12.
LORSQUE JE REVINS À MOI, j’eus d’abord une sensation de chaleur surprenante. J’y pris plaisir un instant, me rendant compte à quel point je m’étais habitué à vivre à York dans le froid et l’humidité. Que faisais-je à York ? Puis en un éclair tout me revint en mémoire. Je tentai de me dresser sur mon séant mais une violente douleur me traversa la nuque. Des mains s’emparèrent de moi et m’obligèrent avec douceur à me rallonger. « Il est revenu à lui ! entendis-je s’écrier Craike. Apportez l’hypocras ! Attention, cher ami, tu as reçu un mauvais coup sur la nuque. »
J’ouvris les yeux. J’étais couché sur un lit de coussins placés à même les nattes de jonc qui couvraient le sol. Craike se tenait au-dessus de moi, ses doigts potelés nerveusement noués. Chargé d’une cruche et d’un verre, Barak apparut derrière lui. « Buvez-en un peu, monsieur, mais pas trop ! »
Je bus quelques gorgées du vin chaud sucré, ce qui me revigora. Je tentai de me redresser, mais ma nuque me faisait mal, de même que le côté de mon visage. Je portai ma main à l’endroit endolori et l’en retirai souillée de sang visqueux.
« Ce n’est pas aussi grave que ça y paraît, me rassura Barak. Cette blessure-là est due à un coup oblique. »
Sonné, je promenai mon regard autour de la pièce qui me semblait familière. Je compris alors que je me trouvais dans le bureau de Maleverer au Manoir du roi. La chaleur venait d’un brasero alimenté par du charbon de bois, l’un de ces brasiers utilisés comme appareils de chauffage dans les riches demeures. À côté de la porte, armé d’une pique, un soldat en tunique rouge contemplait la scène. Je compris que nous étions gardés.
« Combien de temps suis-je resté inconscient ? demandai-je.
— Une bonne heure, répondit Barak. Je commençais à m’inquiéter. » En effet, il avait l’air aussi angoissé que Craike.
« Te rappelles-tu ce qui s’est passé, cher ami ? demanda Craike.
— J’ai reçu un coup. Quand j’ai touché la serrure il y a eu un déclic et le coffret s’est ouvert. Il contenait des papiers. J’étais en tram de les lire… Barak ! Le coffret ? Où est-il ?
— Il est toujours là, répondit-il en désignant du menton la table sur laquelle l’objet était posé, couvercle relevé. Mais il est vide, ajouta-t-il, d’un ton chagrin.
— Des papiers, dis-je. Il était plein de papiers. »
Son visage se ferma. « Nous sommes dans une situation bien embarrassante, fit-il. Je suis revenu avec des pincettes environ une demi-heure après vous avoir quitté… Je vous ai trouvé gisant par terre dans le bureau de messire Craike, qui était penché au-dessus de vous, ajouta-t-il en plantant un œil suspicieux sur Craike, lequel le regardait en fronçant les sourcils.
— Le bureau de l’économe m’a réclamé la clef, répliqua le délégué grassouillet, qui toisait maintenant Barak. Vous pouvez vérifier auprès de ses services. Je t’ai cherché vainement, me dit-il. J’ai donc fini par revenir ici. Au moment où je débouchais dans le couloir, j’ai entendu quelqu’un descendre l’escalier de derrière. La porte du bureau était ouverte et tu gisais par terre. Puis ce jeune gars est arrivé. »
Je palpai ma tête avec précaution. C’était un vrai miracle que je sois toujours en vie. Comme Oldroyd, pensai-je, soudain terrorisé. Je fixai Craike. « Tu as dû interrompre la personne qui m’a agressé. Tu m’as peut-être sauvé la vie. As-tu perçu quelque chose du fuyard ?
— Rien, à part le bruit de ses pas. »
Je poussai un profond soupir. « Donc, les documents ont disparu », dis-je à Barak. S’il avait mené à bien son crochetage de serrure, cela ne serait pas arrivé. Je tentai de mettre de l’ordre dans mes pensées. « Si la personne qui m’a attaqué a entendu arriver messire Craike, elle a dû saisir les papiers et s’enfuir. Il aurait été plus difficile de cacher le coffret. » Je fixai le malheureux objet que je m’étais efforcé de protéger soigneusement. « Vidé de son contenu, il n’a aucune valeur. »
Barak passa devant Craike et se pencha pour remplir mon verre. « Oui, n’importe qui pourrait cacher les documents dans ses vêtements. » Il inclina légèrement la tête vers Craike, le regard toujours soupçonneux.
