4.
POUR GAGNER L’ABBAYE SAINTE-MARIE, nous expliqua un garde, il nous fallait suivre une rue appelée Coneygate. Nous nous retrouvâmes une fois de plus dans une ruelle étroite bordée d’échoppes très bien fournies à avancer à une allure d’escargot. Un certain nombre de venelles encore plus exiguës en partaient, peut-être en direction de places et de cours situées derrière les pâtés de maisons. Dans cette ville, je me sentais enserré de toutes parts.
Comme nous passions devant une grande hôtellerie, j’aperçus sous le porche, flanqué de serviteurs empressés, un groupe de jeunes gens en pourpoint à crevés aux couleurs éclatantes qui contemplaient la foule, tout en buvant du vin au goulot d’outres en cuir. L’un d’eux, un grand et beau gars doté d’une barbe noire, désignait des passants en se gaussant de leurs vêtements misérables. Les regards courroucés qu’on lui lançait le faisaient rire encore plus fort. L’avant-garde du « grand voyage », pensai-je. Ces gentilshommes auraient dû être plus prudents.
Je songeai à Radwinter et à Broderick. Geôlier et prisonnier, la glace et le feu. À l’évidence, Radwinter infligeait tous les petits tourments possibles à Broderick, non seulement pour le maintenir à sa place mais aussi par simple plaisir. Un tel traitement pouvait entraîner des conséquences néfastes : certes, sir Edward était jeune, mais c’était également un gentilhomme, peu habitué aux privations. Cette brûlure sur la poitrine risquait de s’infecter. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’il y avait de bons médecins à York. Je regrettais toutefois que mon vieil ami Guy, l’apothicaire, ne fût pas avec moi. Mais il travaillait à Londres.
Je ne pouvais m’empêcher d’être troublé par les accusations de sir Edward – à savoir que je le gardais en bonne santé pour les tortionnaires de Londres – parce qu’il avait raison… Toutefois, lorsque sir Edward avait prié Radwinter de lui donner à boire, j’avais pu ordonner qu’on exauce son vœu.
Je me souvins également de la façon dont Radwinter avait affirmé que mon physique me rendait sensible à la condition des exclus. Comme il savait lire dans les pensées d’autrui ! Utilisait-il ses dons pour fouiller dans la cervelle des hérétiques enfermés dans la prison de Cranmer au sommet de la tour des Lollards ? Il disait vrai, en fait : ma compassion pour Broderick risquait d’altérer mon bon sens. Je me rappelai le prisonnier se jetant soudain sur son geôlier avec fureur et me demandai à nouveau ce qu’il avait bien pu faire pour être isolé et enfermé comme un pestiféré.
Devant la boutique d’un chandelier, un homme grassouillet à l’air bilieux portant une robe rouge, un chapeau de la même couleur à large bord et une chaîne en or, emblème de sa fonction, était en train d’examiner une boîte de bougies. Je devinai qu’il s’agissait du maire. Le commerçant, le tablier maculé de graisse, regarda l’homme avec anxiété lorsqu’il sortit une grosse bougie jaune de la boîte afin de l’étudier de près. Trois échevins en robe noire se tenaient à deux pas, l’un d’eux muni d’une masse en or.
« Cela fera l’affaire, me semble-t-il, déclara le maire. Assurez-vous que seules les bougies à la cire d’abeille d’excellente qualité soient envoyées à Sainte-Marie. » Il hocha la tête et le petit groupe se dirigea vers l’échoppe suivante.
« Il fait sa ronde, dis-je à Barak. Il s’assure que tout soit fin prêt pour l’arrivée de la grande escorte. Et… » Je fus interrompu par un cri perçant.
Une jeune femme s’évertuait à empêcher un gamin en loques, au nez orné d’une grosse verrue, de lui arracher le panier qu’elle serrait contre elle. Je reconnus la jeunette qui avait un peu plus tôt décoché un clin d’œil aguicheur à Barak. Un autre garnement blond au nez cassé la retenait par la taille. Barak me lança les rênes de Sukey, sauta à terre et dégaina son épée. Deux passants firent un brusque pas en arrière.
« Laissez-la tranquille, petits vauriens ! » hurla Barak. Les deux gamins lâchèrent immédiatement prise et détalèrent le long de la venelle. Barak fit mine de leur courir après, mais la jeune fille lui saisit le bras.
« Non, monsieur, non ! Restez avec moi, je vous en prie ! Ces articles sont destinés à la reine Catherine. »
Barak rengaina son épée en lui adressant un sourire. « Vous n’avez plus rien à craindre, maintenant, mam’selle. »
Je mis pied à terre avec moult précautions, gardant en main les rênes des deux montures. Troublé, Genesis piaffa.
« Que s’est-il passé ? demandai-je à la donzelle. Votre panier est destiné à la reine ? Que voulez-vous donc dire par là ? »
Elle se tourna vers moi, écarquillant ses yeux couleur de bleuet.
« Je sers dans la cuisine particulière de la reine, messire. Je suis allée acheter certaines douceurs qu’elle affectionne. » Je jetai un coup d’œil au contenu du panier : bâtons de cannelas, amandes et morceaux de gingembre. Elle fit une petite révérence. Je m’appelle Tamasin, messire. Tamasin Reedbourne. » Je notai son accent londonien, et sa robe de futaine me parut fort luxueuse pour une fille de cuisine.
« Vous allez bien, mam’selle ? demanda Barak. Ses vauriens ont bien failli déboîter vos jolis bras. »
Elle sourit, révélant des dents blanches et deux mignonnes fossettes. « J’ai refusé de lâcher prise. Quand la reine arrivera, ses appartements doivent être remplis de ses friandises préférées, toutes fabriquées avec des ingrédients apportés tout exprès à York. » Son regard passa de l’un à l’autre. « Êtes-vous tous les deux là pour attendre le cortège, messires ?
— Oui, répondis-je en esquissant un petit salut. Je suis messire Shardlake, avocat. Et voici Jack Barak, mon assistant. »
Barak enleva son bonnet et la donzelle lui décocha un nouveau sourire, un rien enjôleur, cette fois-ci.
« Vous êtes brave, monsieur. Nous nous étions déjà rencontrés, n’est-ce pas ?
