33.
NOUS REJOIGNÎMES LE SOLDAT TEMPLEMAN, qui mangeait une pomme sur le bas-côté herbeux où nous l’avions laissé avec les chevaux. Dans le champ derrière lui, on dressait des tentes militaires coniques. Peinant à avancer au milieu de la cohue et de la bousculade, Barak aurait risqué de chuter si Tamasin et moi ne l’avions pas accompagné. Après avoir compté sur sa force et sa dextérité dans tant de circonstances difficiles, je trouvais étrange de devoir l’aider à marcher.
Je me dirigeai vers Genesis. Il paraissait dorénavant plus serein, même si, vu les affreuses écorchures qui marquaient son dos, il n’était pas question de le monter avant quelque temps.
« Connaissons-nous nos lieux d’hébergement ? demandai-je au soldat.
— Non, monsieur. On viendra nous avertir quand ils seront prêts. Il nous faut patienter. »
Un chariot cahotant passa si près de nous que nous dûmes grimper sur le bas-côté. Appuyé sur sa béquille, Barak glissa, et fut rattrapé de justesse par Tamasin.
« Que le diable l’emporte ! s’exclama-t-il avec fureur.
— Tu ne devrais pas marcher au milieu de cette cohue, lui dis-je. Écoute. Tamasin et toi, restez là avec Templeman jusqu’à ce qu’on sache où l’on doit être logés.
— Qu’allez-vous faire ? » demanda-t-il.
Je ressentais un impérieux besoin de m’éloigner de la mêlée. « Je vais monter à Holme chercher messire Wrenne et revenir avec lui, dis-je.
— Vous devriez rester en sécurité avec nous, conseilla Tamasin. Il va bientôt faire nuit.
— J’ai besoin de m’échapper un peu. Et je serai plus en sécurité là-haut qu’au milieu de ce tumulte. Wrenne et moi vous retrouverons plus tard. »
Et, pour mettre fin à la discussion, je les quittai et commençai à gravir le chemin menant au village.
Partout on faisait entrer des chariots dans les champs, sous le regard vigilant d’officiers de la maison royale en tunique verte et blanche, dont certains portaient de petites écritoires pareilles à celle de Craike. L’un des chariots s’était renversé sur la route, et plusieurs soldats s’efforçaient de dégager les énormes chevaux qui, couchés sur le flanc entre les brancards, hennissaient et se débattaient comme des fous. Le contenu du véhicule – épées, arbalètes, fusils – était éparpillé sur le sol. Des soldats ramassaient ces armes, puis allaient les déposer dans le champ voisin, écartant brusquement les passants afin d’éviter qu’ils ne se blessent. Dans le champ contigu, isolée, une voiture noire, ornée de l’écusson royal, était gardée par une demi-douzaine de militaires. Le sergent Leacon se trouvait parmi eux. Je pataugeai jusqu’à lui, mes bottes s’enfonçant dans l’herbe boueuse. La voiture n’avait pas de fenêtre et la porte en était fermée. Le sergent inclina le buste.
« Le voyage s’est déroulé sans encombre ? demandai-je.
— Oui. Aucune anicroche. » Il fixa sur moi un regard curieux. « J’ai entendu parler des épines sous la selle de votre cheval.
— Tout le cortège a eu vent de l’affaire ?
— La nouvelle a créé pas mal d’émotion. » D’un brusque mouvement du menton, il désigna la voiture derrière lui. « Ç’a un rapport avec Broderick ?
— Non. Je ne le pense pas. » Je soupirai. « Je vais faire une balade pour sortir de la foule. »
Il sourit. « Au début, à notre départ de Londres, moi aussi j’ai trouvé cette énorme masse humaine oppressante. Ensuite on s’habitue.
— Je n’ai pas l’impression que je pourrai jamais m’y habituer. J’ai décidé de monter au village. Un de mes amis s’y trouve. Peut-être l’avez-vous vu… Un grand vieillard marchant avec une canne et vêtu d’une robe d’avocat ?
