31
Lorsque le traîneau débouche de la forêt, le soleil rouge déjà très bas étire les ombres violettes de la maison et de la petite écurie sur la neige luisante. Avec le froid qui s’intensifie, tout brille davantage. Sous les longs patins du traîneau, la neige damée siffle aigu.
Tandis que Timax décharge le bois, Raoul dételle les chiens et va les attacher pour la nuit. Amarok, resté libre, s’assied le dos au nordet pour les observer. Pour la vingtième fois peut-être depuis qu’a cessé le bruit de l’avion, Timax répète : — Faudrait foutre le camp cette nuit. On a assez de vivres. Simon nous en montera chez le vieux Lalande.
Raoul demeure sourd. Ils laissent le traîneau près de l’écurie, puis contournent la maison. À l’angle, Raoul s’arrête. Amarok qui les a précédés ne manifeste aucune inquiétude. Timax demande à mi-voix : — Qu’est-ce que t’as ?
— La lumière est pas comme d’habitude.
— C’est vrai. Faut foutre le camp.
Raoul l’empoigne par le bras. Sans élever le ton. Impératif, il dit : — Bouge pas !
Il avance lentement jusqu’à la fenêtre. La lampe à pétrole n’est pas allumée, seule une bougie brûle au milieu de la table. Elle éclaire assez pour qu’il devine le vieux assis dans son fauteuil, près du poêle dont le foyer rougeoie derrière les dents noires de la grille. Il se retourne.
— Je suis con. Y a plus d’huile. C’est tout. Il était temps que Simon se rende à Saint-Georges.
Timax aspire une ample bouffée d’air. Son visage se détend.
— Toi, alors, pour foutre des frousses !…
Raoul ouvre la porte. Ils entrent et referment au nez d’Amarok qui s’installe sur le seuil. Raoul fait un pas et s’arrête. Le vieux Massard a posé son fusil en travers devant lui, sur les bras de son fauteuil. Éléonore est assise dans l’angle opposé, raide comme sa chaise, vêtue de son manteau. Parce qu’il avait préparé ces mots, Raoul dit : — Plus d’huile ?
Le rire aigrelet du vieux dégringole dans la pénombre mourante. La flamme de la bougie secouée par l’ouverture de la porte ne parvient pas à retrouver son calme.
— Plus d’huile ? T’en as de bonnes, toi. Dis que c’est cette garce qui a pas voulu allumer.
— Je fais rien sous la menace, moi.
— Mais qu’est-ce qui vous arrive, à tous les deux ?
La femme hausse les épaules. Le vieux demande :
— Vous avez pas entendu l’avion ?
— On n’est pas sourds.
— Ben, figure-toi que nous aussi, on l’a entendu. Et cette saloperie est sortie. J’ai eu beau gueuler, elle a pris son manteau et, le temps que je me bouge, elle était dehors en train de faire des grands gestes pour les appeler. Quand je suis arrivé à la porte, c’est juste pour voir un paquet qui tombait à moins de vingt pas d’ici.
Du bout de sa canne, il montre, sur la table, un journal froissé, de la ficelle, et une clef à molette posée sur une feuille de papier arrachée à un cahier.
— Bel outil. On aura au moins récolté ça. Ils l’avaient mis dedans pour lester.
Raoul s’est avancé. Il prend le papier qu’il approche de la lumière. Timax se penche. Une longue écriture un peu tremblée suit mal le quadrillage : Massard, tu donnes asile à un criminel. Tu es complice. Landry doit se constituer prisonnier. Dis à Herman que c’est le sergent Roberson qui s’en occupera. Il ne sera pas maltraité. Roberson en donne sa parole.
D’une voix à peine perceptible, Timax souffle :
— Tout de suite… Foutre le camp tout de suite.
Le vieux qui ne l’a pas entendu se remet à vociférer.
— Cette maudite-là. Elle voulait vous faire courir. Vous recevoir avec le fusil. Tu parles. Je l’ai arrêtée d’un coup de canne sur le museau. Et le fusil, c’est moi qui l’ai pris. Et tu peux être sûr que si elle avait bougé un poil, je lui lâchais les deux coups dans le ventre.