— Vous savez bien que vous m’avez gratifié d’un joli sourire ce matin.
— Vous étiez alors accompagnée d’un valet de pied en livrée royale, ajoutai-je.
— En effet. Mais maître Tanner avait besoin d’acheter de l’étoffe et je lui ai permis d’entrer chez le drapier. » Elle secoua la tête. « C’était idiot de rester seule, monsieur, n’est-ce pas ? J’avais oublié à quel point cette ville est barbare.
— Est-ce lui ? » demandai-je en désignant le jeune homme au visage mince et portant l’écusson royal qui venait de sortir d’une échoppe située de l’autre côté de la ruelle. J’avais reconnu le serviteur aperçu le matin. Il traversa la chaussée pour nous rejoindre, la main sur la garde de son épée.
« Mam’selle Reedbourne ? demanda-t-il nerveusement. Que se passe-t-il ?
— Il est bien temps de vous en préoccuper, Tanner ! Pendant que vous choisissiez une étoffe pour votre nouveau pourpoint, deux garnements ont tenté de voler les douceurs de la reine !… Ce jeune homme m’a sauvée ! » ajouta-t-elle en souriant à Barak une fois de plus.
Maître Tanner baissa les yeux. Genesis tira sur sa bride.
« Il nous faut partir, dis-je. On nous attend à Sainte-Marie. Viens, Barak. On va encore nous signaler qu’on nous attendait hier. »
Je conclus l’entretien en adressant un salut à la jeune Reedbourne. Elle nous gratifia d’une nouvelle révérence.
« Je loge également à Sainte-Marie, susurra-t-elle. Peut-être allons-nous nous revoir.
— Je l’espère », répondit Barak. Il remit son bonnet tout en lui lançant un clin d’œil, ce qui fit rougir la donzelle. Nous repartîmes.
« Enfin un brin d’agitation ! s’écria-t-il d’un ton joyeux. Non qu’il y ait eu grand danger, ce n’étaient que des petits va-nu-pieds. Ils devaient croire que le panier contenait quelque chose de précieux.
— Félicitations ! m’exclamai-je avec un sourire moqueur. Tu as sauvé les gourmandises de la reine.
— La donzelle aussi est une petite gourmandise. Je jouerais volontiers à la main chaude avec elle. »
Parvenus au bout de Coneygate, nous nous engageâmes dans une autre rue qui longeait les hauts murs de l’abbaye. Les gardes du roi arpentaient le chemin de ronde, tandis que derrière eux se dressait l’immense clocher qu’on avait aperçu en entrant dans la ville et qui s’élevait presque aussi haut que la cathédrale. Les monastères avaient tous été entourés de murs mais je n’en avais jamais vu d’aussi imposants. Sainte-Marie avait dû être une vaste abbaye, et une telle muraille devait grandement contribuer à la sécurité du lieu. Était-ce la raison pour laquelle c’était elle qu’on avait choisie pour y installer le roi à York ?
Nous repassâmes sous la barbacane à Bootham Bar, tournant à gauche cette fois-ci pour nous joindre aux cavaliers et aux piétons qui faisaient la queue pour entrer dans l’enceinte de l’abbaye. Mon ordre de mission fut examiné attentivement avant qu’on nous laisse passer. Une fois à l’intérieur nous mîmes pied à terre. Barak déchargea les chevaux des sacoches contenant nos effets, les accrocha en bandoulière sur ses épaules, puis me rejoignit pour contempler le spectacle.
Sous nos yeux s’élevait un grand manoir, jadis la résidence de l’abbé, sans aucun doute. Surmontée de hautes et étroites cheminées, la bâtisse en brique rouge de trois étages était d’une splendeur particulière, même compte tenu du luxe que s’accordaient les abbés des grands monastères. Des parterres de petites roses blanches bordaient les murs, mais la pelouse avait été transformée en bourbier par le passage continu de piétons et de roues de charrette. Quelques manouvriers étaient occupés à arracher les rares mottes de gazon restantes, et à les remplacer par des dalles de pierre, tandis qu’un peu plus loin d’autres creusaient ce qui avait dû être le cimetière des moines, déterrant les pierres tumulaires et les jetant sans ménagement dans des charrettes. Au-dessus de la porte principale du manoir on avait suspendu un grand écu orné des armoiries royales.
Au-delà du manoir s’élevait une imposante église monastique de style roman, l’une des plus grandes que j’aie jamais vues. La tour carrée était dominée par un énorme clocher de pierre ; sur la façade se détachaient des arcs-boutants très ouvragés et des piliers sculptés. La maison abbatiale et l’église formaient deux côtés d’une grande cour, longue environ d’un furlong, où un spectacle stupéfiant était en train de se dérouler. Des dépendances avaient été démolies, laissant des tranchées aux endroits où se trouvaient jadis les fondations. À la place on avait dressé des dizaines de tentes, et des centaines d’ouvriers achevaient la construction de deux gigantesques pavillons. Hauts de quarante pieds, construits en bois auquel on avait donné l’aspect de la pierre, flanqués de tourelles et de barbacanes, on aurait dit de vrais châteaux. Grimpés sur des échelles, un essaim d’ouvriers s’activaient sur ces extraordinaires bâtisses, fixant des animaux héraldiques en plâtre, peignant les murs de vives couleurs, posant des vitres aux fenêtres. La forme des pavillons me rappelait quelque chose…
La cour était parsemée d’établis à tréteaux sur lesquels les charpentiers équarrissaient à la hache et rabotaient d’immenses pièces de bois. Une cinquantaine de troncs de jeunes chênes s’entassaient contre le mur de l’abbaye et tout était couvert de sciure. D’autres ouvriers sculptaient des dessins complexes sur des corniches ornementales, les lumineuses couleurs égayant le morne après-midi.
Barak sifflota. « Sangdieu ! Qu’est-ce qu’ils comptent faire ici ?
— Monter quelque incroyable spectacle. »
Nous demeurâmes là quelques instants à admirer cette scène extraordinaire, puis je touchai le bras de Barak.
« Viens ! Il nous faut trouver Simon Craike, l’homme chargé de l’hébergement… Je l’ai connu jadis », ajoutai-je en souriant.
Pour soulager un peu ses épaules, Barak déplaça les lourdes sacoches qu’il portait en bandoulière. « Vraiment ?
