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La journée s’est écoulée sans remous sous le moutonnement lent du ciel en marche vers le nord-est. À plusieurs reprises, ces nuées qui sentent l’automne ont lâché quelques gouttes fraîches.

— Juste une pisse d’oiseau, dit Raoul à son chien qui lève le nez pour scruter le ciel.

Amarok tourne la tête vers lui et l’interroge de son regard si clair qu’on le croirait ouvert sur un feu couleur de jade.

Raoul a accompli deux tours complets du lac. Dix fois au moins il a pris terre pour monter sur des bosses et observer les alentours. Amarok en a profité pour pousser de petites reconnaissances dans les fourrés où il a levé des oiseaux. Aucune présence ne saurait échapper à son flair.

Le trappeur a également surveillé l’île. Il est très satisfait de Timax dont rien ne laisse soupçonner la présence. À tel point que Raoul s’est surpris à se demander s’ils ne s’étaient pas trompés en interprétant son message.

Non, Maxime est bien là. Quatre fois au moins Raoul a senti qu’on l’observait. Et ce ne peut être personne d’autre. Mais rien ne lui fera précipiter le mouvement. Il s’est promis d’attendre la nuit pour aborder à l’île, il attendra. Tous les dieux du lac et de la forêt pourraient bien lui crier qu’il ne court aucun risque, il ne changerait pas son programme d’une minute. Il a une vingtaine de gros dorés dans son canot. Il n’est pas homme à prendre du poisson pour le laisser pourrir, mais il continue de faire semblant. Quand le jour est vraiment à son terme, il enroule son fil et se dirige vers le fleuve, exactement comme s’il voulait reprendre le chemin de Saint-Georges. Il va arriver à l’endroit où le courant commence à tirer le canot vers l’aval quand un grand duc lance son hou modulé et cinq fois répété. Le chien flaire en direction de l’île. Sa queue remue.

— Tu l’as reconnu aussi, ce gros malin. Il avait peur qu’on s’en aille !

La nuit est là. Seul le souvenir gris du jour court encore par moments sur les frissons du lac. Le canot décrit une large courbe devant l’embouchure du fleuve. Toujours en silence, il pique vers la masse noire de l’île qui se confond déjà avec le reflet de la rive opposée.

Raoul scrute les buissons et les arbres. Un bruit de branches froissées le guide. La poigne solide de Timax vient d’arrêter le canot et le fait pivoter sur sa proue. Déjà Amarok est sur la rive, lèche rapidement la main du garçon et commence son inspection.

— T’allais quand même pas foutre le camp ?

Raoul se met à rire.

Le garçon a l’air furieux :

— Qu’est-ce que t’as foutu à tourner toute la journée ? Je me demandais ce qui se passait. J’osais pas me montrer.

— T’as bien fait.

En parlant, ils ont sorti le fusil, la pagaie et les sacs. Ils tirent le bateau puis le portent à vingt pas de la rive pour le coucher sous des broussailles, au bout de celui avec lequel Timax est monté. Ils se devinent beaucoup plus qu’ils ne se voient. Le garçon empoigne le bras du trappeur et demande : — Il est pas mort, tout de même ?

— Je sais pas…

D’une voix qui tremble un peu, déjà sur la défensive, Timax affirme : — Je voulais juste…

Raoul l’interrompt :

— Je sais ce qui s’est passé. Seulement c’est pas à moi qu’il faudra le faire admettre, c’est aux juges. Ça risque d’être moins facile.

— Pour un coup de poing, tu parles, les juges…

— Je suis pas venu pour t’écouter plaider. Je suis venu pour…

Raoul a failli dire : pour toi, pour t’aider. Il se reprend : — Je suis venu pour ta mère. La pauvre, tu la feras virer folle, avec tout ça !

— Et Gisèle, elle sait où on est ?

— Steph est passé lui dire que je suis venu te rejoindre.

— Sans dire où ?

— Personne n’a à le savoir. Que ta mère et Steph.

Timax soupire.

Ils ont repris le chargement et s’éloignent de la rive.

— Où t’es installé ?

— Sous des épinettes.

— C’était pas la peine d’aller si loin, tu pouvais aussi bien roupiller sous ton canot. Qu’est-ce que tu te figures, que des types seraient assez bornés pour trouver le canot et pas chercher plus loin ?

Le garçon va de son pas pesant. Amarok a filé devant et s’éloigne parfois de la piste, à droite ou à gauche, pour fureter sous les buissons. À plusieurs reprises, il lève des oiseaux dont le vol claque dans le silence. Raoul suit. Lorsque le fouillis est plus court, il distingue une tête dont la toison broussailleuse semble à demi enfoncée dans la masse énorme des épaules. Ils sont bientôt sous les résineux. La nuit est du goudron. L’air immobile est chargé des senteurs un peu âcres des mousses et des aiguilles en putréfaction. En se baissant pour poser son sac, Raoul heurte du bras la hanche de Timax. La tiédeur de ce corps épais, son odeur forte de sueur font monter en lui une vague de joie sourde.

