Henri en lui jetant à la face la vérité sur son lignage. Les documents ont été remis à maître Oldroyd pour qu’il les garde en sécurité et pour me lier définitivement aux conjurés.
— Or ceux-ci ont été trahis.
— Il y avait un informateur parmi eux, en effet. On ne sait pas qui. Et après l’arrestation des chefs quelqu’un a dû révéler sous la torture que des documents cachés indiquaient qu’Edward Blaybourne était le père d’Édouard IV. Mais la personne qui a parlé, quelle qu’elle fût, ne connaissait pas mon identité. Qui irait soupçonner un vieil avocat respectable ? Quant à Broderick, lui, il savait. C’est lui qui est venu me demander d’apporter les documents à Londres et d’essayer d’établir des contacts avec des sympathisants. Il n’avait aucun nom, mais je devais chercher à Gray’s Inn.
— Et maintenant il est mort.
— Il en existe d’autres à Londres. Je vais les trouver avant de mourir. C’est ma dernière mission.
— Vous avez dû vivre dans la crainte constante que Broderick ne parle.
— Je savais quel genre d’homme il était. Beaucoup plus brave que moi. Je savais que seule la plus extrême torture le ferait parler. Il était de mon devoir de l’aider à mourir. Je n’en ai pas honte. C’est vous qui devriez avoir honte d’avoir cherché à le maintenir en vie contre sa volonté. Lorsque vous m’avez appris que Cranmer vous avait confié cette tâche j’ai été profondément choqué.
— À juste titre, peut-être », dis-je lentement.
Les yeux perçants de Wrenne s’étrécirent. Il s’appuya au dossier de son siège. « Voilà mon récit, Matthew. Je ne regrette rien. Croyez-moi toutefois quand je vous affirme que je n’ai pas tenté de vous tuer au Manoir du roi. Seulement de vous assommer, comme dans le cas de Radwinter. Il est parfois nécessaire de commettre des actes déplaisants pour atteindre un but plus élevé. J’ai eu horreur de vous tromper. J’ai été parfois au bord des larmes. »
Un frisson me parcourut, suivi d’une bouffée de chaleur. Des gouttes de sueur perlèrent sur mon front. J’étais en train d’attraper la fièvre.
« Mais c’était “pour atteindre un but plus élevé”, répétai-je. Le renversement du roi.
— Vous avez vu le roi, et vous avez vu le Yorkshire. Vous savez que le roi est la Taupe, le Grand Tyran, la cruauté et les ténèbres personnifiées. »
Une forte chute d’eau, provoqué par le débordement d’une gouttière, me fit sursauter.
« Oui. C’est un monstre », renchéris-je. Je frottai mon poignet, à l’endroit où la menotte m’écorchait toujours.
« Et ce n’est pas le roi légitime. C’est un imposteur, comme l’était son père. Dans ses veines ne coule pas le sang que Dieu accorde aux rois.
— Un filet du côté Tudor. Mais pas la moindre goutte du côté de la maison d’York. Là-dessus aussi vous avez raison.
— J’ai les papiers ici, dit-il en tapotant sa poche. Demain je les porterai en ville. Je trouverai les hommes que je cherche. Je vais faire imprimer puis afficher ces textes dans tout Londres. Après l’arrestation de la reine, le mécontentement va s’accroître. Quel meilleur moment pour lancer une rébellion ?
— C’est votre dernière chance.
— Accompagnez-moi, Matthew, participez-y. Aidez une nouvelle aube à se lever.
— Non, répondis-je d’un ton calme.
— Rappelez-vous la façon dont il s’est gaussé de vous à Fulford. Acte cruel et gratuit dont les gens vont faire des gorges chaudes derrière votre dos durant le reste de votre vie.
— Il y a bien plus que ma sensibilité en jeu. Qui allez-vous faire roi à la place de Henri ? Le seul membre restant de la famille Clarence est une fille, si elle est encore en vie. Et la loi n’indique même pas clairement si une femme peut hériter du trône. Le peuple ne se ralliera pas à une fillette.
— On offrira la régence au membre le plus proche de la lignée des Clarence : le cardinal Pole.