— C’était l’un de mes condisciples à l’école de droit de Lincoln’s Inn. Je ne l’ai pas revu depuis, toutefois. Il est entré dans l’administration royale et n’a jamais plaidé.
— Pourquoi a-t-il choisi cette voie ? Pour le traitement ?
— En effet. Un oncle qui travaillait au service du roi lui a obtenu le poste.
— Quel genre d’homme est-ce ? »
Je souris à nouveau. « Tu verras. Je me demande s’il a changé. »
Nous conduisîmes les chevaux au manoir, apparemment le centre de toute l’agitation. Des gens y entraient et en sortaient en courant, tandis que sur le perron des agents officiels lançaient des ordres, discutaient ferme, le tout en consultant des plans. Quand nous demandâmes à un garde où l’on pouvait trouver messire Craike, il nous pria d’attendre et appela un garçon d’écurie pour qu’il emmène les chevaux. Un dignitaire en robe de velours vert nous écarta de son chemin d’un geste, un autre passa en trombe entre nous deux, comme si nous étions des chiens gênant sa route.
« Bande de crétins ! marmonna Barak.
— Viens ! Sortons du passage. »
Nous nous dirigeâmes vers le coin du manoir où deux femmes discutaient avec un organisateur muni d’un plan des lieux. Il se confondait en profondes révérences, s’inclinant presque jusqu’au sol, au risque de laisser choir son plan dans la boue, tandis que la plus richement vêtue des deux femmes l’admonestait avec force. Âgée d’une trentaine d’années, vêtue d’une robe à haut col en soie rouge et portant un attifet emperlé sur ses cheveux châtains, cette femme était à l’évidence une dame de qualité. Son ingrat visage carré était rouge de colère.
« Est-ce trop demander que la reine sache comment quitter ses appartements en cas d’incendie ? l’entendis-je s’écrier d’une voix forte et perçante. Je vous repose la question : Où se trouve la porte la plus proche et qui détient la clef ?
— Je n’en suis pas sûr, madame, répondit l’organisateur en retournant son plan. La cuisine privée est peut-être la plus proche…
— Je n’ai que faire des “peut-être”. »
L’autre femme, lorsqu’elle nous vit assister à la scène, haussa les sourcils d’un air offusqué. Svelte, elle possédait un visage qui eût pu être joli sans le regard froid et hautain. Ses cheveux bouclés, châtains, que retenait un simple bandeau, n’étaient pas noués, signe qu’elle n’était pas mariée, bien qu’elle semblât âgée d’une trentaine d’années elle aussi. Elle arborait cependant une bague de fiançailles, apparemment de grande valeur : un diamant serti dans une monture en or. Lorsqu’elle montra une nouvelle fois son mécontentement, je poussai Barak du coude pour qu’il s’éloigne hors de portée de voix. Je souris en apercevant un homme vêtu d’une robe marron qui venait de se poster sur le perron et regardait de toutes parts. Reliée à son cou par un cordon bleu, une petite écritoire portait un encrier et une plume et, agrafée, une épaisse liasse de feuillets.
Je reconnus Simon Craike à son air angoissé et débordé. Sans cela je ne me le serais peut-être pas remis, les années ayant considérablement changé l’aspect de mon ancien condisciple. La bonne chère de la Cour l’avait pourvu d’un visage joufflu et d’un imposant tour de taille, tandis que de l’abondante chevelure blonde dont je me souvenais ne restait qu’une frange filasse. Il se retourna à mon appel et sa mine soucieuse s’éclaira. Barak et moi ôtâmes nos chapeaux lorsqu’il se dirigea vers nous, une main tendue, et l’autre figée sur la petite écritoire pour la maintenir d’aplomb.
« Shardlake !… Je t’ai tout de suite reconnu. Les années t’ont gentiment épargné. Et tu as même conservé tes cheveux, qui ne sont pas devenus gris !
— Un vrai miracle, répondis-je en éclatant de rire, vu les affaires dont j’ai dû m’occuper…
— Sainte Mère de Dieu ! cela doit faire près de vingt ans. » Craike eut un triste sourire. « Le monde a connu bien des changements depuis.
— En effet. » Une révolution religieuse, la dissolution des monastères et une grande rébellion, pensai-je. Et maintenant, la mort de mon père, songeai-je, ressentant un violent coup au cœur. « Donc, poursuivis-je, il paraît que tu es chargé du logement des gens de qualité à York.
— Oui. Et je n’ai jamais eu autant de travail que pour ce voyage royal. À chaque étape j’ai dû arriver avec les avant-courriers afin de m’assurer que tout le monde soit logé. La pluie a causé maints problèmes, le roi changeant constamment ses projets.
— Tu fais partie de l’escorte depuis le début ?
— Oui… Aucune escorte n’a jamais été aussi nombreuse, et de loin ! poursuivit-il en secouant la tête. Tu ne peux pas imaginer les problèmes qui surgissent. Les ordures ont constitué le souci majeur. À chaque étape il a fallu creuser de vastes fosses pour les déjections et autres détritus de trois mille personnes et cinq mille chevaux…
— Les paysans du cru ne peuvent-ils utiliser le fumier comme engrais ?
— La quantité dépasse de beaucoup leurs besoins. Et la puanteur, tu te rends compte ?
— Très bien…
— Malgré les fosses, depuis Londres jusqu’à Hull, toute la route est jonchée d’immondices. Ç’a été un cauchemar, cher ami, un vrai cauchemar… Et, ajouta-t-il, j’ai laissé ma pauvre femme à Londres.
— Tu es marié ?
— Oui. Et nous avons sept enfants. » Il sourit fièrement. « Et toi ?
— Non. Je ne me suis jamais marié. Au fait, voici mon assistant, maître Barak. »
Craike étudia Barak de ses yeux bleu pâle.
« Tu auras besoin de lui, avec tout le travail qui t’attend. Quant à moi, je suis entouré d’incapables. Il y a tant de choses à préparer ! Je crains d’ailleurs de n’avoir guère de temps à te consacrer pour le moment, bien que je sois ravi de te revoir. Je vais vous montrer votre logement.
— Quel beau bâtiment ! m’écriai-je en indiquant le manoir d’un signe de tête.