— T’as mangé ?

— J’ai de quoi, fait Timax.

Ils s’assoient côte à côte. Amarok est contre la jambe de Raoul.

— Question de manger, dit le trappeur, j’ai de quoi faire aussi. Le sac que tu viens de porter, c’est Steph qui l’a préparé. Tout des provisions. Tu vois qu’on peut tenir un moment.

Timax émet un petit rire qui se casse soudain :

— Comment on va savoir ?

— Si d’ici deux jours on sait rien, je descendrai.

— Tu retournerais à Saint-Georges ?

Il y a de l’angoisse dans sa voix.

— Et alors, pourquoi pas ? J’ai cogné sur personne, moi. J’ai bien le droit de me balader. Je suis en règle. Faut seulement que je me montre pas trop dans le coin. Si ceux qui vont te chercher voyaient d’où je viens, ça pourrait leur donner des idées.

Le couteau de Timax racle le fer d’une boîte. La respiration d’Amarok se fait plus précipitée et sa queue balaie le sol.

— Ce qui m’étonne, dit Raoul, c’est d’apprendre que t’as pas mangé.

— Rien depuis ce matin, grogne le garçon. Je voulais pas revenir ici et risquer que tu files pendant ce temps.

— Personne voudra jamais croire ça !

— Tiens. Et te paye pas ma tête tout le temps.

Raoul empoigne la boîte et une énorme tranche de pain. Il prend un morceau de viande gluant entre son pouce et la lame de son couteau, il le pose sur son chanteau. L’odeur de tomate éloigne celle du sous-bois. Le trappeur mange lentement. Il coupe de petits carrés de pain qu’il imprègne de gelée avant de les tendre à son chien. Amarok les cueille du bout des lèvres, il avale et lèche les doigts.

Sans cesser de mastiquer, Timax dit :

— Tout de même, un coup de poing, ça peut pas tuer un type solide comme ce sergent.

— La nuque contre la table, ça peut pas faire du bien. Paraît que le sang lui pissait d’une oreille.

Raoul achève de mastiquer une bouchée avant de porter à ses lèvres une bouteille de bière dont la mousse tiède déborde sur sa main. Il boit longuement, pose la canette qu’il serre entre ses pieds, essuie sa main à son pantalon et grogne : — Bonsoir ! Quand je pense que c’est moi qui t’ai appris à te battre. J’aurais mieux fait de me casser un bras.

— Alors, avec ces salauds de M.P., faut se laisser cogner dessus sans rien dire ! Y peuvent te casser la gueule, t’as juste le droit de te croiser les bras… Ben mon vieux !

Le ton monte. Timax s’énerve. Sa voix se met à trembler. Raoul l’interrompt : — D’abord, c’est pas tous des salauds. Avec ce sergent ivrogne, on est vraiment mal tombé. Ils nous ont envoyé le pire !

— Tu nous l’as dit cent fois, grogne sourdement Timax… Ça me fait une belle jambe !

Ils mangent un long moment sans parler, s’arrêtant souvent de mastiquer pour écouter la nuit.

Très loin, un grand duc lance son appel qu’un autre reprend sur la rive opposée du lac. Amarok ne bronche pas. Les deux hommes rient un instant et Raoul dit : — Ces deux-là, ils t’imitent pas mal. Seulement avec Amarok, ça marche pas. Y t’a tout de suite reconnu.

Après un petit temps de réflexion, le garçon soupire :

— Tu peux rigoler, ceux-là, y a personne qui va les chercher pour les envoyer à la guerre.

— C’est vrai, mais y a des types qui les tuent pour les empailler.

Timax n’est pas pressé de répondre. Il lui faut toujours une éternité pour préparer ses mots. S’il avait eu le geste aussi réfléchi que la parole, ils ne seraient pas là, tous les deux, sur cette île, à se cacher comme des bandits. Raoul se dit cela. En même temps, il sent monter une bouffée de cette joie sauvage qui l’a déjà envahi la nuit dernière, sur le fleuve. Ils ne sont plus trappeurs, ils sont gibier, mais le jeu reste le même, avec une sacrée mise !

— La guerre, commence Timax, y a rien à faire, je veux pas y aller. Et par ici, j’en connais point qui veulent.

— T’inquiète pas, que le sergent soit claqué ou seulement blessé, t’iras pas à la guerre. Si t’es pris, on te foutra en prison. T’as plus à craindre la conscription.

Raoul essaie de rire, mais le cœur n’y est pas. Ils sont là tous les deux, adossés à des troncs d’arbre, leur boîte de corned-beef et leur bouteille de bière terminées. Le silence au-dessus d’eux se peuple lentement. Le vent forcit. Bientôt les premières gouttes cliquettent dans les épines des résineux.

— On va retourner aux canots, dit Raoul, c’est là-dessous qu’on sera le mieux. Demain, on avisera.

Ils ramassent leur fourbi à tâtons, se chargent, et repartent derrière le chien à peine visible dans cette nuit sans reflets.