— Oui. Il n’y a pas longtemps qu’il est passé. » Il jeta un coup d’œil à la voiture. « Monsieur, le prisonnier n’a pas bonne mine. Il a le teint terreux. Depuis l’empoisonnement, il semble mal en point. Il faudrait qu’il prenne un peu l’air. Ça ne peut guère lui faire du bien d’être confiné là-dedans tout le temps en compagnie de ce type.
— Vous avez raison.
— Le malheureux fait peine à voir. Quel que soit son crime. Il a le visage et la démarche d’un vieillard, alors qu’il n’a pas encore trente ans, paraît-il.
— C’est exact. Et il va subir une mort atroce, ajoutai-je en secourant la tête, comme tant d’autres, ces dernières années. »
Le sergent scruta mon visage. « Lui aussi était prêt à tuer pour ses principes. Si le Nord s’était soulevé au printemps, comme prévu, il y aurait eu un bain de sang. »
Je hochai lentement la tête. « En effet. Vous avez raison sergent. C’est ce qui se serait passé. Peut-être ai-je pris notre prisonnier en trop grande pitié… Mais je suis chargé de sa santé. Je vais en parler à Maleverer et voir si on peut lui faire faire un peu d’exercice. » Je regardai la voiture noire. « Je n’ai pas le courage pour le moment d’affronter Radwinter. Je vais faire ma balade et je repasserai ensuite pour voir comment se porte Broderick.
— Restez sur le qui-vive, monsieur, si vous avez des ennemis dans les parages.
— Promis. Au fait, avez-vous des nouvelles du dossier foncier de vos parents ?
— Juste une lettre de mon oncle m’indiquant qu’ils se font un sang d’encre. Il a l’intention de les conduire à Londres, afin qu’ils me visitent au retour du cortège. Je serai alors logé à la Tour.
— Emmenez-les me voir. Je regrette le rôle que j’ai joué dans le déclenchement de leurs ennuis.
— Pensez-vous pouvoir les aider ?
— Il m’est difficile de m’avancer avant d’avoir consulté les documents afférents à cette affaire. Mais si j’ai la moindre possibilité de les aider, comptez sur moi ! »
Il posa sur moi un long regard appuyé. « Je l’espère, monsieur, car si on les expulse de leur terre ils n’auront plus rien. »
Bourrelé de remords, je quittai le champ et commençai l’ascension de la colline. Le sentier était large, bordé par des bois de chênes et couvert d’une épaisse couche de feuilles mortes qui m’obligeait à marcher avec précaution pour ne pas glisser. Si je ressentis d’abord une certaine nervosité à me retrouver tout seul, je me rassurai en me disant que je verrais quiconque gravirait la pente.
Une bise glaciale soufflait. Le village ne se composait, en fait, que d’une série de minables masures qui s’égaillaient le long du chemin montant. Quelques poulets picoraient, quelques cochons fouillaient le sol de leur groin, mais à part un groupe d’enfants qui jouaient près d’une mare, on n’apercevait âme qui vive. La plupart des adultes avaient dû être réquisitionnés pour aider à l’installation du campement nocturne du cortège.
Au-delà du village, la pente devenait plus escarpée. Au sommet de la colline, le chemin débouchait sur un espace dégagé. De l’autre côté se dressait une église romane au clocher carré, le vieux cimetière à sa gauche s’étendant vers l’arrière jusqu’à un bois. Je m’arrêtai devant le porche d’entrée pour reprendre mon souffle. À cet endroit-là, la bise soufflait fort et l’air semblait très pur. À ma gauche se dressait une immense tour, d’une vingtaine de pieds de haut, formée de planches fixées fermement par d’épaisses cordes. J’allai l’examiner.
C’était l’une des tours du feu d’alarme que Cromwell avait fait bâtir sur des collines dans tout le pays trois ans plus tôt, à l’époque où l’on craignait que les Français et les Espagnols n’envahissent l’Angleterre sur ordre du pape.
De cette hauteur je voyais le campement se répandre sur les champs pour la nuit. Comme la fois où je l’avais vu approcher à Fulford, le cortège me donna l’impression d’une grande tache souillant le paysage. Je regardai le manoir, une belle demeure ancienne, où le roi avait dû déjà s’installer. Broderick avait affirmé que le roi l’avait volé à Robert Constable. Le roi a tant volé ! pensai-je.