— Oui. C’était la maison abbatiale. Le roi y séjournera à son arrivée… En son honneur on l’a rebaptisée le « Manoir du roi ».
— Peut-être aura-t-on l’occasion de se revoir plus tard pour causer du bon vieux temps.
— Cela me ferait très plaisir, cher ami. Si je le peux… » Il se tut brusquement, au moment où les deux femmes apparurent au coin du bâtiment. Son visage reprit alors son expression d’angoisse. « Tudieu ! voici de nouveau lady Rochford ! »
Je sursautai car, prononcé au milieu de n’importe quel groupe de personnes, ce nom avait le pouvoir de faire frémir tout le monde. Nous nous empressâmes tous les trois de lui adresser un salut. Lorsque nous nous relevâmes, j’étudiai de plus près son visage carré. La face enflammée, renfrognée de lady Rochford témoignait de son exaspération. Voyant que je scrutais les traits de sa maîtresse, sa dame de compagnie, munie du plan que l’organisateur leur avait montré, me lança un nouveau regard désapprobateur.
« Messire Craike ! lança lady Rochford d’un ton sec. Votre rustre de commis ne peut répondre aux questions les plus élémentaires. Je veux savoir, monsieur, s’il existe, du côté où vont se trouver les appartements de Sa Majesté, une sortie privée que pourrait emprunter la reine si besoin était. Elle a une peur viscérale des incendies. Durant son enfance à Horsham la maison d’à côté a failli brûler entièrement…
— Je suis désolée, milady.
— Au diable les “milady” ! Jennet, le plan ! Dépêchez-vous ! »
La dame de compagnie tendit le plan à Craike, qui le plaça sur son écritoire, l’étudia quelques instants, avant d’indiquer une porte.
« Voilà. L’issue la plus proche, c’est la sortie de la cuisine privée.
— Est-elle gardée ?
— Non, madame.
— Alors il me faudra des clefs. Occupez-vous-en, Jennet ! Ne restez pas là comme une brebis égarée. » Sur ce, lady Rochford arracha le plan à Craike, et les deux femmes s’éloignèrent, soulevant leurs jupes pour les protéger de la boue.
Craike s’épongea le front. « Dieu du ciel ! Cette femme est une véritable ogresse.
— Oui. Je connais son histoire. Et qui est sa dame de compagnie à la triste figure ?
— Mlle Jennet Marlin, une fille d’honneur. Elle a de bonnes raisons d’avoir l’air triste : son fiancé est à la Tour, accusé d’avoir trempé dans la conspiration.
— Elle est originaire de la région, n’est-ce pas ?
— En effet. Elle a été choisie pour venir à York grâce à sa connaissance des lieux. Elle fait partie d’une famille de réformateurs et aucun soupçon de déloyauté ne pèse sur elle. » Il esquissa une moue de dégoût, juste assez significative pour me suggérer sa position en matière de religion. « Bon. Allons-y ! Je vais vous conduire à votre logement. Ce n’est pas ce qu’on fait de mieux, mais dans quelques jours il y aura des milliers de gens ici… Des milliers ! répéta-t-il en secouant la tête.
— Il ne reste plus que quatre jours avant leur arrivée, n’est-ce pas ?
— Oui. Il faut que j’envoie mes inspecteurs aux auberges aujourd’hui afin qu’ils vérifient que tout est prêt. Quelque chose peut toujours mal tourner. Sainte Mère de Dieu, quels ennuis nous avons eus pendant les pluies de juillet ! Le nombre de charrettes cassées et embourbées… Le voyage a failli être annulé.
— Je suis certain que tout ira bien », le rassurai-je en souriant. Je me rappelai soudain Craike étudiant tard à la bibliothèque de Lincoln’s Inn, entouré de ses feuilles de notes, les doigts tachés d’encre, déterminé dans ses aspirations à la perfection.
« Je l’espère, soupira-t-il. Les constants changements d’itinéraires m’ont rendu à moitié fou. Le roi était censé demeurer deux jours à Pontefract, et il y est resté près de deux semaines. À présent, il est à Hull, ce qui n’était pas prévu.
— Peut-être que ce contretemps sera utile pour terminer tous les travaux qui se déroulent dans l’avant-cour. À quoi toutes ces constructions vont-elles servir ?
— Désolé, mais je n’ai pas le droit d’en parler, répondit-il d’un air gêné. On l’annoncera à l’arrivée du cortège. » Il se mit en marche, en direction de l’église du monastère. « Mais ces travaux… quel cauchemar, quel cauchemar ! »
Barak sourit d’un air moqueur derrière son dos. Il paraissait de meilleure humeur depuis la rencontre avec la jeune fille.
« A-t-il toujours été comme ça ? chuchota-t-il.
— C’était l’étudiant le plus consciencieux que j’aie jamais connu. Il ne laissait rien au hasard.
— Pas de meilleure recette pour avoir une attaque… »
J’éclatai de rire. « Allons-y avant qu’il ne nous distance. »
Comme nous atteignions l’église, je constatai qu’un grand nombre des vitraux avaient été enlevés et que d’autres étaient brisés. Un peu plus loin, juché sur une échelle, un homme brun entre deux âges s’appliquait à détacher un vitrail avec une grande délicatesse. Au pied de l’échelle, un énorme cheval noir paissait à côté d’un chariot à hauts bords.
« On enlève donc tous les vitraux, dis-je à Craike. L’église aura l’air bien triste à l’arrivée du roi.
— Le maître verrier s’efforce d’en enlever le plus possible avant la venue du cortège, car le roi voudra vérifier que l’église est désormais hors d’usage. »
Au bruit de nos voix, le verrier s’arrêta et baissa les yeux vers nous. Il avait un visage mince, soucieux, un regard perçant et suspicieux.
« Ça avance, maître Oldroyd ? lui lança Craike.
— Pas trop mal, m’sieu, merci.
— Réussirez-vous à ôter tous les vitraux avant l’arrivée du roi ?
— Oui, m’sieu. Je serai ici chaque jour aux aurores jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul. »
Craike nous fit gravir les marches usées de l’église dont le grand portail était à demi ouvert. Des empreintes de chaussures boueuses maculaient le seuil. À l’évidence, l’église était devenue une voie de passage très fréquentée.
