Barak se frotta le menton.
« Il y a deux fils en plus de Richard III.
— En effet. George, duc de Clarence, le père de Margaret de Salisbury, laquelle a été exécutée cette année, et Édouard IV, le grand-père du roi actuel.
— Si la lignée des Clarence était contestée, cela servirait les intérêts du roi. Il souhaiterait que tout le monde le sache.
— Contrairement aux conspirateurs. Au lieu de les garder cachées et de les protéger, ceux-ci auraient détruit toutes les preuves. Par conséquent, l’accusation devait concerner Édouard IV, le grand-père du roi. À qui il ressemble beaucoup, paraît-il. »
Barak planta sur moi un regard horrifié. « Si Édouard IV n’était pas le fils du duc d’York…
— L’homme par lequel est transmis le sang royal… Dans ce cas la légitimité du roi est chancelante, beaucoup moins assurée que la lignée de la comtesse de Salisbury. À ce moment-là, il ne peut se réclamer que de celle de son père, Henri Tudor.
— Qui n’avait pas beaucoup de sang royal. »
Je désignai l’arbre généalogique. « Si j’ai raison, les noms reliés par un gros trait représentent une fausse lignée. Ce sont tous des descendants d’Édouard IV.
— Par conséquent, qui est censé être le géniteur d’Édouard IV ?
— Dieu seul le sait. Quelque noble ou courtisan de la maison d’York, il y a un siècle… Peut-être un dénommé Blaybourne », ajoutai-je en haussant les sourcils.
Barak sifflota puis s’abîma dans ses pensées quelques instants. « Je n’ai jamais entendu parler d’une famille de premier plan portant ce nom.
— Certes, mais bon nombre de familles nobles ont disparu au cours de la guerre des Deux-Roses. »
Il baissa le ton, bien que le silence régnât dans la résidence, tous les clercs étant partis dîner. « Il s’agit de sujets graves. Émettre le moindre doute au sujet de la légitimité du roi est synonyme de trahison.
— S’il existe un document et qu’il soit révélé en même temps qu’une preuve concernant le badinage entre Catherine et Culpeper, voilà qui pourrait réellement ébranler le trône, car cela assimilerait la majesté royale à une totale bouffonnerie. » Je partis d’un rire incrédule.
« Ce n’est pas drôle, déclara Barak en m’étudiant de près.
— Je sais. Seulement… Henri le Grand, simple descendant d’un coucou qui s’était introduit dans le nid royal ! Si j’ai raison, poursuivis-je d’un ton grave, les renseignements détenus par les conjurés constituent un mélange détonant qui risque de faire voler en éclats et la légitimité du roi et celle des éventuels enfants de Catherine Howard. J’imagine qu’il était prévu de révéler ces données au début de la rébellion. Mais le projet a tourné court, les conspirateurs ayant été trahis avant qu’elle ait pu se déclencher.
— “Trahis” ? Vous voulez dire “découverts”, n’est-ce pas ? Le mouchard a rendu un service au pays.
— Va pour “découverts” ! Et les documents ont été emportés en catimini et cachés dans la chambre d’Oldroyd. » Je le fixai du regard. « Jusqu’à ce que l’heure soit venue de tenter de nouveau l’aventure. Broderick m’a un jour dit que le roi allait bientôt tomber. Peut-être sous-entendait-il : le jour où toutes ces preuves sortiraient.
— Vous pensez qu’une autre rébellion se prépare ? Mais York est bien bouclée. Aucune ville n’a jamais été aussi étroitement gardée.
— Tout est calme pour le moment. Mais quand le cortège lèvera le camp, les soldats repartiront eux aussi. York sera alors laissée aux mains des sergents de la ville, et qui peut dire où vont leurs sympathies ? De plus, les Yorkais n’ont guère réservé un accueil chaleureux au roi. Rappelle-toi ce qu’a dit messire Waters, que le Conseil du Nord ne pouvait se permettre que la ville soit pleine de commerçants mécontents. Cranmer lui-même a reconnu qu’ils n’avaient pas pu remonter jusqu’à la source du complot. Beaucoup de chefs ont fui, et les autorités essayent toujours de tirer des renseignements des suspects emprisonnés, tel le fiancé de Jennet Marlin.
— Et Broderick. Mais il ne s’agit que de suppositions. De suppositions dangereuses, qui plus est, ajouta Barak.
— Vraiment ? Cela expliquerait le texte du Titulus et la façon dont est établi l’arbre généalogique. Et les remarques de Maleverer à propos de Cecily Neville.