Je jetai à nouveau un coup d’œil au garde. « Pourquoi sommes-nous retenus ici ?
— Sir William est rentré juste après que je vous ai découvert, déclara Barak. Alors il a ordonné qu’on soit tous conduits ici. Il est parti faire son enquête… Il est fou furieux qu’on ait ouvert le coffret, ajouta-t-il en rougissant. J’espérais qu’il était vide. De quels papiers s’agissait-il ?
— Eh bien… Ça n’avait ni queue ni tête. »
Le garde intervint. « Je dois prévenir que vous avez repris conscience. » Il ouvrit la porte, parla à quelqu’un à l’extérieur, avant de revenir à son poste, la pique serrée dans la main. Quelques instants plus tard, des pas résonnèrent dans le corridor. Je me raidis en voyant la porte s’ouvrir à la volée pour laisser passer Maleverer.
Il portait toujours son costume de cavalier, maintenant maculé de boue, et ses lourdes bottes. Il me fixa d’un air glacial. « Vous avez donc repris conscience, déclara-t-il tout à trac. Pour l’amour de Dieu, pourriez-vous m’expliquer ce qui s’est passé ? De retour de voyage, je découvre que vous avez été attaqué au Manoir du roi deux jours avant l’arrivée de Sa Majesté. » Son accent du Yorkshire était plus prononcé, la colère faisait monter sa voix de plusieurs tons. Il se défit lestement de sa veste, révélant un justaucorps de velours noir par-dessus une chemise de soie. Une lourde chaîne, emblème de sa fonction officielle, luisait sur sa large poitrine. Les mains sur les hanches, il dardait sur moi un regard furieux.
Je m’efforçai de me dresser correctement sur mon séant. « Dans le coffret, sir William… nous l’avons trouvé chez Oldroyd… il y avait des documents… »
Les yeux écarquillés, il se pencha au-dessus de moi. « Quels documents ? Vite ! De quoi s’agissait-il ? Qui les a vus ?
— Seulement moi. Quand j’ai été attaqué on les a pris…
— Ils étaient en votre possession et vous vous les êtes laissé voler. Vous… » Il se retint et se tourna vers le garde. « Attendez dehors, il s’agit d’une affaire confidentielle. Vous aussi, messire Craike. Non, un instant ! C’est vous qui avez découvert l’avocat ?
— En effet. Je vous ai dit…
— Tu es monté, l’interrompis-je, ayant recouvré totalement mes esprits, jusqu’au dernier étage et, au moment où tu as débouché dans le corridor, tu as entendu quelqu’un descendre l’escalier de derrière.
— C’est ça.
— C’est ce que vous affirmez ! s’exclama Maleverer d’un ton brutal. Mais, tout de suite après, le dénommé Barak vous a trouvé penché au-dessus du corps de l’avocat.
— En effet », confirma Barak.
Craike serra les lèvres. « Je vois. On me considère comme suspect. »
Maleverer se tourna vers Barak. « Vous n’avez pas quitté messire Craike depuis que vous l’avez trouvé ?
— C’est ça, sir William. Nous sommes allés ensemble prévenir les gardes… »
Maleverer s’adressa de nouveau à Craike. « Par conséquent, si vous vous êtes servi de quelque instrument pour tenter de fracasser le crâne de l’avocat, il doit encore se trouver sur vous. Et à présent on apprend que des papiers ont disparu… Alors, ôtez votre robe et voyons si elle dissimule autre chose que votre grosse carcasse.
— Je n’ai rien à cacher, monsieur », répondit Craike en enlevant sa longue robe. Je fus soulagé de n’apercevoir dessous qu’un pourpoint dont les boutons peinaient à contenir le ventre replet de mon confrère. Maleverer appela le garde. « Fouillez-le. Vérifiez qu’il ne cache rien dans le haut de ses chausses. » Il se tourna vers moi. « Ces documents, il y en avait combien ?
