7.
LE REGARD COURROUCÉ DE SIR WILLIAM passa de moi à Barak, puis se posa sur le jeune apprenti.
« Que se passe-t-il donc ? » beugla-t-il.
Je parvins à maîtriser ma voix. « Sir William, nous enquêtons sur la mort du verrier à la place du coroner, selon vos ordres. Nous venons d’arriver. J’étais en train d’interroger l’apprenti…
— Ah oui ! » À ma grande surprise, il semblait avoir oublié ses propres instructions. « Mais pourquoi ici ?
— Il écoutait à la porte », expliqua Barak, en désignant du menton le jeune Green.
Maleverer se pencha en avant et saisit l’apprenti par l’oreille, le forçant à se relever. Le gamin resta planté là, terrifié, tremblant sur ses jambes potelées tandis que Maleverer le foudroyait du regard.
« Eh bien ! Qu’avez-vous tiré de ce galopin ? me demanda Maleverer.
— Il affirme qu’à sa connaissance maître Oldroyd n’avait pas d’ennemis.
— Vraiment ? » Il se tourna à nouveau vers l’apprenti. « Que sais-tu des affaires de ton maître ? Qu’as-tu appris en écoutant aux portes ?
— Rien d’autre que ce qui concernait son métier, m’sieu. »
Maleverer poussa un grognement, lâcha l’oreille du gosse et prit une profonde inspiration.
« J’ai parlé au duc de Suffolk, dit-il. Il me demande de mener moi-même l’enquête. Il semble qu’Oldroyd nous ait dupés dans les affaires qu’on a traitées avec lui. Il faut examiner ça de près.
— Sûrement pas, m’sieu. Pas le maître… »
La phrase fut interrompue par la violente gifle que Maleverer flanqua à l’apprenti, qui retomba sur le lit. Un épais filet de sang coulait de sa bouche et de sa joue qu’avait entaillées une bague de Maleverer.
« Je vais ramener à Sainte-Marie ce petit porc couinant afin de voir ce qu’un interrogatoire peut lui faire cracher. Y a-t-il d’autres domestiques ?
— Une gouvernante, apparemment, qui est sortie quérir de la volaille.
— Nous allons l’arrêter, elle aussi. » Il se tourna vers le garde le plus proche. « Prenez deux hommes et conduisez le gamin à Sainte-Marie. Vous et les autres gardes allez m’aider à fouiller la maison. » Un garde força à se remettre sur pied l’apprenti, qui hoqueta, cracha une dent dans sa main, puis se mit à pleurer de désarroi et d’effroi. Sans ménagement, le garde fit sortir de la chambre le jeune Green à la bouche ensanglantée. Sir William se tourna soudain vers l’autre garde.
« Vous, descendez au rez-de-chaussée et organisez la fouille.
— Qu’est-ce qu’on doit chercher, sir William ?
— Je le saurai quand je verrai ce que vous aurez déniché. » Il suivit des yeux le garde puis me foudroya du regard. « Vous êtes déchargé de cette affaire. Ne vous en occupez plus. Compris ?
— Oui. Nous…
— Déchargé… Et les paroles que vous avez recueillies ce matin de la bouche d’Oldroyd à propos du roi, ainsi que ce nom… Blaybourne, ajouta-t-il en baissant la voix. Pas un mot de cela à quiconque, c’est compris ? En avez-vous parlé à quelqu’un ?
— Non, sir William.
— Eh bien, repartez, tous les deux ! Vaquez à vos occupations… »
Il fut interrompu par un raffut montant de la rue. De la fenêtre, il vit ses hommes traîner par les bras l’apprenti, que ses jambes ne soutenaient plus. Le gamin hurlait de terreur et suppliait qu’on le lâche. Un brouhaha de voix fusaient par les portes avoisinantes ouvertes, et une foule de gens – surtout des femmes – sortaient sur le seuil de leurs logis. Quelqu’un lança : « Honte à vous ! » à l’adresse des soldats. « Chiens de Sudistes ! » cria une autre voix. Maleverer serra les dents.
« Je les ferai tous jeter en prison, mordieu ! » Fou de colère il se précipita hors de la chambre, et, quelques instants plus tard, je l’entendis beugler à la foule : « Retournez à vos affaires ou je vous fais tous arrêter et fouetter ! »
Barak me donna un petit coup de coude. « Il me semble que nous devrions sortir tant que c’est encore possible. Filons par la porte de derrière ! »
J’hésitai. Je jetai un coup d’œil à l’endroit du mur qu’avait regardé l’apprenti, puis, hochant la tête, je suivis Barak dans l’escalier. Deux autres soldats gardaient la grille de derrière. J’expliquai que nous étions là en mission officielle, mais je dus montrer mon mandat afin qu’ils nous laissent sortir. Nous nous retrouvâmes dans une venelle qui conduisait à la rue principale, et reprîmes lentement le chemin du Guildhall, un peu ébranlés tous les deux par ce qui venait de se passer.