— Ça ne nous aide guère à identifier la personne qui essaye de vous tuer.
— En effet. Mais cela montre pourquoi une personne liée au complot souhaiterait ma mort si elle pense que j’ai pris connaissance du contenu des documents. Peut-être a-t-elle eu vent de mes liens avec Cranmer et pense-t-elle que dès mon retour à Londres je l’informerai de toute l’histoire, à l’insu de Maleverer. » Je me levai, ouvris la lampe et enflammai l’esquisse de l’arbre généalogique.
« C’est nécessaire ? demanda Barak.
— Oh oui ! je pense. » Le feuillet se consuma très vite. Je jetai les restes par terre et les piétinai. Puis je réfléchis quelques instants, immobile, avant de me tourner vers Barak. « Que ferais-tu, si tu étais l’un des membres de la conjuration qui ont échappé à l’arrestation ? Resterais-tu tapi dans quelque refuge secret avec les précieux documents ? »
Il médita la question puis répondit. « J’attendrais que le cortège et tous les soldats aient regagné Londres. Ensuite, j’essaierais de réactiver mes réseaux du Nord, en prenant garde cette fois-ci à d’éventuels espions.
— Tout en maintenant tes réseaux dans le Sud. À Gray’s Inn, par exemple.
— Enfin, le moment venu, je brandirais mon étendard et révélerais tous les documents en ma possession concernant, d’une part, le lignage de Henri et, d’autre part, la reine Catherine. J’attendrais sans doute le printemps, vu la difficulté d’organiser une campagne d’hiver, qui demanderait de nourrir les hommes et de les vêtir.
— J’agirais de même. Et si Catherine Howard était enceinte à ce moment-là, ce serait l’occasion idéale pour révéler sa liaison avec Culpeper.
— Mais s’il était prouvé que le roi n’était pas le vrai roi, qu’adviendrait-il des serments d’allégeance que les édiles du cru lui ont prêtés ? Ces serments conserveraient-ils leur valeur ?
— Non, non ! Cela annulerait tout.
— Par conséquent, la tête de Maleverer pourrait bien se retrouver au-dessus de la porte d’York ?
— C’est possible, dis-je en me rasseyant. Et je me demande si, en un sens, ce ne serait pas une sorte de justice, quand on connaît la façon dont les gens d’ici sont opprimés. »
Il fronça les sourcils. « Ces conjurés souhaitaient le retour du pape et se seraient alliés avec une puissance étrangère. Avec les Écossais… Et là où il y a les Écossais, les Français ne sont jamais très loin.
— Cela risquerait de provoquer un bain de sang. »
Il se gratta la tête. « Pensez-vous…
— Quoi ?
— Que le roi connaît l’histoire de Blaybourne ? Qu’il sait qu’il n’est peut-être pas l’héritier légitime ? Il ne peut pas l’ignorer. Maleverer est allé donner ce nom au duc de Suffolk et c’est ce qui a déclenché tout le raffut. Si le duc est au fait du secret, le roi l’est aussi.
— Par conséquent, il sait qu’il n’est peut-être pas le roi légitime tout en faisant comme si.
— Ce n’est pas ce que vous feriez, vous ?
— Sans doute, en effet. Mais il ignore tout des relations entre Catherine et Culpeper. Ça, nous pouvons en être sûrs. Et je n’ai pas l’intention d’aller raconter l’histoire à Maleverer. S’il apprenait que j’ai réussi à élucider le sens du Titulus, je ne donnerais pas cher de notre peau.
— Morte la bête, mort le venin, n’est-ce pas ?
— Ça ne m’étonnerait pas de lui. Le roi ne peut pas demeurer à York éternellement. Et notre passage a été réservé sur un bateau rapide qui partira de Hull.
— Vous devriez parler à Cranmer à notre retour à Londres.
— On verra.
— Tamasin va devoir rentrer avec le cortège. Cela risque de prendre des semaines. Elle ne le montre pas, mais elle vit dans la peur depuis l’interrogatoire de lady Rochford. » Il me fixa et je compris l’importance que cette jeune femme avait désormais prise dans sa vie. « Y aurait-il la moindre chance que vous vous procuriez une place pour elle sur le bateau ?
— Ça risque d’être difficile. Il n’y a aucune raison officielle lui permettant de repartir plus tôt.
— On pourrait inventer une histoire de parent malade.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, dis-je. Attendons d’arriver à Hull, toutefois.
