5.

Il S’AGISSAIT EN FAIT D’UN ÉNORME CHEVAL, celui du maître verrier. Je le reconnus au moment même où, empoignant Tamasin, je faisais un bond en arrière. Juste à temps, car je perçus la vibration de l’air quand l’animal passa en trombe près de nous, ainsi que la puanteur de sa sueur. Je faillis tomber, mais Tamasin, dans un prompt réflexe plaça sa main sur mon dos et réussit à me retenir. Je déteste qu’on touche cette partie de mon corps, mais à ce moment-là je ne m’en rendis guère compte. Nous regardâmes l’énorme cheval. Il s’était précipité vers le mur du manoir et restait là, aux abois, pris de tremblements, roulant des yeux fous, l’écume à la bouche.

Je me tournai vers la jeune fille. « Ça va ?

— Oui, monsieur. Vous m’avez sauvée, répondit-elle en me regardant d’un air étrange.

— Nous aurions été seulement renversés. Regardez, cet homme se relève », rétorquai-je en montrant le dignitaire que le cheval avait culbuté. Il se remettait sur pied avec difficulté, sa robe rouge maculée de boue. Attirés par le bruit, des gens sortaient en courant de la maison abbatiale, notamment deux gardes, l’épée au clair. Ils s’approchèrent du cheval, qui, dans un nouveau hennissement suraigu, se cabra puis lança des ruades. La menace de ses énormes sabots poilus prêts à défoncer le crâne des gardes les contraignit à reculer vivement. Perplexe, je fixai le cheval qui la veille était passé près de moi si calmement. Qu’est-ce qui avait bien pu le rendre à moitié fou ?

« Laissez-le ! cria quelqu’un, il finira par se calmer. » La foule se tenait à l’écart, en demi-cercle autour de l’animal immobile, tremblant, terrorisé par l’attroupement qu’il venait de provoquer.

« Sangdieu ! que s’est-il passé ? Tu vas bien, Shardlake ? » Je me retournai vers la personne qui se trouvait à mes côtés. Craike contemplait la scène, bouche bée.

« Oui. C’est le cheval du verrier, quelque chose a dû l’effrayer.

— Le bonhomme Oldroyd ? demanda Craike en jetant des coups d’œil à l’entour. Où est-il ?

— Je ne sais pas. »

Il fixa le cheval terrifié. « C’est en général le plus tranquille des animaux. On n’a même pas besoin de l’attacher. Maître Oldroyd le laisse paître à côté du chariot.

— Veux-tu m’accompagner pour voir ce qui a pu l’effaroucher ? »

La foule grossissait. Des serviteurs sortis de la maison abbatiale et des ouvriers à demi vêtus, surgis de leurs tentes, allaient et venaient en tous sens. J’aperçus le sergent rencontré la veille qui, accompagné d’un petit groupe de soldats, accourait à toute vitesse.

« D’accord, répondit Craike. Je t’accompagne. » Il regarda Tamasin qui se tenait toujours près de moi.

« Je suis surpris, ma fille, que vous soyez si matinale et toute seule.

— J’attends Mlle Marlin.

— Je pense que vous devriez l’attendre à l’intérieur », déclarai-je d’un ton ferme. Elle hésita un instant, puis fit une profonde révérence et s’éloigna. Craike se dirigea vers le sergent et je lui emboîtai le pas. Tamasin s’était arrêtée au bord de la foule et continuait à contempler la scène. Je dus lui lancer un regard chargé d’animosité car elle reprit le chemin du manoir incontinent.

Craike parlait au sergent. À l’instar des personnes anxieuses, dans un réel moment de crise il faisait preuve d’un grand sang-froid. « Ce cheval appartient à l’homme qui enlève les vitraux de l’église. Je crains qu’il ne soit arrivé malheur à son maître. Pourriez-vous nous accompagner avec un de vos soldats ?

— D’accord, monsieur.

— Il vaut mieux que les autres restent ici afin de surveiller le cheval et de renvoyer la foule à ses occupations. Quelqu’un doit aller mettre au courant sir William Maleverer. Comment vous appelez-vous, sergent ?

