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Julia Roberts prend le train
Tout ça, c’est à cause de la surprise des copines.
Pour l’instant, Djamel et sa fille Laura la croient en route pour son boulot. Un trajet tellement réglé qu’ils pourraient, rien qu’en regardant leur montre, deviner où elle est.
Elle a fermé la porte du pavillon, puis la grille du jardinet. Pris à droite dans l’impasse pour rejoindre l’arrêt de bus. Au loin, un visage de femme monte et descend sur un panneau publicitaire. Ses pas résonnent sur le macadam. Une rafale de vent la décoiffe et l’oblige à tourner la tête. Sur le trottoir d’en face un homme, jeune, la siffle. « J’te kiffe madame, j’te kiffe ! » crie-t-il. Elle lui jette un coup d’œil amusé. Cela fait bien dix ans qu’une telle chose ne s’est pas produite. Au cours d’une soirée, dans un camping, un type l’avait draguée et Djamel lui avait cassé la gueule. Pim, pam. Un coup de boule, l’autre le nez en sang. Elle l’aimait quand il se comportait comme un vrai homme. Maintenant, ils ne se font même plus la bise en se couchant. Une sexualité de poisson pané. Sa copine Martine lui avait dit que les couples qui s’embrassaient souvent s’engueulaient peu.
« J’te kiffe, madame ! » Elle rit. Aux éclats. L’autre renchérit. « T’es trop belle, madame ! » Il lui adresse de grands gestes, la main sur le cœur… Elle reprend son souffle. Un bruit de moteur la fait sursauter. Le bus passe tout près d’elle, le bas de sa robe vole. Une rangée de nuques et au-dessous une publicité pour une station de radio s’éloignent. Des flashs. À l’arrêt, cent mètres plus loin, des gens montent, d’autres descendent. Un gros soupir et le bus redémarre. Maintenant qu’elle l’a manqué – une première en sept ans – elle sera en retard au travail.
Elle le regarde grimper lentement la côte et tourner vers Montrouge. Un grand froid. Jusqu’alors, dans sa tête, un sentiment irréel, rien de grave. Elle pourrait téléphoner, demander à Martine de la conduire en voiture.
Mais la disparition du bus, le ballet incessant des voitures dans l’avenue, et les ouvriers avec leurs casques s’affairant sur le chantier en contrebas, lui font soudain comprendre qu’elle ne pourra pas rattraper le coup. Elle voit, comme si elle y était, son chef de magasin, le visage rose, on dirait un collégien, vingt-trois ? vingt-quatre ans ? le gnome comme l’a surnommé sa fille, l’air agacé, lui faire la morale, et elle risquer une explication balayée d’un haussement d’épaules.
Déboussolée, elle lève les yeux pour s’extraire du chaos de la circulation et du bruit, et reconnaît la femme sur l’affiche. C’est Julia Roberts qui tient contre sa joue un flacon de parfum. Toutes les quinze secondes, elle s’efface pour laisser place à un lave-linge en promotion, puis réapparaît.
Ce va-et-vient la berce et l’apaise.
Le hublot de la machine. Le visage de la star. Le sourire chaleureux et le métal froid. Elle se trouve la même bouche que l’actrice. Peut-être un peu moins grande, mais en tout cas, le même rire gêné qui envahit tout son visage. Le côté mal à l’aise, qui lui donne une expression un brin triste quand elle sourit.
Évidemment. C’est facile pour Julia Roberts de garder cette grâce en toute circonstance, même quand elle joue les pauvres filles ou les prostituées… Une batterie de maquilleurs et de coiffeurs. Tandis qu’elle, sans la surprise des copines…
Au début, ça paraissait anodin, cette « fameuse » surprise pour ses quarante ans dont Martine et les autres lui avaient rebattu les oreilles pendant une dizaine de jours avec un ton plein de mystère. Elle les connaissait leurs surprises. Une journée sans enfants, sans repas à préparer. Un bowling, un resto, un karaoké… Ce matin-là, elles l’avaient appelée avec des airs de comploteuses pour boire un café, chez Martine. « J’fais pipi et on y va », avait dit celle-ci au bout de dix minutes. « Où est-ce qu’on va ? – Surprise ! » avaient-elles clamé dans un grand éclat de rire.
Les fossettes de l’actrice. La promo sur l’appareil.
Tout ça ne peut pas avoir eu lieu pour rien. Elle voudrait lui dire à Julia Roberts.
Le soir quand il avait vu leur cadeau, Djamel s’était couché sans un mot. Elle s’était serrée contre lui. Il l’avait repoussée. « Des fois, j’me demande ce qui te passe par la tête… – Oh Djamel. » Il s’était retourné. « Putain, la gueule qu’ils vont faire tes collègues… » Il n’avait rien compris.
C’est pourtant simple. Ce n’est pas un coup de chaud. Bien sûr que c’est plus profond. Enfin tout est lié, l’idée des copines et la perspective de la quarantaine.
Elle n’en peut plus, elle étouffe, engluée dans le quotidien de tas de linge sale, de fringues qui sèchent au-dessus de la baignoire, et plus encore d’odeurs de lessive qui lui collent à la peau. Elle aussi veut s’offrir le luxe du parfum.
Elle aurait pu passer sur tout, elle avait toujours passé sur tout avec Djamel, ils avaient fait comme si seul comptait le but, chaque jour gagné à maintenir ce semblant d’ordre et de ménage… Mais pas cette fois-ci. Pas possible de ramener ça à une histoire de fille un peu ridicule, une perte de temps, un truc sans intérêt.
Julia Roberts la comprend, elle en est sûre. « Tu es belle. » Une nouvelle femme. Elle veut juste en profiter, avant qu’il soit trop tard.
Alors elle rebrousse chemin. Elle dépasse le MacDo où elle emmenait Laura petite, le samedi après l’école. Elle sourit aux passants qui ont tous l’air de flâner, aux timides rayons de soleil printanier, aux arbres sans feuilles, aux quelques-uns qui s’activent. Sous le coup de l’émotion, elle allume une cigarette. Elle ne fume pas avant sa pause de 11 heures. Du moins elle essaie. L’excitation la gagne. Elle va rentrer, bien sûr. Mais pas tout de suite. Elle n’a jamais marché comme ça, la tête relevée, bien droite, les épaules redressées, les jambes souples. L’ivresse de se sentir différente, une démarche d’actrice, avec les talons hauts qu’elle a mis ce matin, auxquels elle n’est pas habituée. Elle a l’impression qu’une caméra la suit. Dans sa tête, elle entend une musique, celle de la scène où l’héroïne se décide enfin à faire ce que tous les spectateurs attendent depuis le début du film. Partir.
Prendre le train.