8.

BARAK ET MOI REPRÎMES LE CHEMIN DE LA CATHÉDRALE d’un pas pressé, car nous étions en retard pour notre rendez-vous avec messire Wrenne.

« Peut-être devrais-je tout de suite apporter un message à Sainte-Marie pour Maleverer, au sujet de l’endroit que regardait le gamin, suggéra Barak.

— Non, répondis-je, après un instant d’hésitation. J’ai besoin de toi pour préparer les placets et les résumés. Ils doivent être prêts pour demain matin. On se rendra dès que possible à Sainte-Marie, mais il est à craindre que ce malheureux gosse ait été mis à rude épreuve, et qu’ils aient tiré de lui tout ce qu’il sait. »

À la porte de l’enceinte de la cathédrale je montrai mes documents et on nous laissa passer.

Juste à ce moment-là, un faisceau de lumière traversa les nuages qui s’amoncelaient dans le ciel, illuminant les immenses vitraux aux couleurs éclatantes de l’énorme édifice.

« Comment se fait-il que la cathédrale d’York ait eu le privilège de conserver ses vitraux, demanda Barak, alors qu’on a démonté tous ceux des monastères pour cause d’idolâtrie ?

— Certains réformateurs aimeraient remplacer tous les vitraux par de simples vitres, mais le roi s’est limité aux monastères. Pour le moment.

— Ça n’a aucun sens.

— Ça fait partie du compromis avec le parti de la tradition. Tu ne peux pas espérer que la politique soit logique.

— Là-dessus, vous avez raison. »

L’air toujours aussi chagrin, la gouvernante âgée de Wrenne ouvrit la porte. Le vieil homme lisait dans la salle éclairée par des bougies où un bon feu flambait dans le foyer central. Depuis la veille on avait fait un brin de ménage : les livres avaient été remis en ordre et les carreaux verts et jaunes du sol brillaient. Le faucon pèlerin était toujours juché sur son perchoir, près du feu ; la clochette attachée à sa patte tinta au moment où il se tourna vers nous. On avait recouvert d’une belle nappe ornée de roses blanches la table, où s’élevaient trois hautes piles de feuillets. Messire Wrenne posa son livre et se mit lentement sur pied.

« Le confrère Shardlake. Avec le jeune Barak. Fort bien.

— Je vous prie d’excuser notre retard. Avez-vous reçu mon mot ?

— Oui. Vous parliez d’une affaire urgente à régler ? »

Je racontai une fois de plus la découverte du corps du verrier dans son chariot, laissant de côté les événements qui s’étaient ensuivis. Wrenne fronça les sourcils d’un air soucieux.

« Peter Oldroyd. Oui, je le connaissais. J’ai travaillé en tant que juriste pour la corporation des verriers dont il a été le président durant une année. Un homme calme et respectable qui avait perdu sa famille durant l’épidémie de peste de 1538. Quelle tristesse ! » Il se tut un long moment avant de poursuivre : « Vous me surprenez en pleine lecture de la biographie de Richard III par sir Thomas More. C’était un homme aux propos particulièrement injurieux, non ?

— En effet. Ce n’était pas le gentil saint décrit par certains.

— Mais il a le don de la formule. J’ai lu ses écrits sur la guerre des Deux-Roses du siècle dernier. “Ce furent jeux de rois, comme s’il s’agissait de pièces de théâtre, jouées sur l’échafaud, pour la plupart.”

— En effet. La scène était aussi le champ de bataille ensanglanté.

— Vous avez raison. Mais asseyez-vous donc ! Buvez un verre de vin avant que nous nous mettions à l’ouvrage. Vous semblez avoir eu une matinée épouvantable.

— Merci. Avec plaisir. » Comme je saisissais ma coupe, mon regard dériva vers la pile de livres. « Vous avez là une collection de livres très rares, monsieur.

— Oui. Je possède nombre de livres ayant appartenu aux moines. Ce ne sont pas des essais de théologie susceptibles de me faire surveiller par le Conseil du Nord, mais j’ai sauvé des ouvrages d’histoire et de philosophie de grande valeur. Non seulement pour l’intérêt qu’ils présentent mais aussi pour leur beauté. Je suis une sorte d’antiquaire, voyez-vous. C’est la passion de toute une vie.