— Le coffret était à moitié rempli d’une épaisse liasse de feuillets. »
Maleverer fit un signe de tête au garde. « Voyez s’il les a sur lui. »
Le garde s’approcha et palpa Craike des épaules jusqu’aux pieds. Craike se mit à transpirer. Le garde se tourna vers Maleverer en secouant la tête. « Rien, monsieur. »
Déçu, Maleverer fit la moue et désigna Barak du menton. « À son tour. Par mesure de sécurité. »
Il regarda Barak se soumettre au même traitement, avant de se tourner vers Craike, l’œil torve. « Bon. Vous pouvez disposer, pour le moment. Mais j’ai du mal à croire que, au bruit de vos pas, quelqu’un ait eu le temps de s’échapper sans être vu. Vous êtes un suspect, monsieur. Vous êtes connu depuis longtemps pour vos penchants papistes. »
Les yeux écarquillés de peur, Craike quitta la pièce. Maleverer se tourna vers Barak. « Vous pouvez rester, dit-il. Vous étiez naguère l’homme de confiance de lord Cromwell, n’est-ce pas ?
— Vous êtes parfaitement informé, monsieur, répondit simplement Barak.
— En effet. »
Je me levai avec beaucoup de difficulté. Barak m’aida à m’asseoir sur une chaise. Maleverer scruta mon visage. « Ça va ? demanda-t-il.
— Oui. Je suis un peu étourdi et ma tête et mon cou me font mal. »
Il émit un grognement. « Votre tête est de toute façon plutôt mal emmanchée sur votre corps. » Il traversa la pièce et s’assit sur le coin de son bureau, bras croisés, un pied botté pointé devant lui. Il me dévisagea de ses yeux perçants.
« Décrivez-moi les documents que vous avez trouvés.
— Je n’ai lu que les quatre premiers. Ils se trouvaient au-dessus d’autres papiers que je n’ai pas eu le temps de voir. Le premier représentait un arbre généalogique de la famille royale. Tracé à la main.
« Où commençait-il ? Réfléchissez quelques instants. Soyez précis.
— Par Richard, duc d’York, le père d’Édouard IV. Et son épouse, la duchesse Cecily Neville. »
Il poussa un soupir, qui se changea en un rire amer. « Ah oui ! Tout commence par Cecily Neville. » Ses traits se durcirent. « Pensez-vous pouvoir dessiner cet arbre généalogique ?
— Oui, il me semble.
— Bien sûr… Les avocats ont une bonne mémoire pour les documents. Ainsi peuvent-ils les citer pour décontenancer les profanes. Dessinez-le aujourd’hui même, en secret, et faites-le-moi porter par votre Barak.
— À vos ordres, monsieur.
— Et les autres papiers ?
— Il y avait un gribouillage censé relater une légende datant du temps de Merlin, selon laquelle notre roi actuel encourrait l’inimitié de Dieu et serait chassé du royaume… Il était surnommé « la Taupe » », ajoutai-je après un instant d’hésitation.
Maleverer eut un sourire cynique. « La légende de la Taupe… Ces fausses prophéties étaient distribuées par centaines durant le Pèlerinage de la Grâce. J’ai l’impression que ce coffret contenait moult bêtises. Quoi d’autre ?
— Le troisième document était écrit sur du parchemin. C’était une copie officielle d’un texte de loi dont je n’avais jamais entendu parler. La loi s’appelait Titulus Regulus. »
La tête de Maleverer se projeta en avant. « Quoi donc ?… Avez-vous lu ce texte ? ajouta-t-il d’un ton très calme, après une brève hésitation.
— Non. Uniquement la page de titre. Cela datait du règne de Richard III. »
Maleverer se tut un moment, passant un doigt sur le bord de sa barbe noire. « Il ne s’agit pas d’un vrai texte de loi.
— Mais le sceau…
— Sangdieu ! ne m’avez-vous pas entendu ? Il s’agit d’un faux. Fabriqué par les partisans de Lambert Simnel, qui défiait le père du roi en affirmant être l’un des petits princes de la Tour. »
Il était évident qu’il mentait. L’évocation de ce texte de loi l’avait complètement ébranlé.
« Et le quatrième document ? demanda-t-il.