— George Leacon, monsieur. » Le sergent adressa quelques mots rapides à ses hommes, choisit un soldat aussi grand et costaud que lui, puis, serrant fermement sa pique, il se dirigea vers le flanc de l’église.

La brume était toujours dense. Nous marchâmes avec précaution sur des caillebotis mouillés placés à droite du bâtiment. Je regrettais que Barak ne fût pas avec moi. J’entendis alors un bruit devant nous, un grincement de métal rouillé. Je me tournai vers Craike. «Tu as entendu ?

— Non.

— On aurait dit un bruit de porte qu’on referme.

— Qu’est-ce que c’est que ça, là-bas ? » fit-il en désignant une large masse marron qui se dessinait devant nous dans la brume. Lorsqu’on s’en approcha, on reconnut le chariot du verrier. Son échelle était appuyée dessus.

« Où est-il donc ? demanda Craike, perplexe. On ne voit goutte à cause de ce fichu brouillard. Maître Oldroyd ! » cria-t-il d’une voix forte. Le soldat l’imita. Leurs voix semblaient assourdies par la brume. Aucune réponse. Rien.

« Il avait dû détacher le cheval pour le laisser paître. Mais qu’est-ce qui a pu l’effrayer à ce point ? »

Les deux hommes lancèrent à nouveau plusieurs appels. J’examinai le chariot. La façon étrange dont l’échelle était posée fit naître en moi une prémonition. Je touchai le bras de Leacon.

— Pouvez-vous m’aider, sergent ? Je voudrais jeter un œil à l’intérieur du chariot. »

Le jeune homme hocha la tête, se pencha et me fit un étrier de ses deux mains. J’agrippai le rebord et je me sentis soulevé, ma robe se déchirant sur un éclat de verre fiché dans le bois. Soutenu par le soldat, je découvris l’un des spectacles les plus atroces que j’aie jamais vus.

Le chariot était aux trois quarts plein de fragments de vitraux fracassés. Maître Oldroyd gisait sur le dos par-dessus le verre, le corps criblé en de multiples endroits d’esquilles pointues. Un long fragment, effilé comme une épée et couvert de sang, avait transpercé son ventre. Juste au-dessous du mien, le visage d’Oldroyd était blême, ses yeux étaient clos. Le verre sur lequel il reposait était maculé de sang.

J’avalai brusquement ma salive. « Il est là, m’écriai-je. Il est mort !

— Donnez-moi de l’aide ! » entendis-je Craike lancer à quelqu’un, et, un instant plus tard, sa tête ronde apparut de l’autre côté du chariot. Il pâlit.

« Dieu du ciel ! Il a dû tomber de l’échelle. » Il se tourna vers la foule qui commençait à s’attrouper et cria : « Écoutez ! Que quatre d’entre vous grimpent sur les épaules d’autres gars. Il faut qu’on descende le corps ! »

Il y eut un nouveau bruit d’escalade, et quatre ouvriers costauds apparurent, l’air choqué de découvrir le spectacle au fond du chariot. Ils tendirent les bras à contrecœur, saisirent les mains et les pieds d’Oldroyd et firent glisser le corps le long de cette terrifiante pique de verre. Un flot de sang s’échappait de la blessure. Je faillis tomber à la renverse en voyant les yeux du verrier s’ouvrit tout grands. « Il est vivant ! » hurlai-je. Mon cri fit sursauter les ouvriers qui le lâchèrent d’un seul coup. Le corps s’affala, faisant tinter et crisser les fragments de vitrail.

Oldroyd me fixa du regard. Il tenta de lever faiblement un bras et de remuer les lèvres pour parler. Je me penchai le plus possible en avant sans risquer de basculer. Il parvint à agripper ma robe de sa main ensanglantée couverte de cicatrices. Terrifié à l’idée de tomber la tête la première sur tous ces débris de verre, je me cramponnais désespérément au rebord du chariot.

« Le ro… le roi, fit-il d’une voix tremblante.

— Quoi, le roi ? De quoi s’agit-il ? » J’entendis ma propre voix chevroter ; mon cœur cognait comme un fou.