« Est-ce qu’on pourrait déjeuner ? demanda Barak. J’ai l’estomac dans les talons.
— D’accord. » Je me rendis compte que j’avais faim, moi aussi, car nous n’avions pas pris de petit déjeuner. Nous trouvâmes une auberge très animée où nous commandâmes du pain et de la potée avant d’aller nous asseoir à une table libre.
« De quoi s’agit-il, en fait ? demanda Barak à voix basse, afin de ne pas être entendu de nos voisins.
— Dieu seul le sait.
— En quoi le duc de Suffolk est-il impliqué ? C’est lui qui organise le voyage, non ?
— Oui, c’est le dirigeant en chef. Il se trouve aux côtés du roi.
— Que tramait donc Oldroyd ? On n’aurait pas envoyé un détachement de soldats uniquement parce qu’il avait fait payer trop cher le démontage des vitraux. Ça, c’est de la foutaise.
— Tu as raison. C’est seulement la première idée qui a dû traverser l’esprit de Maleverer en tombant sur nous… Il y a un motif politique, ajoutai-je en baissant la voix. C’est évident.
— Un motif lié à la conjuration ? » Barak sifflota. « Je me rappelle qu’Oldroyd avait l’air d’un papiste quand il déplorait la disparition des vitraux. »
Je hochai la tête, puis grimaçai. « Dieu seul sait pourquoi on a maltraité l’apprenti de la sorte.
— Pauvre petit nigaud ! » Barak planta sur moi un regard perçant « Il est vrai que les apprentis apprennent souvent nombre de choses en écoutant aux portes. Et pour tirer quelque révélation d’un béjaune comme le gamin, il suffit de lui faire peur.
— C’est ce qu’aurait fait lord Cromwell ? »
Il haussa les épaules. « Si le gosse a un peu de bon sens, il leur racontera tout ce qu’il sait.
— Et à l’évidence il sait quelque chose, songeai-je à haute voix. Il n’arrêtait pas de jeter des coups d’œil à un endroit précis du mur, comme si quelque chose était caché derrière la tenture.
— Vraiment ? Je ne m’en suis pas aperçu.
— J’allais le signaler à Maleverer mais il est sorti trop vite.
— Peut-être qu’on devrait retourner le lui dire maintenant. »
Je secouai la tête. « Tu as bien vu qu’il voulait qu’on quitte les lieux au plus vite. Je lui en parlerai plus tard.
— En tout cas, ce dossier ne nous concerne plus. Je ne peux pas dire que j’en suis désolé.
— Moi non plus. Pourtant…, continuai-je en hésitant. Je voudrais bien savoir de quoi il retourne. Je n’oublierai jamais la lueur de désespoir dans le regard d’Oldroyd. Ni ce qu’il a dit sur le roi et la reine, et le nom qu’il a prononcé : Blaybourne… De toute évidence, c’était important.
— Apparemment.
— À mon avis, lorsque Maleverer a rapporté les paroles d’Oldroyd au duc de Suffolk, celui-ci a saisi l’allusion. Il doit connaître des secrets d’État qu’ignore sans doute Maleverer.
— Ç’a piqué votre curiosité, n’est-ce pas ? fit Barak avec un sourire ironique. Il va falloir que je vous surveille, car vous allez être tenté d’enquêter sur la mort du verrier.
— Sûrement pas. J’ai déjà assez à faire comme ça. » Je repoussai mon assiette. « Il faut qu’on y aille. Je dois rendre visite à un autre charmant monsieur aujourd’hui : maître Radwinter. Puisqu’on est en ville, débarrassons-nous de cette corvée avant d’aller chez messire Wrenne. »
Nous traversâmes la ville en moins d’une demi-heure, car, dans ces rues étroites, il était plus aisé de se frayer un chemin à pied qu’à cheval. York étant beaucoup plus petit que Londres, nous commencions déjà à bien nous y repérer. Lorsque nous atteignîmes le château, il tombait à nouveau une bruine qui allait bientôt nous tremper jusqu’aux os. Jonché de feuilles mortes, le sol boueux de la cour intérieure était très glissant. Je levai les yeux vers le squelette de Robert Aske.