— Il était encore différent. C’était un vieux feuillet gribouillé qui présentait une sorte de confession, celle d’un homme nommé Edward Blaybourne. Il était censé l’effectuer à l’article de la mort, afin que le monde fût mis au courant de son lourd péché. »
Maleverer semblait avoir suspendu sa respiration. « Et ce lourd péché, reprit-il d’un ton fort calme, expliquait-il en quoi il consistait ?
— Je n’étais pas allé plus avant dans ma lecture quand j’ai été assommé.
— En êtes-vous certain ? » s’enquit-il dans un chuchotement. Je le dévisageai tranquillement.
« Absolument certain.
— Vous avez dit qu’il s’agissait d’un vieux feuillet. Portait-il une date ?
— Pas en en-tête, en tout cas… « Blaybourne », c’est le nom que maître Oldroyd a cité, ajoutai-je après une hésitation.
— C’est bien ça, répondit-il en hochant la tête. Ce verrier cachait bien son jeu. Il a participé au complot qui cherchait à renverser le roi au printemps dernier. » Il planta sur moi un regard pénétrant. « Jurez-vous que vous n’avez pas lu plus loin et que vous ne savez pas en quoi consistait le péché de Blaybourne ? Réfléchissez bien avant de répondre. Si vous mentez, vous vous exposez à un grand châtiment.
— Je suis disposé à le jurer sur la Bible, monsieur. »
Il me fixa un long moment, avant de tourner la tête. Il se perdit quelques instants dans ses pensées, puis nous lança un regard noir. « Espèces d’idiots ! Si seulement vous n’aviez pas touché à ce coffret et m’aviez apporté ces documents. » Il serra ses gros poings. « Ah oui ! le gamin à présent.
— L’apprenti ?
— Oui. Barak m’a expliqué que vous l’aviez vu regarder un endroit du mur de la chambre de son maître et que c’est là que vous avez trouvé le coffret. Je n’ai pas eu le temps de l’interroger hier. On m’avait convoqué au Conseil privé. » Il fit un signe au garde. « Qu’on aille le chercher ! »
Le garde partit. Maleverer s’installa à son bureau. Muni d’une plume d’oie, il se mit à écrire à toute vitesse, s’arrêtant de temps à autre pour me demander de confirmer un point à propos des documents que j’avais vus. Il couchait mes propos sur le papier. Mal à l’aise, je regardais Barak, content de n’avoir dit que la vérité.
« Monsieur, fis-je. Puis-je vous demander à qui sont destinées ces notes.
— Au Conseil privé », rétorqua-t-il, sans prendre la peine de lever la tête.
On frappa à la porte. Aidé d’un collègue, le garde traîna le petit apprenti rouquin dans la pièce. Le gamin se trouvait en piteux état, la joue et la lèvre gonflées et tachées de sang, par suite de la gifle que lui avait flanquée Maleverer. Il ne portait que sa chemise, dont le long pan, qui lui couvrait à peine les fesses, était souillé d’excréments, tout comme la partie arrière de ses grosses jambes. La puanteur qu’il dégageait me coupa le souffle.
« Il a fait sur lui pendant qu’on l’amenait ici, expliqua le garde.
— Cela vaut mieux qu’ici, s’esclaffa Maleverer. Lâchez-le ! » Les gardes obtempérèrent. L’apprenti tituba quelques secondes avant de fixer sir William de ses gros yeux saillants.
« Eh bien, mon garçon, fit-il, tu es prêt à parler ?
— M’sieu, pitié ! s’écria le gamin en se tordant les doigts, j’ai rien fait…
— Arrête de geindre ! l’interrompit Maleverer en brandissant son gros poing. À moins que tu ne veuilles perdre quelques dents de plus. » Le gamin refoula ses larmes et se tut, tout tremblant et la gorge serrée. « Bon, tu te rappelles que ces messieurs étaient en train de te parler hier avant mon arrivée ? »
Le jeune Green nous jeta un regard apeuré. « Oui, m’sieu.
— L’avocat affirme qu’il t’a vu regarder un endroit du mur de la chambre de maître Oldroyd. Il y est retourné aujourd’hui et a trouvé une cachette dans la paroi où se trouvait ceci », ajouta-t-il en désignant le coffret.
Le regard de l’apprenti pivota vers le coffret et blêmit de frayeur.