Le regard du vieil homme flamboie. Raoul hoche la tête.
— Allons, Hippolyte, laissez-moi cette pétoire tranquille. Éléonore va pas se sauver à pied.
— Elle en serait capable ! Pauvre bêtasse, tu ferais pas trois cents pas que la mort te clouerait sur place raide comme une épinette !
Sa voix tremble un peu. On dirait que son regard se radoucit. Raoul se tourne vers la femme : — Allons, vaudrait mieux éclairer.
Elle se lève. Comme elle s’approche de la bougie, Raoul remarque au-dessus de son œil gauche une bosse grosse comme un œuf et déjà toute violacée. Un peu de sang a séché dans les sourcils.
— Tout de même, vous y allez fort, Hippolyte.
— Je te dis que cette garce voulait vous faire courir à coups de fusil.
— Y aura pas besoin, lance Timax, on va s’en aller tout de suite.
Éléonore a descendu la lampe. Elle enlève le bec et le verre. Ses mains tremblent. Raoul prend le petit bidon verseur et emplit le réservoir de porcelaine blanche. La femme remet le bec en place et allume. Le vieux qui suit chacun de ses gestes crie : — Tourne pas tant. Tu sors trop de mèche. Je te le dis chaque fois. Ça use de l’huile. Ça fait une grosse flamme qui finira par faire péter le verre. Au prix où sont les choses…
Sa voix a repris le ton de sa colère de routine. Comme Éléonore continue de trembler, c’est Raoul qui remet la lampe en place dans la suspension de cuivre. La clarté se balance un moment.
— Faudrait vous laver à l’eau fraîche.
— Je voulais le faire. Ce vieux salaud m’a empêchée de bouger. Y m’a même pas laissée enlever mon manteau.
Timax est allé se planter le nez à la fenêtre. Il fixe les lointains vers le sud, où le lac gelé scintille sous la lune qui se lève. Sans se retourner, il lance : — On va charger la traîne, puis on va s’en aller.
— On va le faire, approuve Raoul. Simon viendra nous apporter ce qu’il faut chez Adjutor Lalande.
Du coup, le vieillard se lève.
— Partir ce soir ?
— Pourquoi pas. Y fait un clair superbe.
— Mais nom de Dieu, tu sais très bien que les M.P. peuvent pas être ici avant…
Raoul l’interrompt :
— Je connais le sergent Roberson. On s’est vus souvent dans le Nord. (Il hésite.) C’est un type bien, mais y fera son travail. Un sacré meneur de chiens. S’ils l’ont fait venir, c’est pas pour rien.
— Les chiens, pour les mener, faut en avoir. La police n’en a pas à Saint-Georges, c’est toi-même qui l’as dit pas plus tard qu’hier.
— Elle peut en réquisitionner… même l’équipage de Simon, si ça se trouve.
Le visage du vieux se contracte. Montrant son fusil, il dit d’une voix sourde, tendue : — Tu me fais injure, Raoul. Mon garçon est comme moi. Il aimerait mieux tuer ses chiens que de les laisser à un policier pour qu’il aille arrêter des amis… Il le ferait. Je le sais…
Le vieil homme se tait. Son visage est bouleversé. Il regagne son fauteuil où il se laisse tomber, le souffle court. Timax est toujours le nez à la vitre. Un moment passe. La femme est près de l’évier. Elle trempe le coin d’un torchon dans une cuvette d’eau froide et se tamponne le front. D’une voix presque calme, le vieux dit : — Dans le petit placard, y a une bouteille brune, avec un bouchon en verre. T’as qu’à en mettre. Ça fait désenfler.
La femme soupire et va fouiller dans le placard. Le vieux reprend : — Raoul, remets du bois au feu. Puis vous chargerez votre traîne. Pendant ce temps, Léonore fera chauffer de quoi vous emplir l’estomac. Quand vous aurez mangé, vous partirez.
Il marque un temps puis il ajoute :
— Pouvez prendre tout ce qui reste ici, Simon va ramener ce qu’il nous faut.