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Aussitôt le prêtre sorti, Raoul se met à rire en disant : — Ce curé-là, mon vieux, c’est un phénomène. Est-ce que tu sais qu’il pourrait être évêque ? Il a toujours refusé du galon pour ne pas quitter Saint-Georges. T’en connais beaucoup qui feraient comme ça ?
L’autre l’a laissé parler, mais Raoul l’a vu qui se redressait sur son banc, qui sortait sa tête du col de sa tunique. Dès que le trappeur se tait, il s’empresse de dire d’une voix qu’il veut autoritaire : — Ce qui m’intéresse, c’est de savoir où tu étais ces trois jours et avec qui ?
Raoul se durcit.
— J’étais loin. Et c’est bien dommage. Parce que si j’avais été là, t’aurais pas foutu mon bordel en l’air. Qu’est-ce que tu comptais donc trouver ?
— Je… On m’avait dit…
Il s’arrête soudain et bifurque. Il se rend compte qu’il a pris une mauvaise voie.
— T’étais à l’île des Morts avec celui qu’on cherche.
— Je croyais que c’était moi que tu cherchais ?
L’autre s’énerve. Son regard va de Raoul à la fenêtre, de Raoul à la porte du magasin et le trappeur ne peut s’empêcher de dire : — Tu donnerais gros pour m’avoir dans ton poste, au bout d’une chaîne.
L’autre se lève comme si un clou chauffé à blanc venait de sortir du banc.
— Le poste, tu y viendras quand je voudrai. Et j’aime mieux te dire…
La porte s’ouvre et le prêtre paraît.
— Tu t’en vas déjà ? C’est bien. Mais il ne faut pas partir fâché.
Comme le sergent n’ose pas bousculer le père Levé pour passer, Raoul en profite pour lancer : — Dis donc, puisque t’es si sûr que ça qu’on était là-bas, pourquoi t’es pas venu nous chercher ? C’est les morts qui t’ont fait peur ?
Le regard du sergent est à tel point meurtrier que Raoul croit un instant qu’il va porter la main à son pistolet. Mais non. Profitant que le prêtre s’écarte pour lui livrer passage, il rentre de nouveau sa tête entre ses épaules et fonce, le casque en avant, allongeant ses longues guibolles bottées de fauve. Ses deux hommes lui emboîtent le pas. Bastringue, avec des gestes comiques, se précipite pour leur ouvrir la porte qu’il s’empresse de refermer derrière eux.
— Vous pouvez faire les singes, ricane Catherine. À présent, c’est la guerre, avec ceux-là. Ils n’ont pas fini de nous emmerder.
— Tu leur as rivé leur clou, Catherine, observe Gendreau. Je crois au contraire qu’ils vont nous foutre la paix.
Il y a un long moment de confusion. Tout le monde parle en même temps. Puis, quand le calme revient un peu, Alban réussit à placer ce qu’il essaie de dire depuis le départ des policiers : — En tout cas, ce qui est certain, c’est que quelqu’un les renseigne. Ils savent tout sur l’île. Et je suis persuadé qu’ils savent où sont les jeunes.
Ils commencent à inventorier les gens les moins anciens de Saint-Georges, lorsque l’automobile du docteur vient pétarader devant la vitrine où elle s’arrête. Justine Landry, malgré la masse qu’elle doit déplacer, est la première à la porte. Le docteur Lemonnier entre. Lui non plus n’est pas ici depuis les débuts, mais il est le neveu du curé. C’est un gars de trente ans, solide, avec un regard doux qui donne confiance aux patients. Justine le laisse à peine entrer : — Alors ?
Les autres se rapprochent entre les rayons chargés de conserves et de paquets de sucre. Tous semblent reprendre l’interrogation de la grosse Landry. Le jeune médecin enlève ses lunettes qu’il essuie avec application pour s’accorder le temps de préparer son propos. Son oncle s’avance : — Alors, tu as appelé Québec ?
Le docteur fait oui de la tête, rechausse ses verres à monture épaisse.
— Ils l’ont opéré hier après-midi.
— Alors ? répète Justine.
— Il n’a pas encore repris connaissance.
Le médecin soupire avec un geste évasif de ses mains potelées aux ongles courts. Tous les regards continuent d’interroger.
— Ce n’est pas très bon signe…
Il s’arrête. Il voudrait bien rassurer la mère de Timax, mais sans raconter trop d’histoires.
— À l’hôpital, si on n’a pas la chance de tomber sur le chirurgien, c’est toujours pareil, on ne sait rien.
Le prêtre tranche :
— Il nous reste à prier pour sa guérison.
Il marque un temps. Son regard va de son neveu à Raoul. Il reprend : — Il faut s’attendre à ce que les M.P. durcissent leur attitude. Ils vont probablement recevoir des renforts par le train de demain.
Raoul est adossé à un montant d’étagère. Au-dessus de sa tête, comme posé en équilibre sur le sommet de son crâne, le gros éléphant à roulettes d’une réclame. Sur le ventre de l’animal, en belles lettres moulées : « Baby Talc. » Tout le monde fixe le trappeur, mais personne n’a envie de rire.
— Toi, conseille le prêtre, je crois que tu ferais mieux de passer le plus loin possible de leur officine de malheur.
— Tu voudrais tout de même pas que je foute le camp devant des gamins !
— Je ne te parle pas de t’en aller, mais…
— Alors, y seraient venus me retourner mon…
Catherine intervient sèchement :
— Taisez-vous. Ce n’est pas l’heure de discuter. De toute manière, Raoul ne peut pas coucher chez lui dans l’état où ça se trouve. Je me charge de le loger où personne ne viendra l’empêcher de dormir. Demain, on verra ce qu’on a d’autre à faire. Pour le moment, je trouve que cette histoire nous a assez fait perdre de temps.
Elle a un regard vers la porte pour appuyer son propos. Tous ceux qui ne sont pas de la maison Robillard quittent le magasin à la queue leu leu en disant qu’on peut compter sur eux. Alban les remercie. Quand ils sont sortis, Catherine lance : — Allons, au travail !
Alban s’en va en clopinant vers sa cordonnerie, Steph regagne le rayon de quincaillerie où ses deux aides se sont déjà remis à ranger de l’outillage, la grosse Landry se dandine en direction de la cuisine. Catherine rejoint sa bru qui a filé vers la banque d’épicerie. Comme si elles avaient attendu la fin de cette séance, quatre clientes entrent par une porte, deux par une autre et le magasin général se remet à vivre.
Lentement, regardant les rayons comme s’il les découvrait, le trappeur va vers Steph en bourrant sa pipe.