— Voilà une admirable occupation. Les monastères péchaient certes par beaucoup d’aspects, mais tant de savoir et de beauté ont été réduits en cendres ! J’ai vu des pages écrites avec un soin extrême il y a plusieurs siècles employées à bouchonner des chevaux. »

Il opina du chef. « Je me doutais que nous serions des esprits frères. Je sais reconnaître un érudit. On a écumé les bibliothèques des monastères à York ces trois dernières années : Saint-Clément, la Sainte-Trinité, et surtout Sainte-Marie… L’antiquaire John Leland est venu ici au printemps, ajouta-t-il en souriant. Il a été fasciné par la bibliothèque que j’ai constituée à l’étage. Voire un rien jaloux, m’a-t-il semblé.

— Peut-être me permettrez-vous de l’admirer un de ces jours ?

— Bien sûr, répondit Wrenne en inclinant sa tête léonine. Mais aujourd’hui je crains que nous ne devions étudier des documents de moindre importance : les requêtes adressées au roi, fit-il avec un sourire ironique. Où exercez-vous, déjà, confrère Shardlake ?

— À Lincoln’s Inn. J’ai de la chance car j’habite tout à côté, dans Chancery Lane.

— J’ai fait mes études de droit à Gray’s Inn, il y a de nombreuses années. Je suis arrivé à Londres en 1486, précisa-t-il avec le même sourire. Le père de l’actuel roi régnait depuis moins d’un an. »

Je fis un rapide calcul. Cinquante-cinq ans plus tôt. Wrenne devait donc avoir bien plus de soixante-dix ans.

« Mais vous êtes revenu exercer à York.

— Oui. Je ne me suis jamais senti à l’aise dans le Sud… J’ai un neveu à Gray’s Inn, poursuivit-il après une courte hésitation, le fils de la sœur de ma défunte épouse. Il y est allé étudier et y est resté. Peut-être avez-vous entendu parler de lui ? fit-il en posant sur moi un regard appuyé. Il s’appelle Martin Dakin et doit avoir plus ou moins votre âge, aujourd’hui. À moins qu’il ne soit quelque peu plus âgé. Il a un peu plus de quarante ans.

— Non. Je ne le connais pas. Mais il y a des centaines de juristes à Londres. »

Il eut l’air mal à l’aise. « Il y a eu grave différend. Une querelle de famille nous a fait perdre le contact. J’aimerais le revoir avant de mourir, soupira-t-il. Aujourd’hui, il est toute ma famille, voyez-vous. Ses parents sont morts de la peste, il y a trois ans.

— La peste semble avoir emporté beaucoup de monde…

— Les cinq dernières années ont été une période atroce pour York, dit-il en secouant la tête. La rébellion en 1536, puis la peste en 1538. Elle a également sévi en 1539, et à nouveau l’année dernière. Cette année, Dieu merci, nous avons été épargnés… Autrement, ajouta-t-il avec un sourire narquois, nous n’aurions pas eu droit à la visite du roi. Ses avant-coureurs ont inspecté les hôpitaux tout l’été pour s’assurer qu’il n’y avait eu aucun cas de la maladie. Mais à la place nous avons eu la nouvelle conspiration. Nous vivons une époque troublée.

— Eh bien, espérons que l’avenir sera plus rose ! Et je me chargerai volontiers d’un message pour votre neveu, monsieur, si vous voulez.

— Merci, dit Wrenne en hochant lentement la tête. Je vais y réfléchir. J’avais un fils que j’espérais voir embrasser comme moi la carrière juridique, mais il est mort à l’âge de cinq ans, le malheureux. » Il fixa le feu, puis haussa les épaules et sourit. « Pardonnez ces propos moroses d’un vieillard. Je suis le dernier de ma lignée et certains jours, cela est lourd à porter. »

Ma gorge se serra, car ses paroles me firent penser à mon père. Moi aussi, j’étais le dernier de ma lignée.

« Nous avons remarqué, monsieur, que les mesures de sécurité appliquées en ville semblaient très importantes. Nous avons vu un Écossais se faire refouler à Bootham Bar.

— C’est vrai. Et tous les robustes gueux sont chassés de la ville. Les mendiants auront quitté l’enceinte de la cathédrale dès demain. Pauvres miséreux, ces dispositions sont draconiennes… Vous devez savoir, monsieur, reprit-il, après une brève hésitation, que le roi n’est guère aimé ici. Ni par les membres de la petite noblesse, même s’ils se prosternent devant lui à présent, ni, encore moins, parmi les gens du peuple. »

Je me rappelai la façon dont Cranmer avait vitupéré les papistes nordistes.

« À cause des réformes religieuses qui ont causé le soulèvement ?

