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Le vent s’est calmé, puis il a repris. C’est un vent qui ne sait pas très bien d’où il vient ni où il veut aller. Il tournique sur la forêt nue qu’il pénètre par endroits pour renifler jusqu’au sol. Le temps reste clair. Le froid ne gagne pas. Il cède même un peu de terrain vers le milieu de la journée, mais pas assez pour que la terre dégèle. Amarok et les deux hommes vont bon train. Parce que Timax était trop tendu et qu’il croyait voir ou entendre partout des ombres et des bruits menaçants, ils ont quitté la piste pour couper à travers bois vers le nord-ouest. La marche est plus pénible. Le chien comme les hommes s’accrochent aux branches avec leur barda. Ils doivent souvent s’imposer de larges détours pour éviter des fourrés, des fondrières ou de petits lacs pas encore gelés. À plusieurs reprises, ils sont contraints d’abattre des arbres qu’ils couchent en travers de ruisseaux à traverser.

— Dire qu’il y a une piste toute tracée, grogne le trappeur.

— Je sais bien que c’est con, mais je suis mieux là.

Et le costaud se démène comme un diable. C’est lui qui manie la hache, qui passe le premier dans les broussailles et force la voie. On dirait que d’user ainsi son énergie le délivre de sa peur.

L’après-midi du deuxième jour est à peine entamé lorsqu’ils s’arrêtent soudain. Amarok le premier a manifesté son inquiétude. Le nez en l’air respirant en direction de l’ouest, il a grogné. Les hommes écoutent. Entre deux caresses du vent, ils perçoivent un ronronnement.

— Avion.

— Bon Dieu, y nous cherchent avec un avion.

Le bruit se rapproche. Il vient du sud et va vers le nord.

— Ils suivent l’Harricana.

En disant cela, Raoul sourit. Il écoute un moment encore, puis : — Steph a bien caché mon canot.

Le bruit s’éloigne, se modifie, revient pour s’éloigner encore. Suivant le cours du fleuve, l’avion doit dessiner quelques crochets. Comme il s’approche vraiment, le visage du garçon se contracte. Son regard fouille tout autour d’eux.

— Faut se planquer.

Ici, le saule et le petit tremble dominent. Pourtant, quelques sapins et des épinettes sont à dix pas. Raoul les montre.

— Là !

Amarok y est le premier, puis Timax qui a foncé dans l’entrelacs de branches comme un cerf pourchassé. Posément, Raoul les rejoint.

— Suffit de pas bouger.

Il venait juste d’allumer une pipe. Il appuie son pouce sur le foyer pour l’éteindre. Amarok grogne encore.

— C’est bien. Tais-toi, fait Timax.

Le trappeur rit.

— Est-ce que tu crois qu’ils vont l’entendre ?

Raoul lève la tête et pousse un terrible coup de gueule : — Pouvez toujours chercher, bande de fumiers !

Épouvanté, Timax l’empoigne par le bras.

— T’es fou. Complètement fou.

Le moteur s’éloigne. Ils n’ont même pas vu l’avion. Raoul se lève lentement. Comme si Timax n’avait pas réagi, sans accorder aucune importance à son trouble et au tremblement qui secoue ses mains, il explique : — Si jamais y revenait et qu’on soit à découvert, t’as qu’une chose à faire. Tu te baisses et tu bouges pas. Regarde quand tu chasses, t’as un orignal sur un flanc de colline à deux cents pas, y bouge pas : tu le vois pas. À côté, t’as un écureuil qui remue, tu le vois gros comme un bœuf.

Le bruit a totalement disparu. Ils demeurent encore un moment sous les résineux, puis Raoul donne le signal du départ. Ils vont quelque temps. Comme ils abordent à une savane qui s’étend sur un bon mille de largeur, Timax refuse de continuer : — Non, non, faut rester dans le bois, c’est trop dégagé. Je veux pas me montrer comme ça.

Raoul fait des yeux le tour de cet espace où ne poussent que des touffes d’herbes folles, de gadelliers défeuillés et de myriques très maigres, rien qui dépasse le genou. Le contour doit représenter une bonne heure de marche supplémentaire. Raoul hésite un instant puis, avec un geste vague : — Ma foi, tu fais bien comme tu veux, moi, tout ce chemin pour rien, ça m’intéresse pas.

— Je te dis que t’es malade !

— Ça doit bien faire cinquante fois en trois jours que tu me le répètes, je devrais aller à l’hôpital.

Sans se retourner, il s’engage à découvert toujours de son pas tranquille. Amarok file devant. Le trappeur s’abstient de regarder en arrière, mais son oreille reste en alerte. Le costaud écarte des broussailles. Il enrage. Les rives de ces terres, qui doivent être très humides en été, sont recouvertes d’une végétation extrêmement dense. Aux saules nains, aux aulnes et aux genévriers des steppes, se mêlent toutes sortes de viornes et de ronces qui sont autant de pièges entrecroisés. Raoul a parlé d’une heure. Chargé comme il est, Timax risque fort de mettre plus longtemps.

Bientôt, le trappeur entend débouler derrière lui un galop lourd. Il ne se retourne toujours pas. Un souffle de forge approche. Le bruit le dépasse bientôt. Amarok interroge d’un regard étonné. Bien des choses le surprennent depuis leur départ de Saint-Georges. Cette sortie en forêt ne ressemble à aucune autre.

— Dépêche-toi, bon Dieu !

Raoul ne répond pas. Amarok prend le trot pour suivre Timax.

— Amarok ! Reste avec moi. Tu vois bien qu’il est détraqué.

Le trappeur dit cela sans rire. Il y a quelque chose d’inquiétant dans cette montée de la peur. Il s’efforce de ne pas allonger le pas d’un pouce. À mi-distance, il s’arrête même pour rallumer sa pipe. Le garçon courbé sous sa charge atteint les premiers arbres. Il se retourne. Il fait des gestes. Pour un peu, Raoul s’arrêterait encore. Il continue pourtant. L’angoisse qui habite son compagnon ne le gagne pas, mais il la sent si douloureuse qu’il n’a pas le courage d’y ajouter. Pourtant, il ne fera rien qui puisse laisser penser un instant à Timax qu’il partage ses craintes.

Le soleil a déjà baissé. L’avion est sans doute rentré depuis un moment. Il ne reprendra pas son vol avant l’aube.