Jadis, l’édifice avait été magnifique. De grands arcs et des piliers richement décorés de peintures vertes et ocre s’élevaient à des hauteurs vertigineuses. Le sol était dallé de carreaux ornés de dessins très variés. Illuminé par des cierges, l’endroit avait dû être extrêmement impressionnant. À présent, hélas ! les nombreuses fenêtres vides projetaient une lumière froide et blafarde dans les chapelles latérales démeublées et dans les niches dépouillées de leurs statues, dont certaines gisaient désormais en morceaux sur le sol. Des traces de boue et des carreaux brisés indiquaient un raccourci menant à un autre portail, à demi ouvert lui aussi, à l’extrémité sud de la nef. Comme nous traversions l’église dévastée, nos pas résonnaient en un écho sinistre au milieu du silence qui contrastait avec l’animation extérieure. Je fus pris de frissons.
« Oui, il fait froid, dit Craike. L’endroit est humide et brumeux, car nous sommes ici tout près de la rivière. »
On avait construit un nombre considérable de stalles en bois contre les murs. Quelques chevaux s’y trouvaient déjà, mais beaucoup d’entre elles étaient vides. Des tas de paille se déversaient même dans les bas-côtés.
Barak désigna une stalle. « Voici Sukey et Genesis.
— L’église est réquisitionnée comme écurie ? m’écriai-je, incrédule.
— L’endroit hébergera en effet tous les chevaux des courtisans et des dignitaires. Il s’agit d’une utilisation rationnelle de l’espace. Cela peut sembler certes sacrilège, même si l’église est désaffectée. »
Nous sortîmes par le portail sud et nous nous retrouvâmes dans une autre grande cour, tout aussi animée. Là encore, des constructions s’élevaient contre les murs, notamment un corps de garde imposant et une autre église plus petite. Celle-ci était encore intacte – peut-être était-ce l’église de la paroisse. On déchargeait toutes sortes de produits des charrettes : sac sur sac de pommes et de poires, tas de charbon de bois et fagots de branchages, brassées de bougies de toutes les tailles, innombrables bottes de foin. Des serviteurs transportaient les articles dans les bâtiments et dans une série de cabanes temporaires. On avait érigé des rangées de palissades dans l’intention d’y parquer un troupeau entier de moutons, de nombreuses vaches et même des cerfs. Dans un enclos, des centaines de volailles – poules, canards, dindes, et même deux grandes outardes dont les ailes géantes avaient été coupées –, pressées les unes contre les autres, dénudaient le sol en picorant tout ce qui poussait. Tout près, un groupe d’ouvriers installaient des tuyaux dans une tranchée descendant jusqu’au mur sud du monastère. Au loin, par une porte ouverte, j’aperçus des laisses de vase et une large rivière grise. « Je n’ai jamais vu tant de travaux à la fois ! m’écriai-je en secouant la tête.
— Dès vendredi il y aura trois mille bouches à nourrir. Mais venez, nous allons de ce côté-ci. » Craike nous fit longer les enclos des animaux en direction d’un grand bâtiment de deux étages. « C’était l’hôpital des moines, expliqua-t-il, l’air confus. Nous l’avons divisé en cabines. On n’a pas pu faire mieux. La plupart des juristes y sont logés. Les serviteurs n’ont que de malheureuses tentes. »
Un petit groupe d’employés officiels bavardaient devant la porte, certains portant le bâton rouge, emblème du portier chargé d’empêcher les intrus de pénétrer dans les palais royaux. Un homme grand et corpulent en robe de juriste, qui dépassait tous les autres d’une tête, était en train de les interroger. Craike baissa la voix. « C’est sir William Maleverer. Juriste et membre du Conseil du Nord, il est en charge de tout ce qui concerne les affaires juridiques et la sécurité. »
Craike s’approcha de lui et toussota pour attirer son attention. L’homme corpulent se retourna, l’air agacé. Âgé d’une quarantaine d’années, le visage lourd et dur, il portait une barbe noire, la fameuse « barbe en bêche » à la mode, dont l’extrémité était taillée en ligne droite. Deux yeux noirs et glacés nous étudiaient.
« Eh bien, messire Craike, qui vous m’amenez aujourd’hui, avec votre petite écritoire de clerc ? » Sa voix était profonde et empreinte d’un accent du Nord. Je me souvins alors que les sièges du Conseil du Nord étaient occupés par des loyalistes de la région.
« Le confrère Matthew Shardlake, sir William, qui vient de Londres, et son assistant.
— Vous vous occupez des requêtes adressées au roi, n’est-ce pas ? »
Maleverer me toisa d’un air méprisant, comme si sa haute stature et son dos bien droit étaient le fruit de quelque grande vertu. « Vous êtes en retard.
— Je vous prie de nous excuser. La chevauchée a été rude.
— Vous devez préparer les dossiers pour vendredi. En compagnie du confrère Wrenne.
— Nous l’avons déjà rencontré. »
Maleverer émit un grognement. « C’est une vieille femme… Mais je vais devoir vous laisser vous arranger ensemble. J’ai d’autres affaires plus importantes à traiter. Assurez-vous simplement qu’un résumé de ces placets soit rédigé dès jeudi matin et porté aux bureaux du grand chambellan.
— Je suis certain que tout sera fin prêt. »
Il planta derechef sur moi un regard dédaigneux. « Vendredi, vous serez en présence du roi. J’espère que vous possédez des vêtements de meilleur aloi que ce manteau crotté.
— Dans nos bagages, monsieur. » J’indiquai les sacoches que Barak équilibrait sur ses épaules.
Maleverer hocha sèchement la tête et se retourna vers ses compagnons. Barak m’adressa une grimace au moment où nous entrions dans le bâtiment. L’intérieur était sombre et lugubre, les murs percés d’étroites fenêtres en arceau ; un feu de petit bois flambait au milieu du sol dallé. Les scènes religieuses jadis peintes sur les murs avaient été grattées, ce qui donnait au lieu un aspect négligé, et l’on avait érigé des cloisons en bois pour diviser la salle en cabines. L’endroit semblait vide ; tout le monde devait être au travail.
« Sir William est un homme sévère, déclarai-je simplement.