« Par temps clair, on peut apercevoir la cathédrale d’York. »
Je sursautai en entendant une voix tout près de moi. Giles se trouvait à mes côtés.
« Grand Dieu, monsieur, vous m’avez fait peur !
— Désolé. J’allais me recueillir sur la tombe de mes parents quand je vous ai vu arriver depuis le cimetière. Les feuilles détrempées ont assourdi mes pas. Vous avez l’air triste, Matthew.
— J’avais besoin de m’échapper du bivouac. Je respire mieux sur ces hauteurs.
— C’est vrai. En bas, tout n’est que vacarme et chienlit. » Il porta le regard vers l’horizon brumeux. Le soleil se couchait derrière les nuages laiteux où transparaissaient des lueurs rougeâtres. Giles s’appuya lourdement sur sa canne. « Vous savez, le jour où il a été décidé que je ferais mon droit, je suis monté ici et j’ai contemplé la cathédrale. Je me suis dit qu’un jour je travaillerais comme avocat à York.
— Promesse tenue !
— Oui. » Il secoua la tête. « Il y a si longtemps de cela. À l’époque, le rapport de l’homme à Dieu paraissait clair et bien établi. » Il soupira. « Depuis, le monde a été complètement bouleversé et York et le Nord se sont retrouvés à fond de cale.
— Peut-être les choses vont-elles se calmer dans le Nord, après le séjour du cortège royal.
— À mon avis, le roi n’a pas fait grand-chose pour apaiser la rancœur ressentie dans la région. Certes, il a acheté la petite noblesse, lui a fait prêter serment d’allégeance, mais il suffit de regarder le visage des gens du commun pour deviner leurs véritables pensées. »
J’eus un rire gêné. « Giles, vous parlez comme ceux qui en veulent à tous les riches et aimeraient les faire tomber de leur piédestal. » Je fis un sourire triste. « Je me demande d’ailleurs parfois s’ils n’ont pas raison.
— Non, non ! s’écria Giles en secouant sa tête léonine. La royauté est indispensable pour que règne l’ordre. Mais il est malheureux que l’Angleterre ait un tel roi.
— Oui, je suis d’accord. » Je regardai vers les champs. Ils avaient été découpés sur un terrain bourbeux au pied de la colline et s’arrêtaient brusquement à la lisière des marécages, qui s’étendaient sur des milles. Je décidai de changer de sujet, m’apercevant une fois de plus que je remettais en cause la fidélité au roi qui m’avait jadis semblé toute naturelle.
« Où se trouvait la ferme de vos parents, Giles ? » demandai-je.
Il désigna de sa canne un groupe de maisons. « Là-bas. Mon père avait lui-même asséché le terrain. Il n’existe aucun chemin dans les marais de Holme, vous savez. Il y a un ermitage, un peu à l’écart, où deux moines guidaient jadis les voyageurs égarés. Aujourd’hui ils ne sont plus là, bien sûr. Même leur misérable masure a été prise par le roi.
— Vous avez eu une enfance heureuse ?
— Oh oui ! répondit-il avec un sourire.
— Votre père ne comptait pas sur vous pour reprendre la ferme ?
— Non. J’étais bon élève, voyez-vous. Dès qu’on a constaté que les mots et la rhétorique étaient davantage mon fort que les serpettes et les rigoles d’assèchement, on a compris que je pourrais m’élever dans la société.
— Moi aussi j’aimais les livres, ainsi que le dessin. Je peignais en amateur, mais il y a quelque temps que je ne me suis pas adonné à cette activité. Toutefois, j’ai toujours su que mon père aurait préféré avoir un fils robuste pour reprendre la ferme plutôt que… plutôt que moi, disons.
— Il aurait dû vous accepter tel que vous étiez et se réjouir que vous soyez intelligent.
— Il a essayé, je crois… Ma mère est morte quand j’avais dix ans, ajoutai-je après un court silence.
— Aucune influence adoucissante sur votre père, par conséquent.
— En effet. Il s’est montré plus dur après la mort de ma mère. » Je me tus quelques instants.