— Aucun rejeton de Henri et… » Il hoqueta et cracha un filet de sang. « De Henri et Catherine Howard… ne pourra jamais être… un héritier légitime !

— Quoi ? De quoi parlez-vous ?

— Elle, elle le sait. » Il frissonna violemment. « Blaybourne, chuchota-t-il d’une voix fébrile, plongeant ses yeux bleus dans les miens, comme si c’était un moyen de s’accrocher à la vie. Blaybourne… » Le mot s’évanouit dans un râle. Il lâcha prise, sa tête retomba en arrière. Il était mort. En le soulevant on avait ouvert ses blessures, et le reste de son sang se répandait sur les tessons.

Je me redressai. Mes bras tremblaient. Les ouvriers me regardaient, terrifiés.

« Qu’a-t-il dit ? demanda Craike.

— Rien ! rétorquai-je. Rien du tout. Sortez-le de là ! » J’appelai le sergent Leacon par-dessus mon épaule : « Aidez-moi à redescendre ! » Il s’exécuta. Appuyé contre le chariot, je tâchais de recouvrer mes esprits quand Barak accourut vers nous. « Où étais-tu passé, nom de Dieu ? lui lançai-je d’un ton agressif, sans raison.

— Je vous cherchais, répliqua-t-il sur le même ton. Les rumeurs vont bon train. Qu’est-ce qui se passe, sangdieu ?

— Le verrier est tombé de son échelle dans son chariot et son cheval a détalé comme un fou. »

La haute silhouette de sir William Maleverer apparut, sa robe noire claquant contre ses longues jambes. La foule s’ouvrit prestement devant lui. Les sourcils froncés, il regarda le cadavre ensanglanté d’Oldroyd qu’on tirait par-dessus le rebord du chariot et qui s’affala sur le sol avec un bruit atroce.

« Qu’est-il arrivé ? s’enquit Maleverer d’un ton brusque. Craike, et vous, confrère avocat, que s’est-il passé ?

— Le verrier est tombé dans son chariot », répondit Craike.

Maleverer regarda le cadavre d’un air dégoûté. « Quel crétin ! Comme si on n’avait pas assez de travail comme ça… Il va falloir que je dérange le coroner du roi ! » Il jeta un regard à l’entour sur la foule. « Qui l’a trouvé ?

— Moi », fis-je en avançant vers lui.

Il grogna, puis se tourna vers l’attroupement. « Retournez à la besogne, bande de pouilleux ! cria-t-il. Vous aussi, Craike. Et vous, soldat, dit-il à Leacon, transportez cette carcasse au manoir et assurez-vous que ce cheval enragé ait la tête tranchée ! »

Maleverer fit preuve d’une telle autorité que la foule se dispersa sur-le-champ, tandis que des marmonnements fébriles flottaient dans le brouillard. Leacon et l’autre soldat soulevèrent le corps d’Oldroyd et s’éloignèrent, suivis d’un Maleverer au visage renfrogné. Barak fit mine de leur emboîter le pas, mais je le retins.

« Non, Jack, dis-je vivement. Je dois te faire part de quelque chose… Je suis atterré. »

Nous restâmes à l’ombre du chariot et je lui répétai les dernières paroles d’Oldroyd.

« Grand Dieu ! s’exclama-t-il, le bonhomme a parlé en félon. Était-il un sympathisant des conspirateurs et aurait-il manifesté son opposition au roi au moment de mourir ? »

Je fronçai les sourcils. « Il semblait vouloir désespérément me révéler quelque chose.

— Pourquoi à vous en particulier ? Vous ne lui avez parlé que quelques minutes hier.

— Il n’y avait personne d’autre à qui confier son message.

— Qui est ce Blaybourne ?

— Aucune idée. Peut-être est-ce l’homme qui l’a tué, répondis-je en secouant la tête.

— Mais il est clair qu’il s’agit d’un accident. Il est tombé de son échelle.