« Je vois que tu le reconnais, déclara Maleverer d’un ton tranchant. Dis-moi ce que tu sais à ce sujet. »
Green avala plusieurs fois sa salive avant de pouvoir s’exprimer. « Le maître recevait parfois des visiteurs qu’il faisait monter dans sa chambre pour parler en secret. Une fois j’ai… j’ai… regardé par l’trou de la serrure, par simple curiosité… Je sais bien que c’était mal. C’est l’diable qui m’a poussé. Je les ai vus assis sur le lit en train de lire un tas de papiers. J’ai vu le trou dans le mur et la boîte. J’ai entendu l’un des deux dire que ça suffirait pour achever le… roi…
— Ils ont dit “le roi » ? demanda Maleverer, percevant l’hésitation.
— Non, m’sieu. Ils ont dit “la vieille taupe”, rectifia Green en reculant d’effroi, mais Maleverer se contenta d’opiner du chef. Après ça j’ai pris peur et j’ai pas voulu entendre un mot de plus. Alors j’ai filé.
— Quand cela s’est-il passé ?
— Au début de l’année. En janvier. Y avait de la neige.
— Tu aurais dû venir parler au Conseil du Nord si tu avais entendu dire du mal du roi, déclara Maleverer d’un ton menaçant.
— Je… j’avais la frousse, m’sieu. »
Maleverer regarda Green un long moment avant de lui parler à nouveau calmement. « Bon. Maintenant, mon garçon, je veux que tu me dises qui étaient ces deux hommes. Si tu mens, attends-toi à tâter des poucettes et du chevalet à la prison d’York. Tu comprends ? »
Green, d’une pâleur extrême, s’était remis à trembler. « Je… je les avais jamais vus avant. Ils sont venus plusieurs fois, depuis la fin de l’année dernière jusqu’au moment où le complot a été découvert au printemps. Ils étaient pas d’la ville, autrement je les aurais reconnus. Ils arrivaient toujours le soir tombé après l’ouvrage.
— Décris-les.
— Y avait un grand blond avec un bec-de-lièvre.
— Quel âge ?
— Trente-cinq ans à peu près, m’sieu. Il parlait comme un gentilhomme, même s’il était vêtu pauvrement. C’est ça que j’ai trouvé bizarre, m’sieu, et qui m’a intrigué.
— Hem ! Et l’autre ?
— Lui aussi c’était un gentilhomme, malgré qu’il avait un drôle d’accent, comme s’il avait vécu dans le Sud. Il parlait un peu comme lui, précisa-t-il en pointant sur moi un doigt tremblant.
— Comment était-il physiquement ?
— Le même âge, peut-être un peu plus vieux. Il avait des cheveux châtains et un visage mince. Je... je regrette, m’sieu, mais c’est tout ce que je sais. Si j’en savais plus je vous l’dirais, je l’jure. » Il tomba à genoux avec un bruit sourd et se tordit les doigts, levant les mains vers Maleverer en un geste suppliant. « Oh, m’sieu, pitié, m’envoyez pas en prison ! J’peux pas vous dire plus qu’je sais.
— D’accord. Je te relâche. Mais si tu souffles un seul mot à quiconque de cette histoire, tu te retrouveras aux fers séance tenante. Compris ?
— Oui, m’sieu. Je…
— Gardes ! » cria Maleverer. Deux soldats entrèrent dans le bureau. « Emmenez ce minable geignard et fichez-le dehors !
— Est-ce qu’on doit le laver et lui donner des vêtements propres ?
— Surtout pas ! » Maleverer rugit de rire. « Jetez-le dans la rue tel quel. Cul nu et jambes souillées. Il devra traverser la ville dans cet état. Ça lui apprendra à se mêler de ce qui ne le regarde pas ! »
Ils traînèrent l’apprenti hors du bureau. Une minute plus tard il apparut dans la cour. Maleverer souriait de toutes ses dents. Nous le regardâmes par la fenêtre courir vers la porte. Sous les rires des spectateurs de sa fuite, le gamin essayait de se couvrir en tirant sur sa chemise. Maleverer se tourna vers nous.