— C’est un homme dur, comme tous les membres du Conseil du Nord, répondit Craike. Je suis content de n’avoir guère affaire à lui… Bon, j’ai pris la liberté de vous attribuer, à toi et à ton assistant, des cabines contiguës – normalement, maître Barak devrait être logé dans une tente de serviteurs. Il y a tant de monde et une telle diversité de rangs qu’il est difficile d’assigner à chacun la place qui lui est due.
— Ça m’est égal », répondis-je en souriant. Craike eut l’air soulagé et se mit à fouiller parmi les documents empilés sur sa petite écritoire. Il en retira un certain bout de papier, puis nous conduisit le long de la rangée de cabines, dont les portes étaient numérotées.
« Dix-huit, dix-neuf… Oui, ce sont bien les vôtres. » Il fit une marque sur son papier et me sourit. « Eh bien, cher ami, j’ai eu grand plaisir à te revoir, mais il faut que je me sauve…
— Bien sûr. J’espère qu’on aura quand même l’occasion de boire une chope d’ale ensemble pendant notre séjour ici.
— J’en serai enchanté, si on trouve le temps… Mais tout cela, ajouta-t-il en désignant la cour d’un geste de la main, quel cauchemar ! » Il nous fit un bref salut, jeta un nouveau coup d’œil à sa liste et s’esquiva prestement.
« Eh bien, voyons ce que ce brave Craike nous a attribué ! » dis-je à Barak. Je tournai la clef qui se trouvait dans la serrure de la cabine. Le mobilier se composait seulement d’un lit de camp et d’un petit coffre à linge. J’enlevai avec précaution mes bottes de cheval et, poussant un soupir de soulagement, m’allongeai sur la couche. Quelques instants plus tard on frappa à la porte et Barak fit son entrée, pieds nus et chargé de mon bagage. Je me dressai sur mon séant.
« Sangdieu ! m’écriai-je. Tes pieds ! Quelle odeur ! Mais les miens aussi, j’imagine.
— En effet. »
Je percevais la fatigue dans sa voix.
« Décidons de nous reposer cet après-midi, dis-je. On n’a qu’à dormir jusqu’à l’heure du dîner.
— Entendu. Quel tohu-bohu ! Je n’ai jamais vu tant de victuailles et de bêtes au même endroit, ajouta-t-il en secouant la tête. Quelle que soit la parade secrète qu’on prépare là-bas, tout est fait pour elle. »
Je claquai des doigts. « Ces pavillons m’ont rappelé quelque chose, dis-je, et je viens de me souvenir de quoi il s’agit… Le camp du Drap d’or.
— Quand le roi s’est rendu à Calais pour rencontrer le roi de France ?
— Oui. Voilà vingt ans. Il y a une peinture représentant l’événement au Guildhall. On avait érigé d’énormes pavillons et des tentes géantes tout à fait similaires qu’on avait couverts de draps d’or, d’où le nom. Bien sûr, Lucas Horenbout s’en est inspiré.
— Dans quel dessein ?
— Je l’ignore. Pour célébrer quelque grand événement. Mais peut-être devrions-nous maîtriser notre curiosité et nous contenter d’accomplir notre tâche.
— Revêtir un manteau couleur de muraille…
— Exactement.
— Et lady Rochford est ici. À éviter comme la peste, mordieu ! »
Je posai sur lui un regard grave. « Oui. Elle a fait partie du plus noir complot ourdi par ton ancien maître. »
Barak se dandina, embarrassé. Cinq ans plus tôt, lady Rochford avait été l’une des personnes utilisées par Thomas Cromwell pour discréditer la reine Anne Boleyn en l’accusant d’écarts de conduite. Le témoignage de lady Rochford avait été le plus effroyable. Elle avait accusé George Boleyn, son propre époux, d’avoir eu des relations incestueuses avec sa sœur. J’avais de bons motifs d’être persuadé que les accusations portées contre la reine avaient été fabriquées pour des raisons politiques, comme le devinaient la plupart des gens, d’ailleurs.
« Son nom est devenu indissociable de la notion de traîtrise, poursuivis-je. En outre, elle a été généreusement récompensée pour sa collaboration. On l’a nommée dame de la Chambre privée de Jane Seymour, puis d’Anne de Clèves et aujourd’hui de Catherine Howard.
— Ça n’a pas l’air de la rendre très heureuse, à en juger par sa mine, n’est-ce pas ?
— En effet. Ses éclats de colère semblaient dissimuler un malaise. Reconnaissons qu’il ne doit pas être très drôle de savoir que tout le monde vous déteste. Espérons qu’on n’aura pas le malheur de la croiser de nouveau.
— Mais vous devez rencontrer le roi.
— Il paraît… » Je secouai la tête. « Bizarrement, j’ai du mal à intégrer cette idée.
— Et vous devez vous occuper du prisonnier du château. Vous n’avez pas le choix en la matière.
— Soit. Mais, comme je l’ai déjà dit, j’ai l’intention de poser le moins de questions possible. » Je racontai à Barak ce qui s’était passé au château d’York, lui décrivis la cruauté de Radwinter et la façon dont Broderick s’était jeté sur lui, sans mentionner cependant ce qu’avait dit le geôlier sur la sympathie que je ressentais pour le prisonnier. À la fin de mon récit, Barak avait l’air songeur.
« Rares sont ceux qui savent comment se comporter avec les prisonniers dangereux, les garder et les surveiller. Le comte Cromwell tenait en haute estime ceux qui possèdent cette faculté. » Il posa sur moi un regard grave. « Je pense que vous avez raison. Ne vous liez pas davantage qu’il n’est nécessaire avec l’un ou l’autre. »
Sur ce, il me quitta en me promettant de m’avertir à l’heure du dîner. J’entendis un grincement et un soupir au moment où il s’allongeait sur le lit dans la cabine d’à côté. Je fermai les yeux et ne tardai pas à m’endormir. Je rêvai que mon père m’appelait de l’extérieur d’une voix vive et claire, mais que lorsque je me levai de ma couche pour aller le rejoindre, la porte de la cabine avait été remplacée par une porte aussi épaisse et lourde que celle de la cellule de Broderick, et qu’elle était fermée à clef.