« C’est malsain de contempler trop longtemps ce genre de spectacle, murmura Barak.
— Selon Broderick cela devrait servir à rappeler à mon souvenir le sort qui peut attendre les avocats. » Je détournai le regard vers le sommet de la tour, où s’ouvrait la petite lucarne de la cellule de Broderick.
« Bien. Je vais y aller tout de suite !
— Voulez-vous que je vous accompagne, cette fois-ci ?
— Non. Je sais que tu es curieux, fis-je en souriant. Je le serais aussi à ta place. Mais il vaut mieux que je rencontre Radwinter seul à seul. Si j’emmenais quelqu’un, il le prendrait comme un signe de faiblesse. »
Il opina du chef et je me dirigeai vers le poste de garde, où l’homme au visage dur de la veille permit à Barak de s’installer près de son feu. Il m’accompagna de nouveau à la tour et déverrouilla le portail.
« Puis-je vous laisser monter tout seul, monsieur ?
— Fort bien. » Je pénétrai à l’intérieur, il referma la porte à clef derrière moi, et pour la deuxième fois je grimpai l’escalier de pierre. Le silence n’était brisé que par un bruit d’eau tombant goutte à goutte. Radwinter et Broderick étaient sans doute les seules personnes présentes dans la tour. Broderick ne risquait pas de s’échapper, pensai-je. Entre lui et le monde extérieur il y avait les vigiles en faction au pont-levis du château, les sentinelles du poste de garde, puis la porte verrouillée de la tour et finalement celle de sa cellule.
Je m’arrêtai sur le palier devant la porte de Radwinter afin de reprendre ma respiration, de manière qu’il ne me voie pas à nouveau hors d’haleine. Mais il avait l’ouïe fine, car à peine avais-je eu le temps de souffler que la lourde porte s’ouvrit brusquement. Radwinter se tenait sur le seuil, la mâchoire serrée, brandissant une épée apparemment bien effilée. Il éclata de rire en me voyant.
« Messire Shardlake ! »
Je me sentis rougir, prêt à essuyer quelque remarque narquoise, mais il me fit signe d’entrer.
« Vous m’avez fait peur. J’ai entendu du bruit sur le palier. » Il abaissa son épée. « Mais vous êtes trempé, monsieur. Venez donc près du feu ! » J’acceptai volontiers, ravi de m’approcher du brasero au charbon de bois placé au centre de la pièce.
« L’année se termine en cascade, pas vrai ? déclara Radwinter du même ton amical, lissant ses cheveux pourtant déjà bien coiffés. « Espérons qu’il fera beau vendredi pour l’arrivée du cortège. Même si dans cette pluvieuse ville d’York on n’est jamais sûr de rien.
— Non, en effet. » Pourquoi donc se montrait-il si avenant cette fois-ci ?
« Accepterez-vous un verre de vin, aujourd’hui ? » J’hésitai puis opinai du chef. Il me tendit une coupe. « Voilà ! Le médecin est venu et a bandé les brûlures de sir Edward. Il a appliqué un cataplasme sur celle qui suppurait. Il reviendra demain.
— Bien.
— Je crains que nous ne soyons partis du mauvais pied, hier. Pardonnez-moi, je vous prie. Je suis seul dans cette tour avec pour unique compagnie mon prisonnier et ces rustres de gardes. Un tel isolement rend atrabilaire. » Il me sourit, mais dans ses yeux brillait toujours la même lueur glaciale.
« Oublions cela ! » fis-je simplement, espérant que son attitude voulait dire que j’avais gagné la partie et qu’il ne contesterait plus mon autorité. Il hocha la tête, se dirigea vers l’une des étroites fenêtres et me fit signe d’approcher. À travers la vitre éclaboussée de pluie j’aperçus la large rivière, quelques maisons et, au-delà du mur de la ville, un lugubre et plat paysage de lande, de bruyère et de bois. Radwinter désigna une rue qui menait à la sortie de la ville.
« Voici Walmgate. Vendredi, le cortège entrera par là.
— Comment ces milliers de gens vont-ils donc traverser la ville pour gagner Sainte-Marie ?
— La maison du roi organise les voyages des souverains depuis des temps immémoriaux. Mais jamais aucun n’a eu cette envergure. » Il désigna l’horizon. « Là-bas se trouve Fulford Cross, qui marque la limite de la ville. C’est là que les édiles feront acte d’allégeance.
— Je dois assister à la cérémonie. »
Il se tourna vers moi. « Vraiment ?
