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Chercheur en décolleté
Quatre voyageurs se tiennent debout dans le compartiment. Arrivé en dernier, Vincent ne voit pas la passagère qui bredouille quelques mots en direction de Muriel. Cela le gêne quand sa femme agit ainsi. Il s’imagine dans la même situation, confus de s’être installé sur un siège réservé. Cela ne l’aurait pas dérangé de s’asseoir ailleurs. Muriel l’énerve, il l’envie aussi un peu, de dire les choses avec fermeté et calme. Secrètement, il lui en sait gré. C’est un bénéfice indirect de leur vie de couple, sur lequel il compte sans avoir à y réfléchir.
Muriel et les deux autres s’écartent. Vincent se retrouve nez à nez avec la femme. Ils se reculent, se ravisent et s’avancent en même temps. Ils manquent de se heurter. Il s’excuse, elle ne manifeste aucune réaction. Il n’ose plus bouger. Son regard est accroché par son décolleté sur lequel pend un sautoir. Effrayé à l’idée qu’elle ait pu s’en apercevoir, il relève aussitôt la tête et fixe avec une attention exagérée la racine de ses cheveux.
Il la frôle en voulant s’effacer. Des effluves de parfum flottent sur son passage. Elle se tord la cheville à cause de ses talons. Il tend le bras pour l’aider, elle s’appuie sur le siège et le remercie. Il se trouble tant elle a les yeux qui brillent quand elle sourit.
Les arrivants s’installent. Ils rangent leur sac au-dessus de leurs têtes et occupent les quatre places près de la fenêtre, Muriel et Aude côte à côte, Nicolas avec Vincent. Les femmes se sont toutes mises dans le sens de la marche, remarque Vincent, la passagère est allée s’asseoir près du couloir, dans sa diagonale.
— Mademoiselle !
Muriel interpelle à nouveau la femme.
— Vous avez oublié votre portable.
Vincent le lui tend mais, maladroit, le lâche avant qu’elle ne s’en saisisse. Elle le rattrape au vol, contrariée. Devant son air confus, elle lâche « Pas de mal », et sans attendre sa réponse, se tourne vers la fenêtre. « Désolé », murmure Vincent.
Il ouvre son livre, cherche sa page… Il est déconcentré par la fille qui manie sans cesse son portable. Elle paraît agitée, sans doute elle attend un coup de fil important. Elle l’intrigue. Il y a toujours une petite pointe de vulgarité chez ce genre de femme, la tenue sexy, l’air facile, mais pas chez elle. Elle est juste à la limite. Un chewing-gum mastiqué bruyamment, une façon avachie de se tenir la feraient basculer de l’autre côté. Un équilibre instable mais attachant.
— À quelle heure on arrive ?
— 15 h 48, intervient Nicolas. Quelqu’un de l’université nous attend à la gare pour nous emmener à notre hôtel. Après, quartier libre jusqu’au dîner avec le recteur. Et demain, ouverture des débats à 9 heures.
À la pensée du colloque, Vincent s’assombrit. Il déteste ces grands raouts universitaires. Il aurait voulu être un de ces érudits médiévaux dont il étudie les œuvres, son existence, recluse dans une abbaye, aurait consisté à compiler les textes anciens, à ajouter sa petite touche à la tradition.
Il examine le reflet de la femme dans la vitre. Par moments, elle se tasse dans le fond de son siège, scrute nerveusement le paysage, puis soudain, comme transformée, elle se redresse et montre aux voyageurs un visage chaleureux. Dans ces instants-là, il la trouve belle. Elle n’a pas l’assurance habituelle des jolies filles, qui, même sans daigner jeter un regard, savent qu’on les dévisage. Il a noté les ongles vernis, le contour des yeux dessiné, les lèvres au rouge brillant, la blondeur étudiée de ses cheveux, toute la panoplie de celle qui cherche à attirer l’attention des hommes. Pourtant il y a quelque chose de simple en elle, d’infiniment simple. Il est évident que ses rondeurs, l’éclat de son teint et la naissance de ses seins que laisse entrevoir sa robe, la rendent séduisante, mais elle semble l’ignorer ou plutôt n’en pas tenir compte, aussi naturel que d’être en bonne santé ou d’avoir un heureux tempérament.