« Je vais me recueillir sur la tombe de mes parents, puis je compte entrer dans l’église. Aimeriez-vous m’accompagner ?
— Oui. Je dois réfléchir au choix d’une pierre tombale pour mon père. »
Il me conduisit dans le cimetière. La plupart des stèles étaient en grès patiné par le temps, mais il me mena à une imposante tombe en marbre blanc. L’épitaphe était toute simple.
Edward Wrenne 1421-1486
Et sa femme Agnes 1439-1488
Repos éternel
« Ils sont tous les deux morts quand j’étais étudiant, dit-il. Ma mère vivait pour mon père. Elle est morte de langueur dix-huit mois après lui.
— Elle était beaucoup plus jeune que lui.
— Oui. Mon père avait été précédemment marié à une femme dont l’âge était plus en rapport avec le sien. Ils n’ont pas eu d’enfants. Elle est morte quand ils avaient tous les deux la quarantaine et est enterrée avec sa famille. Puis mon père a épousé ma mère. J’étais son bâton de vieillesse.
— La famille de mon père a vécu dans la région de Lichfield durant de nombreuses générations. Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles il a regretté que je ne reprenne pas la ferme. La lignée disparaissait…
— Mon père venait d’au-delà de Wakefield et c’était déjà un jeune homme quand il est arrivé à Holme. Si bien que nous avions moins d’attaches locales. »
Je hochai lentement la tête. « Eh bien, voici une belle pierre tombale. En marbre, c’est bien. C’est ce que je vais utiliser pour celle de mon père.
— Laissez-moi seul quelques instants, Matthew, murmura Giles. Je vous rejoindrai dans l’église dans un petit moment. Elle mérite une visite. »
Je rebroussai chemin et me dirigeai vers l’église. Je m’arrêtai brusquement lorsque j’entendis une branche craquer, un bruit sec. Je fixai les arbres qui ombrageaient le cimetière mais ne vis rien. Ce doit être un cerf, pensai-je, tout en continuant mon chemin vers la petite église.
L’intérieur était faiblement éclairé par des bougies. L’église avait de charmantes petites voûtes ainsi qu’un nouveau toit dont les poutres étaient décorées par des roses Tudor. Dans une grande chapelle latérale, la flamme rougeoyante d’une bougie vacillait devant une image de la Vierge. Voilà qui aurait déplu au roi Henri… Je m’assis sur un banc clos privé et, tandis que s’estompait peu à peu la lumière filtrant à travers les hauts vitraux, je pensai à mon père. Je revis son visage, impassible, austère, sous les cheveux grisonnants. Oui, il avait été dur. En vérité, c’était la raison pour laquelle, parvenu à l’âge adulte, j’avais toujours rechigné à aller lui rendre visite.
La porte s’ouvrit sur Giles, dont la canne frappait le sol. Il se dirigea vers la chapelle latérale, se signa, puis prit une bougie qu’il alluma à la lampe. Il vint vers moi, posa la bougie sur le rebord du banc, se laissa tomber lourdement à mes côtés.
« C’est une jolie église, n’est-ce pas ? J’étais jadis enfant de chœur, ici. Nous étions de sacrés garnements ! s’esclaffa-t-il. Nous attrapions les souris qui venaient ronger les bougies et nous les placions entre les brancards de minuscules chariots que nous fabriquions nous-mêmes, puis nous les lâchions dans les bas-côtés de l’église. »
Je souris. « Moi aussi, j’étais enfant de chœur. En revanche, j’étais très sage. Je prenais mon rôle très au sérieux.
— Jusqu’à ce que vous changiez d’allégeance et souteniez la réforme, dit-il en se tournant vers moi.
— Oui. J’étais jadis un partisan enragé de la réforme, croyez-le ou non. Je passais mon temps à tout remettre en question.
— Il me semble que vous continuez à le faire.
— Peut-être. D’une autre façon. »
D’un mouvement du menton, Wrenne désigna la chapelle latérale. « C’est la chapelle des Constable.
— La famille de sir Robert Constable ?