Barak jouissait du don enviable de déterminer avant de s’endormir le moment où il voulait se réveiller, et il lui arrivait rarement de manquer l’heure. Le coup qu’il frappa à ma porte me tira de mes rêves tourmentés. La cabine était sombre et je vis par la fenêtre que le soleil était bas dans le ciel. Je rejoignis Barak dans la salle où se dressaient d’autres personnes, des maîtres clercs ainsi que deux jeunes avocats en robe noire. L’un des deux, un petit homme fluet qui se tenait près du feu pour se réchauffer les mains, intercepta mon regard et me fit un salut.
« Vous venez de vous joindre à nous, monsieur ? me demanda-t-il en nous dévisageant, Barak et moi, de ses grands yeux curieux.
— Oui… Je suis le confrère Shardlake de Lincoln’s Inn et voici Barak, mon assistant. Nous devons aider à préparer les requêtes présentées au roi.
— Ah bien ! » Il parut impressionné et me gratifia d’un sourire engageant. « Paul Kimber, également de Lincoln’s Inn. » Il inclina à nouveau le buste.
« Et vous, quelle tâche assurez-vous dans ce voyage ? m’enquis-je.
— J’appartiens au bureau de l’officier de bouche de la maison du roi et je m’occupe de l’établissement des contrats passés avec les fournisseurs au cours du voyage. Je participe à leur élaboration, à tout le moins. Je suis avec le cortège depuis le début et ç’a été un dur labeur de négocier avec ces barbares de Nordistes. » Il partit d’un rire méprisant.
« Savez-vous où nous pourrions trouver à dîner ? demandai-je.
— Dans la salle à manger commune à tous – avocats, maîtres clercs, commis, charpentiers… Vous aurez besoin d’un document indiquant que vous avez “la bouche à Cour”.
— Où se le procure-t-on ?
— Au bureau de la Grande Salle. » Il fronça le nez. « Je ne saurais vous dire où il se trouve à présent. On devait le déplacer aujourd’hui pour l’installer en d’autres lieux, à cause de l’arrivée du cortège.
— Fort bien. Nul doute qu’on parvienne à le trouver. »
Nous sortîmes du bâtiment. Une senteur automnale de fumée de feu de bois flottait dans l’air. Je frissonnai, l’humidité étant devenue plus prononcée. Un peu plus loin, des valets en blouse marron nourrissaient les troupeaux de bêtes dans leur enclos de fortune.
« Retraversons l’église, dis-je. Cela doit se trouver quelque part de l’autre côté du manoir. »
Nous martelâmes à nouveau le sol de l’église du monastère, glaciale, arrimée d’ombres au coucher du soleil, et habitée par un silence que seul le bruit des chevaux bougeant dans leurs stalles venait rompre. Nous sortîmes par le portail principal et nous arrêtâmes sur le seuil pour contempler la première cour. Les ouvriers étaient toujours occupés à scier et à peindre. Je n’en avais jamais vu en aussi grand nombre, travaillant à une telle vitesse. Deux valets déchargeaient des lampes contenant de grosses bougies blanches et les apportaient aux artisans. De nombreuses tentes étaient déjà éclairées par une source lumineuse placée à l’intérieur.
« Ils ont donc l’intention de continuer à travailler une fois la nuit tombée ? demanda Barak.
— À ce qu’il paraît. Espérons pour eux qu’il ne pleuvra pas. »
Un cliquetis m’incita à me retourner. Oldroyd, le verrier, que nous avions vu plus tôt dans la journée, passait près de nous, conduisant son énorme cheval, une de ces gigantesques bêtes noires des Midlands, les plus grandes et les plus puissantes du pays, qui tirait un chariot à hauts bords, plein de verre.
« La journée de travail a été bonne, l’ami ?
— Oui-da. Très occupée, m’sieu », me répondit-il d’un ton neutre. Lorsqu’il toucha son bonnet je vis que sa main était sillonnée de minuscules cicatrices, vestiges des coupures subies au cours de sa carrière de verrier. « On me laisse garder le verre et le plomb en paiement de mon travail.
— Qu’est-ce que vous en faites ?
— Ça va chez les gens de qualité. Une bête mythique ou un laboureur au travail font un joli panneau central pour une fenêtre, et ça revient moins cher que de peindre un nouveau vitrail. » Il se tut. « Mais on m’ordonne de fondre les figures de moines et de saints. C’est triste car elles sont souvent très belles… » Il s’interrompit brusquement avant de me lancer un regard anxieux : de telles remarques risquaient d’être interprétées comme une critique de la politique du roi. Je lui souris pour lui signifier que ces paroles ne me choquaient pas. Je crus un instant qu’il allait ajouter quelque chose, mais, la tête basse, il conduisit son puissant cheval vers la porte.
Je parcourus les tentes du regard, espérant apercevoir Horenbout. Barak demanda à deux employés qui passaient à toute vitesse près de nous s’ils savaient où se trouvait le bureau de la Grande Salle, mais ils se contentèrent de secouer la tête. Tout le monde semblait extrêmement pressé. Barak soupira et fit un signe de tête en direction de la guérite qui abritait la sentinelle préposée à la vérification des papiers des entrants et des sortants.
« Allons le lui demander. »
Nous nous dirigeâmes vers l’homme en faction, un jeune sergent vêtu de la livrée des hallebardiers de la garde royale occupé à vérifier les papiers d’un charretier. Ce grand jeune homme aux cheveux de lin et au beau visage franc semblait âgé d’une vingtaine d’années. Jetant un coup d’œil à l’intérieur de sa guérite, j’aperçus, sur une étagère placée sous la fenêtre, une bible ouverte, l’une de celles enrichies de notes destinées aux lecteurs peu instruits.
« Tout est en ordre », déclara-t-il en rendant ses papiers au charretier lequel fit alors entrer son cheval dans l’enceinte.
« Vous savez où se trouve le bureau de la Grande Salle ? s’enquit Barak. Nous venons d’arriver et nous avons faim.
— Désolé, messieurs, mais je n’en ai pas la moindre idée. Il paraît qu’il a changé de lieu.
— C’est ce que tout le monde dit.
— Ses friands ne sont pas mauvais… » Le jeune militaire désignait un marchand de pâtés qui vantait sa marchandise au milieu des charpentiers. Son affaire semblait florissante.
« Vous en avez envie ? me demanda Barak.
— Ça vaudra mieux que de déambuler toute la soirée parmi cette foule. »
Il se dirigea vers le marchand qui lui fit un petit salut respectueux, car il se trouvait en territoire royal désormais.