— Merci, dit-il, l’air soulagé. À ce propos, pourquoi le roi retourne-t-il à Hull, puisqu’il s’y est déjà rendu ?
— Il a des projets de fortification de la ville.
— C’est bien loin pour y traîner tout le cortège…
— Il est le roi, et tel est son bon plaisir… Il faudrait aussi que je trouve une place sur le bateau pour Giles. Je me sens responsable de ce vieil homme. J’ai l’impression qu’il remplace mon père.
— Le pauvre diable ! À le voir, on ne dirait pas qu’il est si malade. Et durant la session d’aujourd’hui il était tout à fait lucide.
— C’est vrai. Pourtant le Dr Jibson affirme qu’il est perdu, répondis-je, le cœur lourd.
— Vous n’étiez pas d’accord avec lui dans l’affaire du marchand de bois ?
— En effet. Mais il connaît les données politiques de la région.
— Aurons-nous le temps de terminer l’audition des plaignants demain après-midi ?
— Oui. Et au terme de celle-ci nous aurons achevé notre besogne.
— Peut-être parviendrons-nous à aller faire un tour en ville, au matin ? Afin de nous échapper un peu d’ici… Tamasin m’a dit qu’elle devait y accompagner Mlle Marlin pour faire des emplettes, expliqua-t-il en rougissant. Elles ont des articles de couture à acheter pour réparer le linge de la reine. Je lui ai dit que je tâcherais de me trouver sur la place Sainte-Hélène vers dix heures et demie. Je ne l’ai pas vue, aujourd’hui. Mais je suis censé ne pas vous lâcher d’une semelle.
— Je vais donc devoir t’accompagner. Te servir de chaperon. Ça ne me gêne pas. J’ai besoin moi aussi de prendre un peu l’air. »
L’aube du lendemain fut radieuse, malgré un vent glacial. Le roi était à nouveau parti à la chasse. Nous nous dirigeâmes vers la ville. C’était jour de marché et une grande animation y régnait. Nous passâmes devant des agents officiels de Sainte-Marie qui discutaient avec des marchands. À l’évidence, ils faisaient l’acquisition de provisions.
Tamasin ayant annoncé à Barak que Mlle Marlin et elle se rendraient dans une boutique de beaux tissus située dans Coneygate, peu après dix heures nous débouchions sur la place Sainte-Hélène. Je jetai un coup d’œil dans Stonegate vers la maison d’Oldroyd, et me remémorai la scène où les verriers nous y avaient cernés. Les choses auraient pu mal tourner si Wrenne ne s’était pas trouvé là par hasard. De l’autre côté de la place, des gens entraient et sortaient par la porte du Guildhall.
Barak pointa le menton vers l’église Sainte-Hélène, qui se dressait au coin. Un banc avait été placé sous un arbre à l’endroit où la rue longeait le cimetière.
« Asseyons-nous un peu ici, dis-je.
— Les haltes sous les arbres sont devenues chez vous une nouvelle passion.
— Le tronc protège le dos, répondis-je simplement. Et on voit les gens arriver.
— Elles sont obligées de passer par ici pour revenir à Sainte-Marie. Nous donnerons ainsi l’impression de nous être arrêtés là pour nous reposer un brin. »
Nous pénétrâmes dans le cimetière et nous nous installâmes sur le banc. Les tombes étaient couvertes de feuilles, pourpres, jaunes et dorées. L’endroit était reposant.
Barak me poussa du coude. « Le sénéchal nous fait un signe de la main. »
Je levai la tête. Tankerd sortait du Guildhall. Son apparition me rappela Fulford. Je lui rendis son salut et il vint vers nous.
« Vous vous reposez, monsieur ? » me demanda-t-il. Son regard était à la fois pénétrant et interrogateur. Peut-être souhaitait-il pouvoir décrire à ses collègues la façon dont m’avaient affecté les moqueries du roi. Je savais que j’avais les traits tirés, même si ma lassitude avait d’autres causes.
« En effet. Nous jouissons d’une matinée de repos avant de traiter le reste des requêtes, cet après-midi.
— Les auditions se sont-elles déroulées sans encombre ?
— Absolument. Le confrère Wrenne connaît très bien son travail.
— Aucun autre avocat yorkais n’est plus respecté. Mais il n’accepte plus de nouveaux dossiers, paraît-il. Peut-être a-t-il décidé de prendre enfin sa retraite.
— Il n’est plus tout jeune, répondis-je évasivement.