— Je n’en suis pas si sûr. » Je pris une profonde inspiration. « Je pense qu’on a pu le pousser. Il était verrier. Il fait partie d’une corporation dont les membres n’ont pas pour habitude de tomber de leur échelle. » Je regardai le long de l’église, au-delà du chariot. « Et tandis que je marchais vers l’église j’ai ouï un grincement. On aurait dit une porte qui se refermait. »

Les traits de Barak se durcirent. « Le meurtrier du verrier vous aurait entendu arriver ?

— Ce n’est pas impossible. Et il s’est échappé en s’engouffrant dans l’église.

— Eh bien, allons voir ! » Son air belliqueux avait reparu. J’hésitai.

« Je n’ai pas envie de me mêler de cette affaire, Barak. Voilà pourquoi je n’ai répété à personne les dernières paroles d’Oldroyd. Je suis le seul à les avoir entendues. Nul n’a besoin de les connaître.

— Pourtant, s’il a parlé contre le roi et la reine, votre devoir est de le signaler, répondit-il, l’air très inquiet. Des gens ont été pendus au printemps parce qu’ils se sont tus alors qu’ils savaient qu’un complot se tramait. Et si Oldroyd était averti que quelque chose se préparait ici ? Le roi doit arriver dans deux jours. Faites part à Maleverer des dernières paroles du verrier, Dieu du ciel ! » Je hochai la tête lentement. Il avait raison.

« Allons voir si on peut repérer la porte qui a grincé. Venez donc. Si un bruit a été entendu dans l’église, Maleverer s’attendrait qu’on aille vérifier. » Il palpa la garde de son épée, qu’il avait ceinte comme d’habitude. Je le fixai du regard. Depuis plus d’un an, c’est moi qui prenais les initiatives, moi qui lui enseignais le respect de la loi, mais soudain il redevenait l’homme d’action de lord Cromwell, dégourdi et plein d’ardeur. J’opinai du chef à contrecœur et tâtai mon poignard. « Eh bien, allons-y. »

Nous longeâmes l’église. La brume se dissipait, filtrant les rayons d’un pâle soleil. À quelques pas de la charrette, en effet, une petite porte, dotée d’une grosse serrure, s’ouvrait dans le mur. À peine eus-je le temps de me demander si elle était fermée à clef que déjà Barak la poussait. Elle émit le grincement de charnière rouillée que j’avais entendu un peu plus tôt. Dans un même mouvement, il dégaina son épée et ouvrit la porte en grand. Nous pénétrâmes dans le bâtiment.

« Regardez ! » fit-il en désignant des empreintes de souliers toutes fraîches. Les traces humides partaient de la porte et traversaient toute l’église.

« Je ne vois rien, chuchotai-je.

— On n’a qu’à suivre les marques de pas. Elles sont toutes récentes et la personne qui les a laissées a dû rester dans l’herbe mouillée un bon bout de temps.

— Il y avait donc bien quelqu’un. »

Il approuva. « Il s’est glissé dans l’église quand il vous a entendu arriver, et il a détalé. Il a dû ressortir par l’une des portes principales. »

Je secouai la tête. « À sa place, au vu du tumulte déclenché par l’événement, je serais resté caché dans l’église jusqu’à ce que la foule se soit dispersée. Dieu seul sait qu’il y a assez de recoins sombres. »

Barak serra la poignée de son épée. « Suivons ces empreintes ! » lança-t-il.

Les marques sur les dalles étaient légères mais visibles. Elles traversaient l’église sur toute sa largeur, croisant la traînée de boue et de fumier laissée par ceux qui prenaient le raccourci le long de la nef, avant de continuer en s’estompant de l’autre côté, jusqu’à une grande porte intérieure dont l’arc était décoré de scènes de la vie du Christ. La porte était entrouverte et les traces humides s’arrêtaient là.

« On l’a coincé ! chuchota Barak en souriant. Ce sera un fleuron à notre couronne. » Il recula d’un pas, puis ouvrit la porte d’un violent coup de pied, dont l’écho se répercuta un bon moment dans la grande église désaffectée. Nous jetâmes un regard à l’intérieur. Devant nous se trouvait un vestibule extrêmement décoré, au plafond bas en voûte soutenu par de larges piliers sculptés. Plus loin, un autre passage voûté menait à une vaste pièce qu’un vitrail épargné par le verrier éclairait d’une pâle lumière. Il s’agissait sans doute de la salle du chapitre. Nous avançâmes, surveillant de près les piliers, de crainte que notre proie ne se soit dissimulée derrière l’un d’eux.