— Oui. » Il serra fortement sa coupe. « Je m’en souviens fort bien. Les agents du roi fermaient les monastères et évaluaient les biens de l’Église. Puis d’un seul coup le peuple s’est insurgé dans tout le Yorkshire. L’émeute s’est propagée comme un feu de broussailles. » Il agita une grande main carrée où étincelait une belle émeraude. « Ils ont élu Robert Aske comme chef et moins d’une semaine plus tard il est entré dans York à la tête de cinq mille hommes. Le conseil municipal et les autorités de la cathédrale étaient terrifiés par cette foule déchaînée de grossiers paysans qui s’étaient constitués en armée. On a donc décidé d’obéir à Aske et les autorités ecclésiastiques ont fait célébrer un office pour lui. » Il désigna la fenêtre du menton. « J’ai regardé d’ici la file des rebelles entrer dans la cathédrale pour assister à la messe. Ils étaient des milliers, tous armés de piques et d’épées. »

Je hochai la tête, perplexe. « Et ils pensaient pouvoir contraindre le roi à revenir sur les réformes religieuses…

— Robert Aske était bien naïf pour un avocat. Mais si le roi ne les avait pas dupés et conduits à se débander, je pense qu’ils auraient envahi tout le pays. » Il posa sur moi un regard grave. « Le mécontentement du Nord remonte à très loin. À la guerre des Deux-Roses, au siècle dernier. Le Nord était fidèle à Richard III et les Tudors n’ont jamais été très aimés dans la région. La rébellion n’avait d’ailleurs pas que la religion pour motif. Les Dalesmen avaient distribué des tracts rédigés par un soi-disant “capitaine Misère”, où étaient énumérées toute une série de doléances à propos des loyers élevés et de la dîme… L’arrivée des réformes religieuses n’a fait qu’aggraver la situation conclut-il en écartant ses grandes mains.

— Le roi Richard ? demanda Barak. Pourtant il a usurpé le trône et fait assassiner les héritiers légitimes. Les “petits princes de la Tour”.

— D’aucuns affirment que c’est le père du présent roi qui les a fait tuer. » Il se tut. « J’étais gamin quand le roi Richard et son cortège ont traversé York après son couronnement, reprit-il. Vous auriez dû voir la ville à cette occasion ! Les habitants ont accroché leurs plus belles tapisseries aux fenêtres sur tout le parcours et ont lancé sur lui des pétales de fleurs. Maintenant, les choses sont différentes. Les gens du peuple rechignent même à mettre du gravier devant leur porte pour faciliter le passage du roi, malgré les injonctions du Conseil.

— Mais la querelle des Deux-Roses ne peut guère avoir de sens aujourd’hui, dis-je.

— Vraiment ? fit Wrenne en inclinant la tête. Il paraît que, après la découverte du complot au printemps, la vieille comtesse de Salisbury et son fils ont été exécutés à la Tour. »

Je me rappelai l’histoire de la mort atroce de cette femme qui avait circulé à Londres durant l’été. Emprisonnée sans motif officiel, elle avait fini sur le billot. Là, le bourreau du roi étant occupé à York à exécuter les conspirateurs, un jeune gars sans expérience lui avait administré force coups de hache sur la tête et les épaules.

« C’était la dernière héritière de la maison d’York, expliqua Wrenne d’un ton serein. Son exécution ne signifie-t-elle pas que le roi craint toujours le nom de Plantagenêt ? »

Je me rejetai en arrière. « Mais le complot de cette année, tout comme le Pèlerinage de la Grâce, avait avant tout un motif religieux, n’est-ce pas ?

— Les vieilles allégeances ont aussi joué leur rôle. Le roi a fait exécuter la comtesse et son fils par mesure de précaution. Et ses jeunes enfants à lui seraient séquestrés dans la Tour, eux aussi.

— Personne n’en est sûr.

— Des “petits princes de la Tour”, à nouveau. »

Je hochai la tête lentement. Je me rappelai les paroles de Cranmer : « Cette fois-ci, ils l’ont traité de tyran et cherchaient à le renverser. »

« Je comprends mieux pourquoi les mesures de sécurité sont si rigoureuses pour cette visite, dis-je. Et pourtant, les Tudors ont apporté l’ordre et la paix à l’Angleterre. Personne ne peut le nier.

— C’est tout à fait vrai. » Wrenne s’appuya au dossier de son siège en soupirant. « C’est d’ailleurs fort intelligent de la part du roi d’avoir entrepris ce voyage afin de mater le Nord. Tout ce que je dis, Monsieur, c’est que vous ne devez pas sous-estimer les courants de fond qui existent dans la région. »

Je fixai le vieil homme. De quel côté penchait-il ? Sans doute, à l’instar de maint vieil observateur des affaires du monde, avait-il cessé d’être animé par de puissantes passions. Je changeai de sujet.