— Je participe à la préparation des requêtes présentées au roi.
— Cette tâche n’a guère l’air de vous enchanter. »
J’hésitai. « C’est un peu impressionnant.
— Moi, j’ai déjà vu le roi, vous savez.
— Pas possible ! »
Il se rengorgea. « Vous rappelez-vous le procès de John Lambert qui s’est tenu il y a trois ans ? »
En effet. En tant que chef suprême de l’Église, le roi avait présidé le procès en hérésie de Lambert, un réformateur extrémiste. C’était le premier indice révélateur des intentions du roi : la réforme n’irait pas plus loin.
« Oui, murmurai-je. Il a été brûlé vif.
— Juste châtiment ! Lambert était sous ma surveillance durant sa détention dans la tour des Lollards. Je l’ai accompagné au procès. Le roi était… » Un sourire flotta sur les lèvres du geôlier. «… splendide. Magnifique. Tout de blanc vêtu, la couleur de la pureté. Quand Lambert a tenté d’exprimer ses interprétations hérétiques des Écritures, le roi lui a âprement enjoint de se taire, et Lambert s’est recroquevillé, tel un chien apeuré. J’ai également vu Lambert sur le bûcher, il a poussé de grands hurlements. » Il me fixa. Il avait deviné que ces détails allaient me sembler répugnants. Il jouait avec moi, comme l’autre fois. Je restai coi.
« Et le roi sera à nouveau merveilleux devant les Yorkais. C’est très malin de sa part d’obliger les nobliaux du coin à lui faire personnellement allégeance. Il leur pardonne leurs fautes tout en indiquant clairement que s’ils se parjurent ils ne doivent attendre aucune pitié de sa part. La carotte et le bâton, voilà comment on traite de tels ânes. Ainsi donc, ajouta-t-il, vous ne venez pas à York uniquement pour vous occuper de Broderick…
— L’archevêque m’a d’abord offert la mission juridique. La seconde ne m’a été confiée qu’une fois que j’ai accepté la première.
— Oui, gloussa-t-il, il sait se montrer finaud comme un renard. Mais cela va bien vous rapporter.
— Assez bien, fis-je sèchement.
— Assez pour acheter une nouvelle robe, j’espère. Surtout si vous devez voir le roi. Celle que vous portez est déchirée. Je vous le signale au cas où vous ne vous en seriez pas rendu compte.
— J’en ai une autre. J’ai déchiré celle-ci ce matin. Sur le chariot d’un verrier.
— Vraiment ? Étrange mésaventure.
— En effet. » Je lui racontai comment j’avais trouvé le corps d’Oldroyd, ne lui révélant cependant que les aspects connus de tous. Il sourit à nouveau.
« Apparemment, un avocat doit être au four et au moulin », commenta-t-il. Il posa sa coupe. « Bon. Je suppose que vous souhaitez voir sir Edward.
— Oui, s’il vous plaît. »
Comme la veille, je montai derrière lui les marches qu’il gravissait d’un pas léger. Me rappelant ses propos sur le procès de Lambert et sa mort sur le bûcher, je repensai à Cranmer qui me l’avait décrit comme un homme animé d’une foi vraie et sincère. Autrement dit, Radwinter acceptait l’orthodoxie, selon laquelle, en matière de religion, le dernier mot appartenait au roi, chef suprême de l’Église. S’il était tout à fait normal qu’un tel homme approuve la mort sur le bûcher d’un hérétique, son ton désinvolte et narquois m’avait malgré tout répugné. Ses professions de foi n’étaient-elles qu’un alibi pour justifier la jouissance qu’il tirait de la cruauté ? Je fixai son dos tandis qu’il déverrouillait la porte de la cellule de Broderick.
Sir Edward était allongé sur sa paillasse sale. On avait cependant jeté des joncs frais sur le sol comme je l’avais ordonné, et une odeur moins nauséabonde régnait dans la cellule. L’ouverture de sa chemise laissait voir un cataplasme fixé sur sa poitrine, de même que ses côtes, saillant sous une peau d’un blanc cadavérique. Cette fois encore, il planta sur moi un regard froid.
« Eh bien, sir Edward, demandai-je, comment allez-vous aujourd’hui ?
— On a mis un cataplasme sur ma brûlure, et ça pique.
— Cela indique peut-être qu’il fait son effet. » Je me tournai vers son geôlier. « Il est très maigre, maître Radwinter. Que lui donne-t-on à manger ?