« Allez ! cria Barak. Vous êtes coincé ! Rendez-vous !

— Reste près de la porte, suggérai-je. Je vais quérir les soldats.

— Non j’ai envie d’arrêter celui-là tout seul.

— Barak ! Sois raisonnable ! » Mais il se déplaçait déjà dans la pièce, l’épée pointée devant lui. Je tirai mon poignard, scrutant les recoins. On voyait mal dans cette pénombre. Soudain, Barak poussa un cri.

« Dieu du ciel ! »

Je me précipitai vers le passage voûté, où il se trouvait. La pièce attenante était vide, tout le mobilier en avait été retiré, mais le long des murs se tenaient deux rangées d’hommes vêtus de robes aux couleurs éclatantes. J’aperçus des cheveux blancs, de longues barbes, des visages roses et des yeux étincelants. Je demeurai quelques instants bouche bée avant d’éclater de rire.

« Ce sont des statues, Barak. Les prophètes et les apôtres. » Ils avaient l’air si vivants dans le clair-obscur que sa stupéfaction était compréhensible. « Regarde ! Voici Moïse dans sa robe bleue. Seigneur Dieu, même ses lèvres ont été peintes de manière à créer l’illusion de la vie ! »

Nous étions perdus dans la contemplation des statues quand un léger bruit de pas attira notre attention. Nous pivotâmes sur nos talons, juste à temps pour apercevoir le bas d’une robe de couleur sombre s’engouffrer par la porte, avant que celle-ci ne se referme d’un coup. Comme nous nous précipitions vers la sortie il y eut le bruit d’une clef tournant dans la serrure. Barak agrippa frénétiquement la poignée.

« Diantre ! lança-t-il. Il nous a enfermés ! » À nouveau, il tira violemment sur la poignée, en pure perte.

Je serrai les dents. « Par conséquent, c’est nous qui nous retrouvons prisonniers pendant que notre assassin présumé s’enfuit. »

Barak était rouge de confusion.

« Désolé, dit-il. C’est ma faute. Quelle idiotie d’être entré ici en trombe sans réfléchir, puis de m’être laissé effrayer par ces statues. Que le diable les emporte ! Il devait être caché dans l’un de ces recoins et vous l’auriez vu, sans ma bêtise. » Il avait l’air vraiment malheureux.

« Ce qui est fait est fait, dis-je.

— Je ne suis plus l’homme que j’ai été, déclara-t-il d’un ton soudain amer et furieux.

— Que veux-tu dire ?

— Il y a deux ans, je n’aurais jamais commis une telle bévue. Le luxe de Lincoln’s Inn m’a amolli. » Il serra les dents. « Comment allons-nous sortir de là ? »

Je regardai le vitrail. « Il n’y a qu’une seule façon. Tu vas devoir te hisser sur ces statues, briser le vitrail et appeler à l’aide. Utilise la poignée de ton épée. »

Il fit la moue. « On va rire de nous d’un bout à l’autre de Sainte-Marie.

— Je doute que cela fasse rire Maleverer. Il faut qu’on le voie le plus vite possible.

— Eh bien alors, allons-y ! » Il prit une profonde inspiration avant de grimper sur la statue de Moïse. Prenant appui sur la tête de pierre, il escalada la statue de saint Marc qui se trouvait juste au-dessus. En tout cas, il n’avait pas perdu son agilité. En équilibre sur la tête de l’apôtre, il enserra d’un bras un pilier décoré, se pencha en avant et, avec la poignée de son épée, donna un violent coup au carreau le plus proche, qui éclata. Le bruit résonna fortement dans la salle du chapitre et m’arracha une grimace. Il fracassa ensuite le carreau qui se trouvait à côté, se pencha par la fenêtre, puis lança à grands cris des appels au secours qui retentirent dans toute la salle. Je fis une nouvelle grimace. Il lança deux « À l’aide ! » de plus, puis me cria : « On nous a vus. Des gens accourent. »

