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Raoul s’est couché à la place même où le policier a voulu le tuer. Il s’est enveloppé dans cette couverture en peaux de lièvre et cette bâche que les balles ont trouée. Il ne dort pas. Il ne trouvera pas le sommeil. Il aimerait partir, tout de suite, mais les chiens ont droit au repos.

Le vent miaule dans les arbres. Par moments, le gel fait éclater un tronc. On entend jusqu’ici hurler la glace du lac. Raoul aime ces ululements qui tiennent à la fois de l’appel d’un nocturne et de celui du loup. Il sait d’où ils viennent, mais jamais encore il n’avait autant que cette nuit pensé à cette vie des profondeurs de l’eau d’où monte une respiration qui, formant de grosses bulles, hurle sous les glaces qui la tiennent prisonnière. Très loin sous le gel, une existence nombreuse d’infiniment petits poursuit son travail. On cessera d’entendre ces bulles affolées quand la couche de glace sera plus épaisse. Cette vie des profondeurs est la vie de la mort. Elle naît de la putréfaction des bois, des feuilles, des bêtes qui forment la vase. Des millions de larves s’en nourrissent.

Un corps humain pourrait participer à ce gigantesque repas de millions de bouches minuscules. Un corps comme le sien, comme celui de Timax ou des policiers.

À Saint-Georges, en ce moment, tous dorment. Tous sauf peut-être deux femmes, Catherine qui pense à lui et la grosse Justine Landry qui pense à son fils. Qui doit prier pour lui comme elle a prié pour son homme noyé dans la mine, comme elle a prié pour sa fille luttant contre la maladie qui allait l’emporter. Justine n’a plus rien. Plus un être à qui se donner.

La poitrine de Raoul se gonfle. Son visage se crispe et ses yeux qui fixent le feu se ferment un instant.

Ne devrait-il pas reprendre la direction de Saint-Georges pour voir Justine ? Lui dire comment est mort son petit ? Ne reste-t-il pas, là-bas, à trouver qui les a donnés ? N’y a-t-il pas encore quelqu’un à punir ?

La pensée de Raoul s’arrête un moment chez les Massard. Il imagine leur tête s’ils le voyaient revenir avec deux équipages.

Il voit le vieux Lalande seul depuis tant d’années dans les bois, seul dans son campe avec son chien et qui s’est allongé sur son lit pour attendre la mort.

— Je te dis que la mort est partout.

D’un coup, s’ouvre un vide immense. Raoul le fixe. Très vite, ce vide prend forme. Il se peuple. Il devient l’immensité du Nord avec, tout au bout, la banquise qui, bientôt, recouvrira toute la baie James et la baie d’Hudson. Loin, plus loin que Raoul n’est jamais allé.

Soudain le trappeur sursaute. Il s’était assoupi. Un chien a grogné. Il se lève sur un coude. Non, ce n’est pas Amarok. Il se recouche et cherche en lui ce qui l’habitait durant ce somme qu’il vient de faire.

— Si je l’avais écouté… si on avait coupé la piste partout.

Raoul se lève. Il remet du bois sur son feu et, au lieu de se recoucher, il roule la toile en un gros paquet qu’il pose contre l’arrière du traîneau. Il s’assied là, tout près de Timax qui est couché au-dessus de sa tête. Le trappeur a sa Winchester à portée de la main. Amarok vient s’asseoir contre lui. Raoul éprouve le besoin de parler :

— Amarok, chez les Eskimos, tu as des amis. Tu iras les retrouver.

Il parle ainsi un long moment au chien qui a posé sa tête sur sa cuisse et pousse de loin en loin de profonds soupirs.

Dès que montent derrière les forêts les premières roseurs de l’aube, Raoul commence à faire dégeler de quoi se nourrir et nourrir ses bêtes. Il prépare du thé. Il mange. Il voit Timax qui dévore, là, près du feu, en face de lui. Il s’en faut de peu que Raoul ne lui parle.

Dès que les chiens ont mangé et que tout est prêt sur les traîneaux, il attelle. Il va mener l’équipage des policiers. Il sait qu’Amarok suivra. Amarok n’a besoin de personne pour le conduire. Son maître est devant, il ne le quitte pas d’une semelle, un peu étonné seulement qu’on ne le fasse pas passer en tête.

Ces chiens sans nom obéissent fort bien et Raoul se borne à faire claquer de temps en temps son fouet quand la piste s’élargit et qu’une bête fait mine de s’écarter un peu. Ces chiens-là ont tout de suite senti qu’ils ont affaire à une poigne qui connaît le métier. Et Raoul revoit Roberson menant un même équipage, beaucoup plus au nord, pour partir avec lui ravitailler des gens prisonniers de l’hiver. Il le revoit sans haine, sans regret, calmement.

Le jour monte. Le vent vient toujours du nord et cingle aussi fort. Le beau temps est bien accroché.

Chaque fois qu’il y a sur la piste une bosse un peu tordue qui donne du dévers aux traîneaux, Raoul se retourne. Le corps de Timax se balance un peu d’un bord sur l’autre, mais une courroie le tient bien.

Durant une halte, Raoul demeure un moment à deux pas de cette masse d’étoffe. Devant, s’inscrit soudain le visage bouleversé de Justine Landry. Pas la femme de quarante-cinq ans usée par la vie, qu’il a laissée chez sa sœur. Non, celle de vingt-cinq ans qui épousait un chercheur d’or devenu mineur. Justine riant parmi tous ces hommes en joie.

— Bon Dieu ! Est-ce que je pourrais rentrer avec toi comme ça ?

Il a parlé haut. Il s’est adressé à ce costaud dont le sang a fermé la bouche comme la boue avait fermé celle de son père. Soudain, le visage de Justine se plisse. Elle a toujours vingt-cinq ans, mais de grosses larmes ruissellent.

— Non, je peux pas. Je peux pas te le ramener comme ça. C’est pas Dieu possible. Je peux pas.

Sa voix se brise. Tout se brouille et bascule.

Raoul s’est approché du traîneau où ses mitaines ont agrippé une lanière d’arrimage. Il ferme les yeux. Il fait un effort prodigieux pour retrouver son souffle et calmer son cœur qu’il entend cogner comme un fou dans sa poitrine.