« Je vais le faire suivre et surveiller », annonça-t-il. Il prit une profonde inspiration. « L’homme blond décrit par Green est le drapier Thomas Tattershall. Il ne peut plus rien nous dire, nom d’un chien, puisqu’il a été exécuté en juin ! Je n’ai aucune idée de l’identité de l’autre homme. Les conspirateurs étaient prudents : ils s’organisaient en cellules, chacun connaissant seulement deux ou trois autres membres et aucun n’était au fait de tous les éléments du complot. Mais cette affaire des documents était primordiale. » Il me foudroya du regard. « Avoir trouvé ces papiers et ensuite s’en faire délester ! Si vous ne vous en étiez pas mêlé, j’aurais envoyé chercher le coffret et tiré les vers du nez à ce garçon.
— Je vous prie de m’excuser, sir William. »
Il regarda de nouveau par la fenêtre. « Ce doit être la personne qui a assassiné Oldroyd qui vous a attaqué. Elle vous aurait sans doute tué si Craike n’était pas apparu… Sauf s’il est le coupable, en fait. Et si ce n’est pas Craike, qui est-ce ?
— Quelqu’un qui veut ces papiers, à qui Oldroyd aurait refusé de les donner… Quelqu’un qui a ses entrées au Manoir du roi, ajoutai-je après quelque hésitation, et qui possédait les clefs de la salle du chapitre. »
Pour la première fois, Maleverer me regarda sans mépris. « Vous avez tout à fait raison, déclara-t-il. Tous ces éléments pourraient désigner Craike. » Il se mit à arpenter son bureau, ses grosses bottes faisant craquer le plancher. « Quand j’ai annoncé la mort d’Oldroyd au duc de Suffolk et que j’ai cité le nom de Blaybourne, cela a déclenché un tollé de tous les diables. Le Conseil privé m’a ordonné de prendre en main l’enquête, et d’agir dans le plus grand secret. Je ne connais ni l’identité ni le rôle de ce Blaybourne, sauf qu’il existe quelque rapport entre lui et le cas du prisonnier Broderick.
— Radwinter est-il au courant ?
— Non. Seulement le Conseil privé et Cranmer, à Londres. Je regrette qu’Oldroyd ait cité ce nom, messire Shardlake, car il vous a plongé dans une situation fort fâcheuse. Quand le Conseil privé apprendra que vous êtes responsable de la perte de ces papiers, attendez-vous à recevoir une belle semonce. Un homme averti en vaut deux ! » Il secoua la tête, la mâchoire tressaillant, les dents serrées de rage et de frustration.
« Je le regrette et vous prie de nous excuser, répétai-je.
— Au diable les excuses et foin de vos regrets ! » Il se dirigea vers nous et me toisa de haut en bas, m’obligeant à tordre ma nuque endolorie pour le regarder en face. Je sentis la forte odeur de l’homme qui a chevauché ventre à terre. « Avez-vous répété les paroles du verrier à quelqu’un ? Celles concernant le roi et la reine, ainsi que le nom de Blaybourne ?
— Non, monsieur. »
Il s’empara du coffret, le tourna et le retourna dans ses grosses mains velues. « C’est un objet ancien. Il date au moins d’une centaine d’années. Un très beau travail qui a beaucoup de valeur. Étrange idée de s’en servir comme coffre-fort… » Il fronça les sourcils d’un air songeur. « Qui pouvait savoir que vous vous trouviez ici avec le coffret ? Qui vous a vu ?
— Cent personnes dans la cour auraient pu me voir. Mais parmi les personnes de notre connaissance ? Messire Craike, bien sûr, auquel nous avons demandé la clef. Lady Rochford et sa dame de compagnie, Mlle Marlin, dans la grande salle. Elles s’entretenaient avec un jeune homme barbu qui s’est gaussé de moi à cause du plâtre sur mon manteau.
— Il s’agit sans doute de ce blanc-bec de Francis Dereham, grogna-t-il. Le secrétaire de la reine Catherine.
— Il y a également le garde de faction à la porte, le jeune sergent Leacon. Ainsi que messire Wrenne et son petit valet… » J’hésitai un instant car le nom de Mlle Marlin m’avait fait penser à Tamasin.
« Quoi ? Quoi d’autre ? »
Je regardai Barak et pris une profonde inspiration. « Nous avons découvert quelque chose ce matin, monsieur. » Je jetai un nouveau coup d’œil rapide vers Barak. « Il me semble que nous devons vous en faire part. Cela met en cause une servante de la reine, une certaine Reedbourne. » Barak serra les dents tandis que je racontais à Maleverer ce que nous avions appris à propos de la mise en scène du vol.