— Et il fait son âge depuis peu. »
Je ne répondis pas. Tankerd esquissa un vague sourire. « Bon. Il faut que je file. On a demandé au Conseil de forcer les fermes d’Ainsty à livrer tous leurs produits à Sainte-Marie, même le grain de semence. Mais on offre un bon prix. Il semble que le roi d’Écosse ne soit pas près d’arriver… Eh bien, passez une bonne journée ! » Il se tut, avant d’ajouter : « Ce que le roi vous a dit est une honte, monsieur. Je ne suis pas le seul à le penser. »
Très surpris, je levai les yeux vers lui. « Merci… Ils ne se gaussent donc pas tous de moi, au Guildhall ? ajoutai-je après une courte pause.
— Absolument pas, monsieur. Cette cruelle plaisanterie n’a pas rehaussé la réputation du roi.
— Merci, confrère Tankerd. Voilà une bonne nouvelle. »
Il inclina le buste. Je le regardai s’éloigner.
Barak me donna un petit coup de coude. « Les voici ! »
Mlle Marlin et Tamasin avançaient lentement dans la rue. Derrière elles un serviteur armé transportait un gros carton, sans doute plein d’articles de couture.
« Bonjour ! » leur lançai-je.
Nous étions assis à contre-jour et Mlle Marlin plissa les yeux quelques instants avant de nous reconnaître. Elle hésita.
« Pouvons-nous nous arrêter quelques instants, mademoiselle ? s’enquit Tamasin d’un ton doucereux. Je suis restée debout toute la matinée. Cela me soulagerait de m’asseoir un peu. » Cette donzelle était à l’évidence une habile diplomate.
Mlle Marlin nous regarda, devinant peut-être qu’il ne s’agissait pas d’une rencontre fortuite. Elle finit par opiner du chef.
« D’accord. Prenons quelques instants de repos. »
Je me levai et inclinai le buste pour l’inviter à s’asseoir.
« Ce banc-ci est trop petit pour nous tous, dit Tamasin. Venez, maître Barak, allons sous cet arbre-là. Je vais vous montrer nos beaux achats.
— Hein ? Oh oui ! » Barak suivit Tamasin qui se dirigea vers un chêne qui se trouvait un peu à l’écart. Le serviteur étant allé s’asseoir sur l’herbe à une distance respectueuse, je me retrouvai en tête à tête avec Jennet Marlin, à qui je fis un vague sourire.
« Eh bien, mademoiselle Marlin, comment allez-vous ? » Elle paraissait fatiguée, soucieuse, et la tristesse se lisait dans ses grands yeux. Elle écarta de son front des mèches brunes rebelles qui s’étaient échappées de l’attifet. « Vous avez des nouvelles de Londres ?
— Non. Et on ne sait toujours pas quand on pourra quitter cette affreuse ville.
— Le sénéchal dit qu’on achète encore des provisions.
— Les hommes vont s’agiter dans le campement et s’en échapperont le soir, comme à Pontefract… Par la Sainte Vierge, je regrette de m’être laissé persuader de m’embarquer dans cette aventure », soupira-t-elle. Elle posa sur moi un regard grave. « Bernard, mon fiancé, était censé nous accompagner… En fait, reprit-elle après une courte hésitation, il aurait dû faire le travail que vous effectuez en ce moment. L’examen des placets.
— Ah ! je l’ignorais.
— Bernard a été arrêté, puis son remplaçant est mort. Ce poste porte malheur. »
Pas étonnant qu’elle se fût montrée si hostile au début. Toutefois, elle semblait m’avoir désormais accepté, au point de me prendre pour confident. Cela me fit plaisir et me donna l’impression que nous nous étions réconciliés, la petite Suzanne de mon enfance et moi. Je dois cesser de substituer les personnes que je rencontre aux êtres chers de mon passé, me dis-je. Mlle Marlin remplaçant Suzanne et Giles Wrenne remplaçant mon père…
« C’est l’un de ses amis qui m’a persuadée de venir, poursuivit-elle. Un autre avocat de Gray’s Inn. Lorsque Bernard a été emmené à la Tour au mois d’avril, je suis allée le voir chaque jour. Mais ses amis m’ont prévenue que je risquais de devenir moi-même suspecte et que j’aurais intérêt à m’éloigner avec le cortège. En outre, lady Rochford a beaucoup insisté pour que je l’accompagne. Elle a l’habitude que je m’occupe de ses vêtements.
— Je comprends que vous ayez répugné à quitter Londres.
— S’il y a du nouveau, j’ai la permission d’y rentrer. Mais depuis trois mois rien ne s’est passé… Veuillez m’excuser, monsieur, s’écria-t-elle soudain, je dois vous ennuyer avec mes histoires !