— Un évêque papiste ?
— Le pape l’autoriserait à renoncer à sa fonction pour monter sur le trône. Joignez-vous à moi, Matthew ! insista-t-il. Détruisons ces brutes et ces vautours.
— Et Cranmer ?
— Le bûcher, répliqua-t-il d’une voix forte.
— Non. »
L’espace d’un instant, il sembla abandonner la partie avant qu’une lueur de calcul n’apparaisse dans ses yeux. Que va-t-il faire ? pensai-je. Voilà pourquoi j’avais souhaité que Barak fût de retour. Pour utiliser la force, si nécessaire, et empêcher Giles Wrenne de sortir.
« Vous êtes toujours un réformateur de cœur ? demanda-t-il. Vous vous opposez à la restauration de la véritable religion ?
— Non. Je ne fais plus allégeance à aucune des deux parties. Je les ai trop bien vues à l’œuvre, l’une et l’autre. Je m’oppose à vous parce que vous êtes tellement persuadé du bien-fondé de votre cause que vous êtes aveugle aux conséquences inévitables de vos actes. Je doute du succès de votre rébellion, mais, quel qu’en soit le résultat, cela entraînerait effusion de sang et anarchie. La guerre entre le Sud protestant et le Nord papiste ferait des veuves, des orphelins, dévasterait les terres. Ce serait à nouveau la guerre des Deux-Roses. » Je secouai la tête. « Papistes ou réformateurs, c’est blanc bonnet et bonnet blanc ! Vous pensez détenir une vérité sacrée et croyez que si l’État est régi par ses principes tous les hommes seront heureux et bons. C’est une illusion. Les seuls bénéficiaires de tels soulèvements sont toujours des hommes comme Maleverer, tandis que les pauvres continuent à supplier le ciel de leur rendre justice.
— La véritable foi sera restaurée ! s’écria-t-il soudain d’un ton âpre, farouche. La véritable foi et un monarque légitime.
— Et le bûcher pour Cranmer. Et pour combien d’autres ? En cas de victoire vous créerez un monde qui sera identique à celui-ci, voire pire.
— J’aurais dû me rendre compte, rétorqua-t-il avec un profond soupir, que vous n’êtes pas un homme de foi… Le fait que le roi n’est pas de sang royal ne vous affecte donc pas ? ajouta-t-il d’un ton presque suppliant.
— En tout cas, pas au point de mettre l’Angleterre à feu et à sang.
— Alors, permettez-moi de partir tranquillement. Je ne vous ennuierai plus. Je vais vous laisser jouir de votre existence paisible, répliqua-t-il d’un ton acerbe.
— Si vous me confiez les papiers, je vous laisserai libre de partir. »
Les yeux baissés, il s’appuya au dossier de son siège. Il semblait réfléchir, mais je savais qu’il ne me rendrait jamais les documents, pas après ce long voyage.
Il releva les yeux vers moi, le regard toujours farouche, malgré le ton serein. « Ne m’obligez pas à faire cela, Matthew. Je ne peux pas vous remettre ces papiers. Cela m’a pris tant de temps…
— Je ne me joindrai pas à vous. »
Alors, il se leva d’un bond et, avec une dextérité dont je ne l’aurais pas cru capable, il se saisit de la soupière pleine, poussa une sorte de grognement, mi-fureur, mi-chagrin, et me la jeta au visage. Bien que je fusse plus ou moins sur mes gardes, je sautai en l’air en poussant un cri. Aveuglé, je m’agrippai à lui, mais il se dégagea et sortit de la pièce en trombe. J’entendis le pas lourd de sa course résonner dans le vestibule. Arrivé devant la porte d’entrée verrouillée, il lança un juron, se retourna et, tout essoufflé, se précipita vers l’huis donnant sur le jardin. Je sentis un courant d’air froid quand il s’ouvrit brusquement.
Je sortis dans le couloir. La porte du jardin était large ouverte sur des ténèbres criblées de pluie. On n’entendait que le crépitement des gouttes. Joan devait dormir dans sa chambre située en façade. Immobile, je fixai l’obscurité et les trombes d’eau.