— Oui. Ils sont propriétaires terriens dans la région depuis des siècles. Un prêtre de la Fondation célèbre quotidiennement une messe pour le repos de leur âme. Quand j’étais gosse, le prêtre de l’église était un Constable.
— Étaient-ce de bons seigneurs ?
— Non. C’étaient des gens durs et cupides – Robert Constable le premier. Toutefois il n’a pas hésité à donner sa vie pour défendre ses principes. »
C’est plus ou moins ce que j’ai dit au sergent Leacon à propos de Broderick, songeai-je. « Il paraît que son squelette est toujours accroché au-dessus de la porte de Hull.
— En effet. On va le voir… Après la mort de mon père, j’ai vendu la ferme aux Constable, poursuivit-il après un instant de réflexion. Comme dans votre cas, cela n’avait aucun sens pour moi de garder une ferme si loin de mon lieu d’habitation. Vous ne devriez pas vous sentir coupable de vendre la ferme de votre père, Matthew.
— Non. Vous avez raison.
— Vous avez été mis à rude épreuve, dit-il en secouant la tête. D’abord le décès de votre père et maintenant ces agressions. Il y en a eu de nouvelles, avez-vous dit ? »
Je pris une profonde inspiration. « Trois en tout. Y compris l’affaire de l’épine placée sous la selle de ma monture, mais sans compter la fois où j’ai été assommé et où on a volé le contenu de ce fichu coffret plein de documents. Il y a une semaine, on a essayé de m’embrocher, au campement.
— Grand Dieu ! s’exclama-t-il, les yeux écarquillés.
— Et puis on a lâché un ours sur mon passage.
— Seigneur Dieu !
— Mon agresseur doit croire que j’en sais davantage sur les documents que ce n’est le cas. Je n’ai eu le temps de jeter un coup d’œil que sur quelques-uns d’entre eux, dont le Titulus.
— Ah oui ?
— C’est ainsi que j’ai su que vous couriez des risques en en détenant une copie.
— Maintenant je comprends mieux. Quels autres papiers avez-vous vus ? demanda-t-il, l’air très intéressé. Quand il m’a interrogé, Maleverer m’a affirmé que vous n’aviez pas eu le temps de fouiller dans le coffret.
— Rien d’important.
— Ç’a dû le rendre furieux contre vous !
— Oui. Lui et le Conseil privé.
— Comment avez-vous supporté toutes ces épreuves ? demanda-t-il d’une voix douce. Ça et, en plus, la scène de Fulford ?
— On supporte ce que l’on ne peut pas changer… Comme vous avez de bonnes raisons de le savoir, vous plus que quiconque.
— En effet, acquiesça-t-il en hochant la tête lentement. Le Seigneur place de lourds fardeaux sur nos épaules. Extrêmement lourds pour un être humain, me dis-je dans mes moments de morosité. »
Je m’agitai sur le banc étroit. Mon cou me faisait de nouveau souffrir. « On devrait retourner au campement, il me semble. La nuit va bientôt tomber.
— Accordez-moi quelques instants de plus. J’aimerais faire une prière.
— Bien sûr. Je vais vous attendre près de la tour du feu d’alarme. »
Je ressortis de l’église. Le soleil était désormais passé sous la ligne d’horizon et le cimetière était plongé dans l’ombre. J’en franchis le porche et contemplai le campement. Des torches et des feux de joie illuminaient les champs et toutes les fenêtres du manoir étaient brillamment éclairées. Le roi et la reine devaient maintenant s’y trouver. Craike s’était sans doute assuré de leur confort.
Les prières de Giles se prolongeaient. Je palpai les épaisses cordes qui maintenaient bien droite la tour du feu d’alarme. Elles étaient fermement attachées, à un bout à la pointe d’une perche métallique plantée au milieu de l’énorme foyer et, à l’autre, à des pieux fichés dans le sol. Soudain je fus conscient d’une pression dans ma vessie. Je m’assurai que j’étais bien seul en jetant un coup d’œil à l’entour jusqu’aux arbres qui bordaient l’espace dégagé devant le cimetière. Je délaçai mes chausses et soupirai de soulagement au moment où je lâchais un jet d’urine contre la tour. L’opération terminée, je relaçai ma braguette et me retournai. Médusé, je restai figé… Vêtue d’un manteau sombre à capuchon et les lèvres plus pincées que jamais, Jennet Marlin se tenait à dix pieds de moi et pointait une arbalète sur mon cœur.