« Merci, dis-je au sergent.
— Il n’y a pas de quoi, monsieur. Tout est sens dessus dessous, ce soir.
— D’où êtes-vous, sergent ? demandai-je, curieux de son accent du Sud.
— Du Kent, monsieur.
— Ah oui ! Il me semblait bien avoir reconnu l’intonation. J’ai traité un dossier dans cette région il y a quelques années.
— La plupart des soldats recrutés pour le voyage viennent du Kent. Six cents archers en arrivent avec le roi vendredi. Il sait que nous sommes les meilleurs du pays et les plus loyaux. »
Je fis un signe de tête en direction de sa bible. « Vous approfondissez vos connaissances ?
— Notre chapelain affirme que tout le monde doit apprendre à bien lire, répondit-il en rougissant.
— C’est la pure vérité. Eh bien, bonne soirée, sergent ! » Je rejoignis Barak. Nous mangeâmes nos pâtés tout en regardant les artisans. Quel extraordinaire spectacle ! Les ouvriers s’interpellaient, des centaines de lampes brillaient, tandis qu’au sommet du mur d’enceinte, armés de leurs piques et de leurs fusils, des gardes arpentaient le chemin de ronde. Je contemplai la masse silencieuse de l’église se découpant contre le ciel qui s’assombrissait.
« Je me remettrais volontiers au lit, dit Barak.
— Moi aussi. On n’a pas dormi la nuit dernière. »
Nous retournâmes à notre résidence. Le bâtiment fourmillait désormais d’avocats et d’agents officiels, mais sur le chemin de nos cabines nous étions trop épuisés pour leur offrir plus qu’un salut de la tête. Je m’endormis à peine la tête posée sur l’oreiller.
Je me réveillai très tôt, enfin repu de sommeil. L’aube pointait à peine et de toutes parts on entendait les ronflements et les grognements des dormeurs. Il était rare que je me réveille avant Barak. Je m’habillai en silence, passai la main sur mes joues rugueuses. Il fallait absolument que je me rase.
Je sortis sans faire de bruit. Une pâle lumière blafarde éclairait l’atmosphère tranquille et brumeuse. Pour la première fois depuis notre arrivée, le silence régnait à Sainte-Marie : ni appels, ni crissements de scie, ni martèlements de pas pressés. Les animaux étaient calmes dans leur enclos, leur haleine formant de la buée. Je traversai la cour en direction de l’église, mes pas étouffés par l’herbe que la pluie de la nuit avait détrempée. Le toit disparaissait dans la brume. Deux ou trois ans auparavant, songeai-je, les moines auraient été à l’office en cet instant, leurs chants montant et descendant dans l’air.
Je décidai de traverser l’église pour voir ce qui se passait dans la cour principale. Une faible clarté tombait des fenêtres, et toutes les chapelles latérales, où jadis brûlaient des cierges devant les statues des saints, étaient vides et sombres. Je me dirigeai vers les chevaux et glissai quelques mots à l’oreille de Genesis et de Sukey avant de poursuivre ma route. À mi-chemin, je fus surpris d’entendre un grattement et un tintement de verre incessants. Me retournant, j’aperçus au-dessus de moi la silhouette de maître Oldroyd, déjà à la tâche, occupé à taillader le plomb autour d’un vitrail.
Je pénétrai dans la cour principale. Le silence régnait là aussi. Les silhouettes fantomatiques des énormes pavillons se dressaient dans la brume. La porte donnant sur Bootham était fermée. Appuyé sur sa pique, l’air endormi, un garde bâillait. Les lumières clignotaient à la fenêtre de la maison abbatiale et quelques employés se tenaient déjà sur le seuil, toussant et battant la semelle.
« Messire Shardlake ! » lança une voix de femme derrière moi. Je me retournai. La jeune Tamasin, vêtue d’un beau manteau à capuchon de demi-laine, se dirigeait vers moi. Je fis halte.
« Mam’selle Reedbourne…
— Bonjour, monsieur, dit-elle en me faisant la révérence. Je suis contente de vous rencontrer. Je voudrais vous présenter mes remerciements en bonne et due forme pour l’aide que vous m’avez apportée hier. Maître Barak est-il avec vous ? demanda-t-elle en scrutant le brouillard.
— Il est encore au lit. Et vous, mam’selle Reedbourne, comment se fait-il que vous soyez si matinale ? » Je repensai à l’incident de la veille. Elle avait eu de la chance d’être attaquée juste au moment où nous passions par là à cheval…
Elle me sourit. « J’ai rendez-vous avec Jennet Marlin, ma maîtresse, pour aller voir les cuisiniers. Lady Rochford n’est pas satisfaite de l’organisation de la cuisine particulière de la reine. Ma maîtresse a une lourde journée en perspective et souhaite commencer de bonne heure. » Je l’étudiai de près. Ainsi donc, elle travaillait pour Jennet Marlin, la femme à l’air renfrogné qui accompagnait lady Rochford la veille.
« Je crains que Mlle Marlin ne soit encore couchée, elle aussi, dit la donzelle en serrant davantage son manteau. Mais je dois l’attendre ici. »
Je hochai la tête. « Bon. Il me faut poursuivre mon chemin.
— Peut-être reverrai-je maître Barak ? reprit-elle, pas du tout refroidie par mes manières distantes. Afin de le remercier.
— Nous allons être très occupés. Je doute que nos chemins se croisent à nouveau.
— Ce n’est pas pourtant impossible puisque nous logeons tous ici… »
Elle fut soudain interrompue par un grand cri, en provenance de l’église, qui venait de percer le brouillard. Cri terrible d’animal, d’une force inhumaine, qui fit se hérisser les cheveux de ma nuque. Un dignitaire en robe rouge qui se dirigeait vers les travaux s’arrêta net, la mâchoire tombante.
« Dieu du ciel ! qu’est-ce que… ? » souffla Tamasin.
L’horrible cri se fit à nouveau entendre, plus près cette fois-ci, et une énorme silhouette aux contours imprécis apparut, chargeant à travers la brume. Elle heurta le dignitaire en robe rouge, qui s’effondra comme une quille, avant de continuer à charger, droit sur Tamasin et moi.