« On va tout de suite résoudre cette énigme », déclara-t-il d’un ton ferme. Il ouvrit la porte et parla au garde. Barak me lança un regard accusateur. À l’évidence, il se demandait comme moi-même si Maleverer allait infliger à Tamasin le même traitement qu’au jeune Green. Sa condition de femme ne comptait sans doute pas pour un homme comme lui. « Nous ne devons rien lui cacher, désormais, chuchotai-je vivement à Barak. Absolument rien. Tu ne te rends pas compte de ce qu’on risque ? »
Maleverer revint. « On est allé la quérir. Ainsi que la Marlin. » Après un petit moment passé dans un silence tendu, il y eut un bruit de pas dans le couloir. On frappa à la porte et deux gardes poussèrent dans le bureau une Tamasin Reedbourne terrorisée, un tablier passé sur une robe de travail, suivie de Jennet Marlin. Celle-ci lança à Maleverer un regard si haineux que j’écarquillai les yeux de stupéfaction. Maleverer répondit par un sourire sarcastique. L’air horrifié, Tamasin fixait le sang séché sur le côté de ma tête.
Maleverer se dirigea vers elles. Ne jetant qu’un bref regard à Tamasin, il s’adressa à l’autre femme :
« Mademoiselle Marlin, me semble-t-il.
— Oui, monsieur, répondit-elle d’un ton glacial. Pour quelle raison avons-nous été amenées ici ? Lady Rochford s’attend à…
— Que lady Rochford aille au diable ! lança-t-il, avant de se tourner vers Tamasin, livide, qu’il dominait de toute sa hauteur, les bras croisés. Eh bien, mam’selle Reedbourne, vous savez qui je suis ?
— Oui, monsieur, fit-elle, la gorge nouée. Sir William Maleverer.
— Vous et Mlle Marlin avez été envoyées à York avec lady Rochford pour vous assurer que les appartements de la reine au Manoir du roi soient fin prêts. Vous êtes une fille de cuisine ?
— Je suis confiseuse, rectifia-t-elle.
— Une souillon de cuisine. Vous êtes sous les ordres de Mlle Marlin ?
— C’est bien cela, dit Jennet Marlin. Et moi sous ceux de lady Rochford.
— Silence ! Je ne vous parle pas, à vous ! » Il se retourna vers Tamasin. « Dites donc, ces messieurs m’ont raconté une drôle d’histoire. » La mine angoissée, Barak regardait Maleverer dominer Tamasin, l’intimidant de toute sa haute taille. « Ils affirment que vous avez mis en scène un faux vol afin de faire leur connaissance. Ils ont des preuves. Il se trouve que messire Shardlake ici présent s’occupe d’importantes affaires d’État. Certes, il ne paie pas de mine, mais c’est la pure vérité. Vous allez donc m’expliquer à quoi rimait ce jeu et si votre maîtresse était dans le coup. »
Tamasin resta coite quelques instants, puis elle sembla recouvrer son calme. Sa respiration devint plus régulière et la couleur regagna ses joues.
« Ce n’est pas de messire Shardlake que je cherchais à faire la connaissance, déclara-t-elle d’une voix claire, mais de maître Barak. Lorsque je l’ai vu chevaucher dans la ville, son apparence m’a séduite. Quand je l’ai vu repasser, j’ai cherché le moyen de l’arrêter. La ville était pleine de petits mendiants, et je savais qu’ils accepteraient de m’aider pour un shilling. » Le visage empourpré, elle fixa Barak, avant de se tourner à nouveau vers Maleverer. « Cela valait bien un shilling ! » déclara-t-elle, une note de défi dans la voix.
Maleverer lui flanqua un violent soufflet. Barak fit un pas en avant, je lui saisis le bras d’un geste brusque qui provoqua un élancement dans ma tête. Sans un cri, Tamasin porta la main à sa joue, se contentant de fixer le sol en tremblant.
« Ne me parlez pas sur ce ton, petite insolente ! s’écria Maleverer. C’était donc la seule raison ! Vous vous êtes amourachée de ce rustaud, alors vous avez élaboré cette mise en scène ?
— L’unique raison, monsieur, je le jure. »
Il saisit le menton de la donzelle, soulevant sa tête d’un geste brusque afin de plonger son regard dans le sien.