Une heure plus tard nous nous trouvions au Manoir du roi, devant le bureau de Maleverer. Au moment où nous entrions dans le bâtiment, nous avions remarqué un attroupement amassé autour du cheval d’Oldroyd. La bête était allongée sur le sol, immobile. J’avais sursauté à la vue de la traînée de sang qui maculait la cour. Les ordres de Maleverer avaient été exécutés. À l’intérieur du manoir flottait une odeur de copeaux de bois. Du cabinet de travail du juriste, on entendait le bruit d’une scie, témoin des grands travaux de décoration qui précédaient l’accueil du roi. Je racontai à sir William notre mésaventure. Il m’écouta, avec cette expression dure qui paraissait figée sur sa face. Il triturait un encrier de sa grosse main poilue, comme s’il avait envie de l’écraser dans sa paume. Un homme grand et mince, vêtu d’une robe d’avocat en soie et portant le calot d’un huissier d’armes, se tenait à son côté. On me le présenta comme Archbold, le coroner du roi chargé d’enquêter sur toute mort survenue en domaine royal.

Une fois mon récit terminé, Maleverer, silencieux, passa un doigt le long du bord rectiligne de sa barbe.

« Donc, cet homme a dit du mal du roi et de la reine. Eh bien ! c’est assez fréquent dans la région. On aurait dû effectuer davantage de pendaisons au printemps dernier… Si vous connaissiez certains des renseignements fournis par nos informateurs !

— Pourtant, monsieur, j’ai eu l’impression que le verrier voulait me faire une révélation d’importance. Et il doit bien y avoir un motif à son meurtre.

— S’il s’agit d’un meurtre. Peut-être la personne qui se trouvait dans l’église ne faisait-elle que la traverser. Elle aura été effrayée par ce benêt qui s’est précipité dans le bâtiment l’épée au clair, ajouta-t-il en jetant à Barak un regard de mépris.

— Je ne le crois pas, sir William, répliquai-je, surpris par sa réaction. Les traces de pas allaient de la porte près du chariot à la salle du chapitre. Je soupçonne cette personne d’avoir détenu les deux clefs et d’avoir eu depuis le début l’intention de se cacher ensuite dans l’église. Et cela appelle une autre question : Qui possède les clefs de l’église ?

— Les moines ont dû en faire des copies avant leur départ, dans le but de revenir pour voler, grogna-t-il. » Il scruta mon visage. « Dites donc, êtes-vous l’un de ces avocats qui aiment fureter partout, à la recherche d’énigmes et de mystères à résoudre ? Vous avez bien la tête de fouine de ces matassins. » Son accent du Yorkshire s’intensifia au moment où il prononça ce terme dialectal que je ne connaissais pas mais qui n’était sans doute pas un compliment. Je restai coi.

« Vous n’avez guère été brillant, n’est-ce pas ? puisque vous l’avez laissé s’échapper. Avez-vous vu à quoi il ressemblait ?

— Nous avons juste aperçu le bas d’une robe de couleur sombre. »

Maleverer se tourna vers le coroner. « Avez-vous jamais entendu le nom mentionné par le verrier ? Blaybourne ?

— Non, messire. » Le coroner me fixa de ses yeux bleus perçants. « Peut-être s’agit-il de l’homme qui l’a poussé dans son chariot, s’il a été poussé. Quelque membre de sa corporation avec lequel il se serait disputé. »

Maleverer opina du chef. « C’est plus que probable. » Il se pencha au-dessus de son bureau. « Confrère Shardlake, le roi et son escorte seront ici dans trois jours. Tous les agents officiels travaillent nuit et jour afin que tout soit prêt pour l’arrivée de Sa Majesté et que tout se déroule sans encombre. En particulier la soumission des échevins et des nobliaux du coin. Nous n’avons donc absolument pas le temps de faire toute une histoire à propos d’un imbécile d’ouvrier qui est tombé ou a été poussé dans son chariot plein de bouts de verre. C’est compris ?