— Pas du tout ! Je suis avec vous de tout cœur. Comment se porte votre fiancé à la Tour ? Ses amis vont-ils lui rendre visite ? »
Elle tritura sa bague de fiançailles. « Oui. Ils lui apportent de la nourriture et des vêtements et il jouit d’une cellule moins sordide que la plupart, au-dessus du sol. On a dû suborner les geôliers, précisa-t-elle avec aigreur.
— Je m’en doute.
— Cela ne m’empêche pas de craindre pour sa santé. L’hiver approche.
— Peut-être sera-t-il libéré avant. »
Elle se contenta de soupirer.
« Ses amis, demandai-je. Appartiennent-ils tous à Gray’s Inn ? »
Elle planta sur moi un regard perçant. « Pourquoi cette question ?
— Je me demande s’il ne connaîtrait pas le neveu d’un de mes amis, un autre avocat de Gray’s Inn originaire du Nord. » Je lui parlai de la détermination de Giles à retrouver son neveu et de ma proposition de l’aider.
Elle réfléchit un instant. « Il est vrai que les avocats nordistes de Gray’s Inn ont tendance à s’entraider. La plupart sont des traditionalistes en matière de religion.
— Je crois que c’est le cas de celui-là. Il s’appelle Martin Dakin.
— Ce nom ne me dit rien.
— D’autres avocats de Gray’s Inn ont-ils été arrêtés ? Ils étaient considérés comme suspects en 1536.
— Pas que je sache.
— C’est rassurant. Je vous remercie. À Gray’s Inn, où se trouvait le cabinet de consultation de votre fiancé ?
— Ne parlez pas au passé, monsieur. Son cabinet se trouve à Garden Court.
— Veuillez m’excuser. Merci. »
Elle demeura silencieuse quelques instants, puis tourna vers moi ses grands yeux tristes. « Savez-vous de quoi est accusé mon Bernard ?
— Non, mademoiselle.
— Je croyais, déclara-t-elle en posant sur moi un regard pénétrant, que vous en aviez entendu parler, puisque à ce sujet les rumeurs vont bon train.
— Non.
— On l’accuse de connaître deux hommes de qualité du Yorkshire qui faisaient partie de la conjuration. Mais c’étaient de vieux amis. Évidemment qu’il les connaissait !
— Ont-ils prétendu qu’il y était impliqué ?
— Non. Bien qu’ils aient été torturés. Ils sont morts, maintenant. Leurs restes ont été exposés à Fulford Gate avant d’être enlevés en prévision de l’arrivée du roi. » Elle serra fortement ses petits poings dans son giron.
« Il n’existe aucune preuve, par conséquent. »
Elle se tourna vers moi. « Il y avait une lettre envoyée par l’un d’entre eux à Bernard, à Gray’s Inn, à la fin de l’année dernière. On prétend qu’elle annonçait pour cette année des temps plus propices. Mais Bernard m’a expliqué que cela ne signifiait que l’espoir d’une meilleure récolte après la sécheresse de l’année dernière.
— S’il n’y a rien d’autre, cela semble fort maigre.
— Aujourd’hui il n’en faut pas beaucoup pour condamner un homme. Surtout s’il regrette les anciennes mœurs religieuses. Oh, il n’est pas papiste – au contraire –, et je crois que j’étais sur le point de le persuader de la vérité d’une religion strictement fondée sur la Bible… Dans la mesure où une femme peut influencer un homme. Mais on savait qu’il était traditionaliste, et ç’a été une raison suffisante pour l’incriminer. Du moment que l’on murmure des infamies aux bonnes oreilles… » Son regard se fit dur et perçant.
« Les oreilles de qui ? » C’était à l’évidence la question qu’elle souhaitait que je lui pose.
« Bernard a acheté dans la région la terre d’une petite abbaye dissoute, dit-elle. Elle jouxtait ses terres familiales… Mais une certaine autre famille, poursuivit-elle, en pinçant les lèvres, dont les terres jouxtent aussi ce terrain, mais de l’autre côté, avait également jeté son dévolu dessus. Cela les arrangerait que Bernard soit accusé de trahison. Alors ses terres passeraient dans le domaine du roi et pourraient être acquises à bon marché… Il s’agit de la famille Maleverer », ajouta-t-elle après un court silence.
Je me rappelai le regard de haine qu’elle avait lancé à sir William au Manoir du roi lorsque Tamasin y avait été amenée pour être interrogée.