Je la fixai, bouche bée. Elle déplaça légèrement l’arme appuyée sur son épaule. Je grimaçai, m’attendant à sentir le carreau me transpercer le corps. Toutefois, alors que sa main se trouvait sur la détente, elle ne tira pas.
« Cette fois-ci, je vous tiens ! » lança-t-elle d’une voix tranchante comme une lame.
Je jetai un coup d’œil par-dessus son épaule vers l’église, masse noire se détachant sur le ciel vespéral, la lumière diffuse de la chapelle faisant rougeoyer les vitraux. Elle eut un rictus et secoua la tête.
« N’attendez pas d’aide du vieil homme, s’écria-t-elle.
— Que… que lui avez-vous fait ? »
Elle me fixa de ses grands yeux ardents, brûlants de colère.
« J’ai bloqué la porte de l’église en plaçant une barre de bois entre les poignées. Il est enfermé, rien de plus. Je n’ôte la vie que lorsque c’est nécessaire.
— Et la mienne ? Est-il nécessaire de me l’ôter ? »
Elle ne répondit pas. L’arbalète trembla un instant dans les bras de la jeune femme, au comble de la tension. Je priai pour que sa main ne dérape pas…
Je savais que je devais la faire parler le plus longtemps possible, l’empêcher d’appuyer sur la détente. « C’est vous qui avez essayé de m’embrocher dans le campement, vous qui avez libéré l’ours, vous qui avez placé l’épine sous la selle du cheval ?
— Oui. Quel heureux hasard de vous trouver cette première fois dans le campement ! Je longeais la rivière… » Son regard était devenu haineux. Pourquoi donc ? Que me reprochait-elle ? « Quant à l’ours, sachant par Tamasin que vous étiez allé à York, j’attendais votre retour près des dépendances. J’espérais qu’une occasion se présenterait dans l’obscurité. Alors, quand vous avez traversé l’église, je l’ai longée en courant pour me dissimuler derrière la cage. Ah ! cela fait deux semaines que je vous surveille, ajouta-t-elle d’un ton passionné. Des fenêtres du manoir et depuis le campement, cachée dans certains recoins de la cour. Ce soir, quand, du bivouac, je vous ai vu gravir la colline, je savais que je tenais l’occasion rêvée.
— L’arbalète vient du chariot renversé.
— Oui. » Apparemment un peu rassérénée, elle me gardait cependant toujours en joue.
« J’avais l’impression que quelqu’un me regardait depuis le bois. » Il faut continuer à la faire parler, pensai-je. Il ne faut pas qu’elle s’arrête. « Vous avez tué Oldroyd ?
— Oui. Oldroyd devait mourir. Il possédait ce fichu coffret. Il a refusé de me le remettre, même quand je lui ai annoncé que je venais de la part de Bernard.
— Votre fiancé vous a confié une mission. Par conséquent Bernard Locke était bien l’un des conjurés ?
— Oui. C’est vrai.
— Mais je croyais que vous souteniez la réforme ?
— En effet. Bernard regrette ce qu’il a fait. Il voulait qu’on détruise le contenu de ce coffret… D’après lui, cela risquait de mettre le trône en péril. Il s’est repenti. Comme moi, il veut protéger le roi des complots des traîtres. »
Bernard Locke s’était-il vraiment repenti ? Non, pensai-je, il a utilisé cette femme assotée pour retirer un avantage de la situation.
Je perçus un mouvement derrière elle. Une forme imposante se dirigeait vers nous en catimini. C’était Giles. Il avait réussi à sortir de l’église et, brandissant sa canne à deux mains, l’air concentré, il s’efforçait de se rapprocher lentement de Jennet Marlin, sans faire de bruit. Je m’obligeai à reporter mon regard sur elle.
« Bernard m’avait dit que maître Oldroyd d’York était en possession des papiers, qu’il les gardait chez lui dans une cachette. Il m’avait expliqué que je devrais tuer le verrier pour prendre les clefs sur son corps, car il n’accepterait jamais de me les remettre.