« Apparemment, nous allons assister à la réception du roi vendredi. Sir William Maleverer me l’a confirmé hier à Sainte-Marie. Nous devons remettre les placets.

— Oui. J’ai reçu le message. Nous devons porter demain les requêtes au bureau du grand chambellan. Il nous recevra à neuf heures et nous fera répéter le rôle que nous devrons jouer lors de notre rencontre avec le roi. Il veut que je lui remette les placets et le résumé une demi-heure plus tôt, afin qu’il puisse en prendre connaissance. Je gagnerai donc Sainte-Marie de bonne heure et vous y retrouverai à neuf heures.

— J’espère qu’on nous fera répéter correctement.

— J’en suis certain. Le Conseil souhaite à l’évidence que tout se déroule sans la moindre anicroche, répondit Wrenne en souriant. Grand Dieu ! voir le roi à mon âge, ajouta-t-il en secouant la tête. Quelle étrange expérience !

— J’avoue que la perspective ne me réjouit guère.

— Nous devrons seulement accomplir notre modeste tâche. Le roi s’apercevra à peine de notre présence. Mais le voir ! Et ce magnifique cortège de chariots long d’un mille ! Des hommes sont allés jusqu’à Carlisle chercher du foin pour nourrir les chevaux.

— C’est très bien organisé. Il y a même une donzelle qui parcourt la ville pour acheter les friandises destinées à la reine. » Je lui racontai notre rencontre avec Tamasin Reedbourne. Wrenne adressa un clin d’œil à Barak.

« Elle était mignonne, n’est-ce pas ?

— Assez jolie, monsieur. »

Soudain, une pensée me revint à l’esprit. La petite m’avait dit avoir autorisé son garde du corps à entrer dans une échoppe, afin qu’il choisisse une étoffe pour son pourpoint. Or, l’homme en était ressorti les mains vides. J’écartai cette pensée.

« Bien, dit Wrenne. Mettons-nous au travail. Les résumés peuvent être brefs. Je suggère qu’on commence tout de suite et qu’on ne s’arrête qu’une fois ivres de fatigue.

— Oui. Je n’aimerais pas irriter le bureau du chambellan. Ni sir William Maleverer. »

Wrenne se renfrogna. « Bien qu’il soit issu d’une vieille famille du Yorkshire, Maleverer est un malotru. Il ressemble à beaucoup de ceux qui ont été nommés au Conseil du Nord depuis le Pèlerinage de la Grâce. Il fait partie de ces nobliaux qui ne s’étaient pas joints à la rébellion et qui aujourd’hui proclament leur fidélité à la réforme alors qu’ils n’ont en fait aucune religion, hormis leur propre avancement. Ce sont des hommes ambitieux et sans pitié. Mais, dites-moi, qu’avez-vous vu des constructions de Sainte-Marie ?

— C’est extraordinaire. Des centaines de charpentiers et d’artistes y construisent d’imposants pavillons. Au fait, quand le monastère a-t-il été détruit ?

— Il y a deux ans. Dans une requête à Thomas Cromwell, l’abbé Thornton a demandé qu’on épargne le monastère. Dans le cas contraire, il sollicitait des terres et une pension… Ce qu’il a obtenu, conclut le vieil homme en partant d’un rire cynique.

— Les abbés des grands monastères étaient des hommes avides et corrompus.

— Et maintenant, Sainte-Marie appartient au roi et la maison abbatiale a été rebaptisée le Manoir du roi. » Il passa sa main sur sa joue, l’air songeur. « Peut-être va-t-on annoncer que la reine est enceinte.

— Le roi serait sans doute heureux d’avoir un deuxième fils.

— La succession royale, commenta-t-il en souriant. La lignée des oints du Seigneur traversant les siècles. La tête et l’âme du royaume, le sommet de l’échelle qui lie les hommes entre eux et assure la sécurité de tout et de tous.

— Et nous, les juristes, nous nous trouvons quelque part vers le milieu, espérant parvenir au faîte, tout en craignant de choir.