— Oui, monsieur. » J’étais déçu mais également soulagé. J’avais fait mon devoir et il relevait de la responsabilité de Maleverer de décider s’il fallait agir ou non. Or sa déclaration suivante me donna un coup au cœur.

« Puisque vous êtes amateur de mystères, le coroner peut vous déléguer ses pouvoirs pour enquêter sur la mort du verrier. »

Archbold sourit et acquiesça d’un signe de tête. « Voilà une excellente idée, messire. Je ne dispose de personne pour mener l’enquête.

— Rendez-vous chez le mort, parlez à ses amis, voyez s’il avait des ennemis. » Maleverer se tourna de nouveau vers le coroner. « Une enquête officielle est bien nécessaire, n’est-ce pas ? »

Archbold hocha la tête. « Je le crains, sir William. Nous ne pouvons en rester là, bien qu’il s’agisse sans doute – si ce n’est pas un accident, je le répète – d’un différend entre collègues d’une même corporation. On doit cependant montrer qu’on s’occupe de l’affaire. Nous ne voulons pas que la ville devienne encore plus hostile.

— Eh bien, voilà ! Le confrère Shardlake et son assistant traiteront ce dossier. » Plongeant la main dans sa robe, Maleverer en sortit une grosse clef de métal et la posa sur le bureau. Je m’en emparai à contrecœur. « C’est tout ce qu’il avait sur lui, à part une bourse contenant quelque menue monnaie. C’est probablement la clef de sa demeure. Vous me ferez part des résultats de votre enquête. Et ce serait parfait si, après l’examen des preuves, elle concluait à la mort accidentelle… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en me gratifiant d’un sourire qui découvrit de grosses dents jaunes. Je ferai mon compte rendu au duc de Suffolk et l’assurerai que tout sera réglé discrètement.

— Mais, sir William, répliquai-je, je suis un témoin, et il ne serait pas convenable que…

— Au diable ce qui est convenable ! Je veux en finir au plus tôt avec cette histoire. On peut constituer un jury avec les ouvriers qui travaillent ici.

— Je dois préparer les requêtes à présenter au roi, protestai-je.

— Eh bien ! vous n’aurez qu’à travailler nuit et jour, comme nous tous ! » rétorqua-t-il. Il se tourna vers Archbold. « Monsieur le coroner, pourriez-vous nous laisser seuls quelques instants ? Et emmenez celui-là avec vous ! » ajouta-t-il en désignant Barak. Les deux hommes saluèrent et sortirent. Maleverer planta sur moi un regard glacial. Percevant son antipathie, je me demandai s’il s’agissait du mépris que les hommes grands et solidement bâtis ressentent parfois envers les êtres contrefaits. Ses yeux s’étrécirent.

« Vous êtes chargé d’une autre mission, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Au château ? Ne me regardez pas avec cet air ahuri ! Je suis au fait de tout, puisque je siège au Conseil du Nord. Vous savez que la situation politique est délicate. Vous devez m’obéir à la lettre en ce qui concerne l’affaire du verrier, comprenez-vous ? Bouclez le dossier sans lanterner.

— Entendu, monsieur », répondis-je, la mort dans l’âme. Ainsi donc, Maleverer étaient l’un des hommes de confiance siégeant au Conseil du Nord dont m’avait parlé Cranmer. Savait-il de quoi était accusé Broderick ?

Il me décocha son éternel sourire sardonique. « En ce qui concerne votre autre mission, reprit-il, c’est probablement une bonne idée de garder à l’œil maître Radwinter, si ce qu’on dit sur lui est vrai… Comment se porte Broderick ? L’avez-vous vu ?

— Oui. Hier. Une de ses brulures s’est infectée. J’ai ordonné qu’on envoie quérir un médecin.

— Fort bien. Mais juste une chose, confrère Shardlake, ajouta-t-il en pointant sur moi un gros doigt court. Veillez à la santé de Broderick, mais gardez-vous de fourrer votre long nez dans l’affaire qui le concerne. Sous quelque prétexte que ce soit ! Je n’aime pas les longs nez. Il m’arrive de les couper… Ainsi que les têtes. »