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Raoul marche lentement. La banquise est parcourue de congères qui craquent, de levées de glace dont la voûte sonne sous le pas comme du métal. La fatigue le tire en arrière beaucoup plus que le poids de ce traîneau. Il n’a pas fait trois cents pas qu’il est déjà trempé de sueur. Il a un ricanement :

— Tant mieux, ça ira plus vite.

Durant un long moment, la banquise sonne à la manière d’une énorme futaille vide. Ce bruit semble emplir la nuit bien plus loin que l’invisible horizon. Tout va se briser, s’émietter et engloutir ce qui passe.

Les rochers grandissent. Raoul peine longtemps, très longtemps dans ce reste de jour que la glace semble avoir conservé prisonnier uniquement pour guider sa marche harassée.

Lorsque Raoul atteint les premiers récifs, la nuit est là. Il devine les rochers à la voix différente du vent qu’ils écorchent au passage et qui jure. Le trappeur se retourne. La côte n’est plus visible.

Il reprend sa marche jusqu’au couloir étroit qui sépare les deux premiers écueils. Le nordet resserré miaule plus aigu. Ici, on ne le verra pas de la côte.

Il s’arrête. Son souffle est saccadé. Il semble que chaque goulée d’air qu’il aspire plante une aiguille jusqu’au fond de ses poumons. Il lâche la courroie qui lui a scié l’épaule. Il tâte le traîneau et le corps dur comme pierre à travers les plumes du vêtement. Il s’agenouille et enlève ses mitaines qu’il lance loin dans l’obscurité. Ses doigts sont engourdis, mais il parvient pourtant à ouvrir sa parka qu’il enlève et jette aussi. Instantanément, toute la sueur qui l’enveloppe se glace. Il est comme trempé dans un bain si froid qu’il le sent à peine. Il s’allonge contre le patin du traîneau. La banquise est dure.

— Timax.

Sa langue est rêche, à demi paralysée. Déjà de la glace se forme tout autour de sa bouche et sur son visage mouillé.

Il se sent bien. Sa fatigue l’enveloppe. Elle le berce. Elle est un baume infiniment doux. Elle étend sous lui un duvet moelleux.

Derrière lui, épuisé, Timax le costaud s’est déjà endormi.

Raoul sent le sommeil venir. Il l’appelle. Il ouvre encore les yeux et cherche en vain la lueur du feu. Il l’a pourtant rechargé. Il y a assez de bois, dans cette forêt. Ses yeux se ferment à nouveau. Sa tête bourdonne.

Raoul s’est endormi. Il est réveillé par une présence. Un souffle sur son visage.

— Amarok !

Il essaie de se lever. Il s’appuie sur son coude, mais son coude glisse et il retombe lourdement.

— Amarok !… Va…

Est-ce que sa voix sort de lui ? Le chien refuse d’obéir. Raoul essaie encore de lui parler, mais les forces lui manquent. Un immense bien-être l’habite tout entier.

Est-ce qu’il y a du brouillard ? Ce serait plutôt une plaque de glace à travers laquelle il regarderait cette lueur étrange qui semble fuir. Fuir toujours et toujours revenir. Est-ce qu’il neige ? Est-ce le jour ?

Raoul est loin de la banquise. Très loin, au bord du Saint-Laurent. Sa mère vient le chercher :

— Tu finiras gelé ou noyé, maudit ! C’est pas Dieu possible !

Un souffle a franchi ses lèvres et Amarok remue contre lui. Son museau s’approche du visage envahi par la barbe.

Un long moment coule, puis secoué d’une espèce de gros sanglot qui ne parvient pas à crever, Raoul essaie de décoller ses lèvres que le gel vient de sceller. Un nom est en lui qui ne parvient plus à sortir.

Et ça ne donne qu’un grondement à l’intérieur de la poitrine et une plainte curieuse qui sort par les narines. Amarok approche son oreille de ce bruit étrange.

Le nordet enrage. Il redouble de vigueur et soulève de la neige arrachée à la grande île allongée comme un corps pour la pousser contre ce traîneau et ces autres corps.

Un bruit énorme secoue Raoul. Est-ce qu’il rêve ? Est-ce qu’il peut encore regarder ou est-ce à l’intérieur de lui que se forment ces images ?

Des ours blancs sont là. Ils attaquent. Amarok bondit. Amarok est le diable. Un démon tellement vif. Tellement fort que les énormes pattes des fauves battent le vide. Déjà une femelle, la gorge arrachée, arrose la banquise de son sang avant de s’écrouler. Les appels d’Amarok ont attiré d’autres chiens, ceux de Simon Massard, ceux des policiers, ceux du Poste de la Baleine, et puis d’autres encore venus de toute la vie de Raoul. Tous ses chiens morts depuis des années reviennent pour les défendre, Timax et lui. Pour exterminer cette famille d’ours blancs qu’ils vont saigner comme des perdrix et dévorer. La banquise est rouge de sang jusqu’à l’autre rive invisible. Rouge du sang des ours et du sang des tuniques rouges que les chiens vont dévorer aussi.

Raoul n’éprouve aucune douleur. Il a seulement un peu trop chaud à la poitrine avec une sensation d’étouffement. D’un geste saccadé, maladroit, avec des doigts déjà durs comme des crochets de fer, il essaie d’ouvrir son pull-over sur son torse qu’il voudrait exposer à la fraîcheur bienfaisante de la nuit. Il étouffe. Une toux rauque roule en lui sans parvenir à en sortir. Amarok se serre de plus en plus contre lui. Il lèche son visage barbu, son nez, ses paupières qui ne s’ouvrent plus.

Le vent du nord miaule comme un lynx en griffant au passage cet obstacle de bois, de tissu et de chair que le gel a déjà soudé à la banquise.

Raoul est inerte. Son souffle s’est bloqué. Déjà le sang gèle dans ses veines. Mais Amarok continue de vivre. Il ne peut pas être plus près de ce corps dur comme la glace. Il se lève. Il va jusqu’au détour du rocher et flaire le vent. Là-bas, il y a les autres. Il y a un traîneau chargé de vivres. Il y a le village avec des hommes et des chiens. Avec des chiennes aussi qu’il a connues. Des chiens dont certains sont ses enfants.

Il revient vers Raoul et se recouche contre lui. Il se tasse. Il se relève et gratte la neige accumulée contre le tissu pour pouvoir se coller plus près encore. Son museau s’enfonce entre la laine et le bras. Il respire à petits coups mais déjà le froid a tué l’odeur ; l’odeur forte et chaude de la vie.

La nuit passe. À l’aube, Amarok se lève. Il fait moins froid et la neige commence à tomber. Elle court et se colle à chaque obstacle. Amarok trotte un moment en direction de la côte, il ralentit, puis s’arrête et fait demi-tour. Au passage, il pisse contre le rocher puis revient vers Raoul qu’il bourre un peu de son gros nez. Mais Raoul ne bouge pas. Alors, Amarok soupire longuement. Dans le creux où est encore la forme de son corps, il se couche et ferme les yeux.