— De la potée préparée dans les cuisines du château, la même qu’on sert aux gardes. Pas en trop grande quantité, il est vrai. Un homme affaibli risque moins de causer des ennuis. Vous avez vu hier comment il peut se jeter sur quelqu’un.
— Et la façon dont il est solidement enchaîné… Il a été malade. Un homme malade peut dépérir s’il est privé de nourriture. »
L’œil du geôlier s’alluma. « Souhaiteriez-vous que je commande à la cuisine du roi du pâté de grive, et pour dessert peut-être une assiette de massepains ?
— Ce n’est pas nécessaire, rétorquai-je. Mais je voudrais qu’on lui fournisse les mêmes portions que celles qu’on sert aux gardes. » Radwinter plissa les lèvres. « Occupez-vous-en, s’il vous plaît », déclarai-je d’une voix égale.
Broderick laissa échapper un rire rauque. « N’avez-vous pas songé, monsieur, que je préférerais de beaucoup être affaibli quand j’arriverai à Londres ? Si affaibli que les premières caresses du bourreau m’achèveront.
— Ils se garderont bien de vous tuer, messire Broderick, déclara Radwinter d’un ton amène. Quand vous leur serez amené, ils vous étudieront avec soin. Ils savent évaluer pour chaque prisonnier le degré de douleur qui le fera parler, tout en prenant soin de le garder conscient et en vie. Mais il est vrai qu’un homme faible supporte moins bien la douleur et parle plus vite… Vous voyez, ajouta-t-il en me souriant, mieux vous le traiterez, mieux il pourra supporter la douleur.
— Peu me chaut ! rétorquai-je d’un ton sec. Il faut le nourrir correctement.
— Et je mangerai de bon appétit, car j’ai faim. Même si je sais ce qui m’attend. » Broderick posa sur moi un regard à la fois douloureux et furieux. « Comme nous nous accrochons à la vie, n’est-ce pas, monsieur l’avocat ? Nous luttons pour survivre, même lorsque plus rien n’a de sens pour nous. » Il regarda vers la fenêtre. « Tant qu’il est resté suspendu là, chaque jour je suis venu voir le pauvre Robert, afin qu’il puisse apercevoir un visage ami. Chaque jour j’espérais le trouver mort, mais chaque jour je le voyais bouger et pousser de faibles gémissements. Oui, nous nous accrochons à la vie.
— Seuls les innocents méritent une mort rapide, affirma Radwinter. D’accord, messire Shardlake, je vais demander qu’on fournisse des rations supplémentaires à sir Edward. Autre chose ? » Je regardai Broderick, qui fixait à nouveau le plafond. Il y eut quelques instants de silence, brisé seulement par le tambourinement de la pluie sur la fenêtre.
— Pas pour le moment, répondis-je. Je reviendrai. Demain, sans doute. »
Radwinter me reconduisit hors de la cellule et verrouilla la lourde porte. Si la position de ses épaules laissait deviner sa colère, je fus néanmoins surpris par la férocité de son regard quand il se retourna vers moi, le visage empourpré, un rictus aux lèvres. Le feu qui couvait sous la glace était décelable, à présent.
« Vous sapez mon autorité devant ce sale vaurien de félon ! lança-t-il, la voix vibrant de rage. Si vous vouliez que ses rations soient augmentées, n’auriez-vous pas pu attendre qu’on soit sortis de sa cellule pour m’en faire part ? »
Je le fixai calmement. « Je veux qu’il comprenne que je suis responsable de la manière dont il est traité.
— Je vous le répète, vous ne savez pas à quel genre d’homme vous avez affaire. Vous risquez de regretter cette indulgence.
— J’obéis aux ordres que j’ai reçus. » Je pris une profonde inspiration. « Je pense, monsieur, que votre jugement est altéré. Non par le zèle, comme me l’avait annoncé l’archevêque, mais par le plaisir que vous prenez à infliger des sévices. » Son regard me glaçait les sangs, mais la colère m’aiguillonnait. « Mais vous ne prendrez pas votre plaisir en agissant à l’encontre des ordres de l’archevêque. Il saura quelle sorte d’homme vous êtes. »
À mon grand étonnement, il m’éclata de rire au nez, d’un rire moqueur qui retentit dans le couloir humide.
« Croyez-vous que l’archevêque ne sait pas qui je suis ? Il me connaît parfaitement, monsieur, et il sait que l’Angleterre a besoin d’hommes comme moi pour la protéger des hérétiques ! » Il se rapprocha de moi. « Et nous servons tous un Dieu de colère et de justice. Ne l’oubliez pas ! »