— Vous avez fait basculer cet homme sans défense du haut de son échelle, de sang froid.
— Je n’avais pas le choix. » Sa voix métallique ne trembla pas. « N’était-il pas un conspirateur qui méritait une mort de traître ? Si son cheval ne s’était pas enfui quand son maître est tombé, j’aurais pris les clefs de sa maison sur son corps, mais la course folle du cheval a déclenché l’alerte.
— Vous nous avez entendus venir et vous vous êtes cachée dans l’église ?
— Oui. Vous et ce rustre de Barak avez bien failli me coincer. Heureusement que j’avais réussi à trouver des clefs de l’église. Mais avant même que j’aie pu me rendre chez Oldroyd, voilà que vous apparaissez chargé de ce coffret ! Un coffret à bijoux correspondant à la description que m’en avait faite Bernard.
— Par conséquent, vous êtes devenue amie avec moi tout en projetant de me tuer, parce que vous pensiez que je connaissais le contenu du coffret ? »
Giles se trouvait maintenant juste derrière elle, sa canne brandie à deux mains au-dessus de la tête de Jennet Marlin. Mais il hésitait sans doute craignait-il que, s’il la frappait, la femme, en tombant libère le carreau de l’arbalète.
« Oui, pour essayer de vous arracher vos secrets. Vous faisiez semblant d’être mon ami, tout en riant sous cape, car vous saviez que certains des documents mettaient en cause Bernard. Rester courtoise s’avérait plus difficile que vous tuer. Dès que j’apercevais votre silhouette difforme, j’avais envie de vomir… »
Je comprenais mieux le motif de son inimitié. « Mademoiselle, répliquai-je, je n’ai fait qu’entrapercevoir les documents. Je n’ai rien vu qui puisse compromettre votre fiancé.
— Billevesées ! Vous ne faites pas confiance à Maleverer, mais dès que vous aurez regagné Londres, vous révélerez tout à votre maître Cranmer. Il faut que vous sachiez… »
Elle ne finit jamais sa phrase : à ce moment précis, Giles lui assena de toutes ses forces un violent coup de canne sur la tête. On entendit un atroce et sonore craquement. Jennet poussa un petit gémissement de surprise, avant de s’effondrer sur le sol. L’arbalète produisit un déclic et je me jetai vers la droite. Le carreau se ficha avec un bruit sourd dans le bois de la tour du feu d’alarme, tout à côté de moi. En relevant les yeux, je découvris Jennet Marlin, à plat ventre sur le sol, la tête cachée par son capuchon. Giles se trouvait derrière elle, oscillant légèrement sur ses jambes, les yeux écarquillés.
Je me précipitai vers le corps de la jeune femme, gisant à côté de l’arbalète. Je lui saisis le bras, qui retomba, flasque, sans vie. Je retournai le corps… Elle était morte. Les mèches brunes étaient poissées de sang, les grands yeux, vides, fixés au ciel, pareils à ceux d’un poisson, dépourvus désormais de toute cette dévorante passion. Je fus alors pris de violents vomissements.
Je sentis un bras sur mon épaule et me relevai. Les yeux écarquillés de Giles et le tressaillement de sa joue indiquaient à quel point il était bouleversé.
« Je l’ai tuée ? » chuchota-t-il.
Je hochai la tête. « Vous m’avez sauvé la vie. Avez-vous tout entendu ?
— Suffisamment. » Il contempla le corps. « Dieu du ciel ! s’exclama-t-il, avant de prendre une longue et profonde inspiration.
— Comment avez-vous réussi à sortir ?
— Je connais l’église de Holme depuis mon enfance. Quand je ne suis pas parvenu à ouvrir le portail, j’ai emprunté une autre sortie. Il existe une porte latérale… J’avais tellement peur qu’elle appuie sur la détente », poursuivit-il en fixant le cadavre.
Je ramassai l’arbalète et saisis le bras de Giles. « Venez ! dis-je à voix basse. Il faut que nous redescendions au campement. Nous devons informer Maleverer de cet accident séance tenante. »