« Il est avide de terres, Dieu du ciel ! s’écria-t-elle.
— Je sais qu’il cherche à acheter certaines des possessions de Robert Aske… Ainsi qu’une maison à Londres, me semble-t-il.
— Tout ça vient de sa bâtardise ! » Elle cracha presque le mot. « Il a l’impression que s’il peut acquérir assez de terres il pourra la faire oublier. De nos jours, pour de l’argent, les gens sont capables de n’importe quelle vilenie, ajouta-t-elle en me fixant droit dans les yeux. Il n’y a jamais eu tant de cupidité dans le pays.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous sur ce point, mademoiselle.
— Maleverer ne parviendra pas à ses fins, continua-t-elle en serrant encore plus fermement les poings. Bernard et moi demeurerons ensemble. C’est écrit… On se gausse de moi, reprit-elle d’une voix sereine. On dit que je veux à tout prix me marier avant d’être trop vieille…
— Mademoiselle…, murmurai-je, gêné par sa franchise, mais elle poursuivit son récit.
— Les gens ne comprennent pas les liens qui m’unissent à Bernard. C’était un ami d’enfance. Mes parents sont morts quand j’étais petite et j’ai été élevée par sa famille. Il avait trois ans de plus que moi et était à la fois un frère et un père pour moi. » Elle resta silencieuse quelques instants, puis se tourna de nouveau vers moi « Dites-moi, monsieur, croyez-vous possible que deux êtres soient destinés l’un à l’autre, que Dieu ait pu tracer leur chemin avant leur naissance ? »
Mal à l’aise, je m’agitai sur le banc. Ses paroles semblaient sortir de quelque poème d’amour courtois au style fleuri.
« Je n’en suis pas sûr, mademoiselle, répondis-je. Les gens tombent amoureux, cessent de l’être, ou déclarent leur flamme trop tard, comme ç’a été mon cas jadis, hélas !… »
Elle me dévisagea, puis secoua la tête. « Vous ne comprenez pas. Même quand Bernard en a épousé une autre, je savais que tout n’était pas perdu. Lorsque sa femme est morte il m’a proposé le mariage. Vous voyez bien que c’était notre destinée. » Son regard devint soudain si farouche que je m’en trouvai tout désemparé. « Je ferais tout pour lui. N’importe quoi.
— Je suis désolé que vous ayez des ennuis », dis-je simplement.
Soudain, elle se remit sur pied. « Nous devons poursuivre notre chemin, monsieur. » Elle se tourna vers Tamasin, qui était en train de montrer quelque beau tissu aux couleurs éclatantes à Barak, lequel semblait s’ennuyer ferme. « Tamasin, lança-t-elle, il est temps de repartir. »
Tamasin remballa l’étoffe, fit tomber quelques feuilles mortes de sa robe, puis se dirigea vers nous, suivie de Barak. Mlle Marlin me fit une révérence. « Au revoir, monsieur », dit-elle. Les deux femmes retraversèrent le cimetière, le serviteur sur leurs talons. Barak secoua la tête.
« Grand Dieu ! Tammy sait jouer les coquettes. Elle m’a fait admirer ces satanées étoffes, m’en a expliqué la nature par le menu, tout en sachant que ça n’éveillait nullement ma curiosité, mais j’étais bien obligé de l’écouter.
— Elle va te domestiquer, si tu n’y prends garde.
— Jamais de la vie ! s’exclama-t-il d’une voix ferme, tout en souriant. Désolé de vous avoir laissé en tête à tête avec Mlle Marlin.
— Nous devenons de bons amis, semble-t-il.
— À tout seigneur, tout honneur…
— Elle m’a fourni de nouveaux détails sur son fiancé. Et j’en ai appris un peu plus sur le bon sir William. » Je lui rapportai les propos de Jennet Marlin sur Maleverer et Bernard Locke. « Elle semble avoir donné son cœur à son fiancé et lui être dévouée corps et âme.
— N’est-ce pas là une attitude digne d’éloges chez une femme ?
— Suppose qu’il arrive quelque chose à son fiancé. Elle n’aurait plus de raison de vivre.
— Peut-être sauriez-vous le remplacer ? dit Barak avec un large sourire.
— Je pense qu’à ses yeux il est irremplaçable. En outre, le caractère passionné de Mlle Marlin doit être pénible à supporter. » Je regardai dans la direction suivie par les deux femmes. « J’espère pour elle qu’on ne trouvera rien à reprocher à messire Locke. »