« Vous êtes une petite malapprise, impudente, têtue… Mademoiselle Marlin, assurez-vous que lady Rochford soit instruite de la conduite de cette fille. Ce ne sera que justice si on vous jette sur la route et qu’on vous renvoie à Londres. Je juge d’après votre accent que c’est bien de là que vous venez ?
— Oui, monsieur.
— Bon. Sortez ! Allez rejoindre les autres souillons de cuisine ! Et vous, mademoiselle Marlin, surveillez mieux vos servantes, au lieu de passer vos journées à pleurnicher sur le sort de votre promis.
— Ainsi donc, répliqua Mlle Marlin en rougissant, voilà la raison pour laquelle on nous a traînées ici ? Vous craigniez que j’aie impliqué Tamasin dans quelque complot ? Que je ne sois pas fidèle au roi ?… Une fois de plus, je suis une victime, ajouta-t-elle, d’une voix de crécelle, comme mon malheureux Bernard. » Maleverer se dirigea vers elle, mais, sans tressaillir, elle continua à le regarder droit dans les yeux. J’admirai son courage.
« Vous voulez que je vous soufflette, vous aussi, espèce de laideron ! N’imaginez pas que je n’oserais pas.
— Je n’en doute pas, monsieur.
— Oh, fichez le camp, toutes les deux ! Vous me faites perdre mon temps. » Il se détourna. Tamasin, le visage écarlate, quitta la pièce avec sa maîtresse.
Il regarda Barak d’un air dégoûté. « Ce n’était donc que ça ! Sang-dieu, les manigances auxquelles se livrent les serviteurs royaux durant ce voyage ! Elles méritent le fouet, ces deux-là. » Il se tourna vers moi. « Vous dites que la Marlin vous a vu entrer dans la salle avec le coffret ? Vous la connaissez ?
— J’ai échangé quelques mots avec elle. Elle m’a parlé de la détention de son fiancé à la Tour.
— Elle ne parle que de ça. Malgré sa bonne connaissance de la région on n’aurait pas dû l’autoriser à participer au voyage… Elle est persuadée de l’innocence de ce papiste de Bernard Locke. Elle lui court après depuis sa jeunesse. Elle a attendu d’avoir trente ans et qu’il soit veuf pour l’amener à lui proposer le mariage… Et voilà qu’on l’embarque et qu’on le jette dans la Tour ! ajouta-t-il en rugissant de rire. Bon, allez donc me rédiger une copie de cet arbre généalogique. Et prenez garde, car il sera examiné par l’œil du Conseil privé ! Je vais convoquer messire Wrenne afin de l’interroger. » Il dut percevoir l’étonnement sur mon visage car il demanda : « Vous ne le souhaitez pas ?
— C’est seulement qu’il a tellement l’air d’un inoffensif vieillard…
— Inoffensif ! s’exclama Maleverer en poussant derechef un grand rire sans joie. Comment savez-vous qui, ici, est inoffensif et qui ne l’est pas ? »
Dehors on finissait les préparatifs en vue de l’arrivée du cortège. On plaçait plusieurs épaisseurs de drap d’or sur chaque pavillon. Une longue file de chariots s’étirait de la porte de l’enceinte à l’église. Tous étaient chargés de bottes de foin destinées à la litière et au fourrage du grand nombre de chevaux près d’arriver. Il faisait froid, le ciel était gris et un fort vent soufflait. Je pris une profonde inspiration, ce qui m’étourdit quelque peu. Barak me saisit le bras.
« Ça va ?
— Oui. Je regrette ce qui s’est passé avec la jeune Reedbourne, mais j’étais obligé de dire ce que je savais.
— Ce qui est fait est fait, répondit-il en haussant les épaules.
— Allons-y ! Il faut que je dessine l’arbre généalogique. Tudieu, Maleverer est une vraie brute ! J’espère qu’il ne va pas malmener messire Wrenne.
— Je pense que le vieux type saura se débrouiller tout seul.
— Mon Dieu, je l’espère. »
Il se retourna vers le manoir. « On s’en est bien tirés.
— N’en sois pas trop sûr ! Je doute que Maleverer en ait termine avec nous. Ni les gens pour qui il prenait ces notes. »