Voyager ressemble pour Vincent à l’épreuve des habits neufs. Il se sent à la fois mal à l’aise et content. Il ne sait comment se mettre, un peu inquiet de se trouver dans un endroit, ou d’aller vers un lieu, qu’il ne connaît pas et, en même temps, il profite de ce moment fugitif où rien n’a vraiment d’existence. Avec un peu de chance, l’observation de cette fille occupera son trajet et il imaginera toutes sortes d’histoires, égrenées jusqu’à l’arrivée – et aussitôt oubliées.
Il se plaît à croire à ses incartades imaginaires – il n’a jamais trompé Muriel –, une manière d’entretenir une distance nécessaire avec la réalité.
Nicolas a jeté à la femme un de ses sourires enjôleurs qui leur plaisent tant. C’est un vrai séducteur. Sa façon de vous donner l’impression qu’il vous a choisi, son air moqueur et complice aussi désarment les plus rétifs. Vincent aime le voir faire, à l’aise dans n’importe quelle circonstance, avec la suffisance nonchalante d’un grand prédateur. L’image le fait sourire et lui rappelle un passage sur la chasse au glaive, comme les bestiaires du Moyen Âge appellent l’espadon. Le glaive est la terreur des navires, qu’il éperonne avec son nez en forme d’épée. Le seul moyen de le tuer, selon ces ouvrages, consiste à installer un grand miroir à la poupe. Quand le glaive arrive, il ne peut s’empêcher d’admirer le reflet mordoré de ses écailles. Absorbé dans sa propre contemplation, il oublie aussitôt sa rage, arrête de s’avancer vers la coque du bateau et offre ses flancs aux marins qui, cachés derrière le miroir, l’abattent avec leurs harpons. En observant Nicolas qui coule à nouveau un regard en direction de la passagère, une vision lui vient à l’esprit. Au cours du colloque, son ami est attaqué de toutes parts. Démonté par tant d’hostilité, il se tait, avale de longues gorgées d’eau. Alors Vincent se lève et réfute d’un ton énergique les arguments des contradicteurs. Plus il y pense plus la scène prend corps, il est maintenant seul face au dernier des opposants, le plus farouche, l’oblige à quitter la salle sous la risée des participants, puis, se tournant vers l’estrade, il fait applaudir Nicolas qui lui adresse un clin d’œil admiratif.
Les yeux de Vincent ne peuvent se détacher du reflet de la fille. Sans doute à cause de son décolleté. Il n’a jamais compris pourquoi les femmes n’en portent pas plus. Il pourrait passer des heures à les contempler. Rien de scabreux. Non juste une émotion qu’il ne peut contenir. Ce pourrait être son prochain sujet d’étude. « Bonjour, je suis chercheur en décolleté. Auriez-vous quelques minutes à m’accorder pour répondre à un petit questionnaire ? J’analyse la mise en forme spécifique de chacun, je m’intéresse à la ligne découverte ou non des seins, à la dentelle du balconnet ou de la bretelle qui dépasse, à la matière, à la forme que possède votre soutien-gorge. Jusqu’où vous décidez de laisser entrevoir votre gorge, qu’est-ce que cela vous fait quand vous sentez le regard d’un homme posé sur votre décolleté ? »
Elle lui sourit. Il pique un fard comme si elle avait découvert ses pensées.
Il se voit avec elle, dans un café, à discuter autour d’un verre, des choses drôles, elle a un rire très doux. Lui qui a toujours été timide, lui parle, les yeux rivés sur la table, puis ils sortent dans la rue, dans l’air flotte quelque chose de romantique, elle l’écoute avec beaucoup d’intérêt, il lui dit qu’il est écrivain ? journaliste ? non écrivain, il lui promet de lui offrir son dernier roman, elle est si contente qu’elle pose sa main sur son bras, il sent brièvement son corps, nerveux et…
Une vieille dame en nage ouvre la porte du couloir. Elle examine plusieurs fois son billet avant de se planter devant une place libre. Aussitôt Vincent se lève pour l’aider à ranger sa valise. Nicolas lui indique où la poser. Elle pèse très lourd. Il s’étonne de tout ce que les vieux peuvent transporter. On dirait que plus on avance en âge, plus on trimbale de choses.