— En effet ! » s’écria Wrenne dans un éclat de rire. Il fit un geste qui englobait toute la pièce. « Voyez ma table placée sur sa plateforme, tout près du feu, de façon que, lorsqu’ils dressent leur propre table pour dîner, les serviteurs soient assis plus bas et plus loin de l’âtre. Tout a sa place sur la grande échelle des rangs terrestres, dans le grand théâtre du monde. Et c’est bien ainsi, car autrement nous aurions le chaos. » Il me fit un clin d’œil de connivence. « Même si je permets à Madge de rester assise près du feu afin qu’elle réchauffe ses vieux os. »

Nous passâmes le reste de la journée à examiner les placets, ne nous interrompant que pour manger une assiette de la fade potée préparée par la vieille Madge. Certaines des requêtes étaient élégamment calligraphiée, frappées de lourds sceaux de cire, tandis que d’autres étaient griffonnées sur de minables bouts de papier. Barak rédigeait de brefs résumés des questions soulevées par chaque cas, sous ma dictée ou celle de Wrenne. Le vieil homme se montrait vif et sûr de lui, séparant prestement le bon grain de l’ivraie. La plupart des plaintes étaient insignifiantes et mettaient en cause de petits administrateurs. Nous travaillâmes dans un esprit de camaraderie, à la lueur de bougies allumées tôt pour éclairer le morne après-midi. Outre nos voix, on n’entendait que le tintement de la clochette du faucon et, de temps en temps, le carillon de la cathédrale.

En fin de journée, Wrenne me tendit une feuille de papier couverte d’un maladroit griffonnage. « Voici quelque chose d’intéressant », fit-il.

La requête émanait d’un fermier de la paroisse de Towton, située aux environs d’York. Il avait converti ses anciens pâturages en cultures de légumes destinées à la ville, et ses laboureurs ne cessaient de déterrer des ossements humains que les autorités ecclésiastiques lui enjoignaient de porter au cimetière de la paroisse pour qu’ils y soient inhumés. Il souhaitait donc être défrayé des dépenses que lui causaient toutes ces allées et venues et dédommagé pour le temps perdu.

« Towton, fis-je. C’est le lieu d’une bataille, non ?

— La plus grande bataille de la guerre des Deux-Roses. En 1461. Il y a eu trente mille morts dans cette plaine ensanglantée. Et voilà que ce paysan dépose une plainte en justice pour qu’on lui paye le transport des ossements jusqu’au cimetière. À votre avis, que doit-on faire de cette requête ?

— À l’évidence, ce n’est pas de notre ressort. Cela concerne l’Église. Il faut donc envoyer la demande au doyen de la cathédrale.

— Mais il est peu probable que l’Église agisse contre ses propres intérêts et dédommage ce fermier, n’est-ce pas ? demanda Barak. Il faudrait au moins que le plaignant soit représenté par un avocat. »

Wrenne reprit le papier, un sourire sardonique aux lèvres. « Mon confrère a raison, malgré tout. La requête relève du droit canon et ne peut être jointe aux autres placets adressés au roi. La juridiction de l’Église est une question sensible en ce moment. Le roi n’aurait aucune envie de soulever une tempête de protestations à propos d’une affaire aussi mince. Non, nous devons prier le fermier de s’adresser au doyen.

— Tout à fait d’accord », dis-je.

Wrenne nous offrit à nouveau son sourire ironique. « Aujourd’hui nous sommes contraints d’agir en politiciens. Et de reconnaître que la loi a ses limites. Vous ne devez pas trop compter sur elle, maître Barak. »

 

Dès cinq heures du soir, toutes les requêtes étaient succinctement récapitulées. Le jour tombait et j’entendais la pluie crépiter contre les fenêtres. Wrenne parcourut les résumés. « Bon, fit-il. Il me semble que tout est clair.

— Très bien. Alors, il nous faut rentrer. Nous avons à faire au Manoir du roi. »

Il regarda par la fenêtre. « Permettez-moi de vous prêter un manteau, car il pleut à verse, des hallebardes, comme on dit. Attendez-moi un instant. » Il quitta la salle. Nous nous approchâmes du feu.

« C’est un bon vieillard, dit Barak.

— C’est vrai. » J’étendis mes mains pour les réchauffer. « Cet homme doit s’ennuyer, à mon avis. Pour toute compagnie il n’a que sa vieille gouvernante et cet oiseau. » D’un signe de tête, j’indiquai le faucon qui s’était endormi sur son perchoir. Wrenne revint avec un manteau chaud et épais mais beaucoup trop long pour moi. Je promis de le lui rendre dès le lendemain. Nous partîmes sous la pluie, curieux de savoir si le pauvre petit Green avait signalé une cachette dans le mur de la maison d’Oldroyd.