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Uzerche
Il jette un œil sur
la gare et les hauteurs derrière, où trône la ville. Sur le quai,
un homme fait de grands gestes en direction d’un couple venu
l’attendre.
L’amphi est noir de monde, les gens l’ont écouté
sans broncher. Son intervention s’est achevée sous un tonnerre
d’applaudissements. « Une réflexion stimulante », a dit
le recteur. Le soir, il a demandé à Julia de l’accompagner au repas
de fin de colloque. Muriel est souffrante. « Vous voulez bien
être ma femme ? – Pardon ? » Un grand éclat de rire.
« Je vous dois bien ça. » Ils ont fait une entrée
remarquée, elle porte une longue robe de soirée et lui a mis le
smoking qu’il a acheté pour le mariage de son frère, Muriel lui a
toujours dit qu’il portait très bien le costume, ils ont été
installés avec les jeunes doctorants et les maîtres de conf, tandis que Nicolas trône aux côtés des
organisateurs, Julia n’a cessé d’admirer le décor et de trouver
mignon Vincent dans son smoking, elle le lui a glissé dans le creux
de l’oreille, elle a parlé un peu fort et cela l’a excité, mais à
peine ont-ils porté un toast avec les autres convives qu’un serveur
est venu le voir, le président de l’université souhaitait l’avoir à
sa table. Il s’est levé avec Julia, à son bras, souriante, et ont
traversé la salle sous les regards envieux…
Muriel lui tend une bouteille d’eau.
Il lui fait non de la tête et tente de rappeler sa
vision, mais il en a perdu le rythme. Il a aperçu Julia quand elle
est passée devant le compartiment. Il joue de malchance. Tout à
l’heure, il a refusé de suivre Nicolas, Aude et Muriel, pour se
retrouver seul avec elle, mais il y a eu cette discussion avec
Colette, puis le contrôleur est venu chercher la jeune femme. Il a
attendu son retour et les trois autres sont rentrés avant elle…
Voilà maintenant qu’elle les évite.
Il ouvre son carnet avec l’espoir d’y lire le
présage qu’il la reverra d’ici le terminus.
« Les sirènes sont de trois sortes. De la
bouche de la première, sort un chant magnifique, d’une voix
identique à celle d’une femme, la deuxième imite à la perfection la
flûte et la troisième fait de même avec la cithare. Tant que dure
leur chant, elles cachent leurs écailles de poissons en restant
dans l’eau, car la luxure est née de l’humide, et les navigateurs ne voient que le haut de leurs corps
constitué d’un buste féminin à la beauté irrésistible. Elles ont
des seins au galbe parfait, une nuque et des épaules à la finesse
ravissante. L’une a la peau nacrée, l’autre safranée et la dernière
ébénéenne. Mais dès que les marins sont à leur portée, elles les
lacèrent de leur griffe. Telles les femmes promptes à donner et
reprendre leur amour… »
L’image de Julia lui revient.
Pendant la demi-heure durant laquelle il a attendu
son retour, il n’a cessé de s’imaginer des histoires et s’est
persuadé que, malgré toutes les amarres qu’il a jetées, son
existence n’en est pas plus solide.
Chaque décision lui donne aussitôt le sentiment
que, loin d’être une consolidation ou un ancrage, il s’agit en fait
d’un choix dû au hasard, un autre aurait été possible, peut-être
même celui exactement contraire. Mais c’est là une ruse de sa
raison car ce qu’il prend pour des coups de dés, roule petite
pomme, se révèle être, au bout du compte, les choix les moins
révocables. À l’inverse, il ne reste rien de ses grandes
décisions.
Le secret de la longévité de son couple tient sans
doute au fait qu’il n’a jamais pensé vivre quelque chose
d’important. Depuis dix ans qu’ils sont ensemble, il n’y a pas un
mois sans qu’il se dise : « Je vais la quitter. »
Comme un fruit mûr prêt à tomber de l’arbre.
Mais, même si ces derniers temps elle le secoue de plus en plus, au
fond, il est avec elle comme Jonas dans le ventre de la baleine,
elle le protège et il peut vivre dans son monde.
Julia l’avait appelé son mari. C’était un mensonge
plutôt ambigu…
La voix de Bruno rompt le silence.
« Descendants de Pharamond ayant mauvaise réputation. En neuf
lettres. » Du tac au tac, Nicolas lui répond :
« Fainéants ». Puis il se lance dans un cours sur les
Mérovingiens, « Pharamond est leur ancêtre mythique », et
les Carolingiens qui les ont surnommés les rois fainéants…
« Mesdames, Messieurs votre attention, s’il
vous plaît. Afin que le voyage soit le plus solidaire possible,
nous prions tous ceux qui souhaitent organiser des activités de
nous en faire part afin que nous en informions les passagers.
D’ores et déjà, voiture 6, deux personnes cherchent des partenaires
pour un tournoi de tarot. Voiture 9, M. Valence propose
sur son ordinateur plusieurs films pour tous âges. Enfin le Happy
Days Band, qui voyage dans notre train, donnera un mini-récital
dans quinze minutes, voiture 13. Ce mini-récital exceptionnel aura
lieu en l’honneur de Mlle Julia, également à bord de notre
Teoz. Par ailleurs, le Happy Days Band vous informe qu’il se
produira ce soir à Labège, salle polyvalente, à
21 heures. »
Elle est donc retournée avec les choristes.
Vincent en éprouve un brin de déception. Il aurait dû rester avec
elle. Non pas qu’il aime faire la fête, trop timide, mais juste
pour la voir elle, souriante, rayonnante…
— Mademoiselle Julia ? Vous croyez que
c’est la fille qui était là ? questionne Nicolas.
« Message personnel à l’attention de M.
Vincent. Les choristes du Happy Days Band le prient de venir
assister à leur mini-récital. Je répète : les choristes du
Happy Days Band prient M. Vincent de venir à leur mini-récital,
voiture 13. »
Dans le brouhaha, se détache la voix d’une femme,
Germinal a sans doute oublié de refermer le micro :
« Vous croyez qu’il va comprendre… ? »
Vincent ressemble à un poisson hors de
l’eau.
— Mais c’est toi ! s’exclame
Nicolas.
Vincent prend un air ahuri, alors que son cœur
bat, bat à toute vitesse.
— Tu le fais exprès ? s’énerve Muriel
dont la voix s’élève dans les aigus. Mlle Julia (elle prend un ton
très méprisant qui blesse Vincent) t’invite à la rejoindre voiture
13 ! Sans doute qu’elle a encore besoin d’argent pour faire la
fête avec le muet…
Vincent est effrayé par la scène qui s’annonce et,
plus encore, bouleversé, « Julia l’attend ! ». Dans
sa tête, « Julia… », « Julia… », la phrase
éclate « Julia ! Julia m’attend ! », sans qu’il
lui soit possible, « Julia… », d’en
enrayer la déflagration… « s’intéresse à moi !… Je lui
plais ! »
— Je ne suis pas le seul passager à m’appeler
Vincent…
— C’est ça, prends-moi pour une
idiote !
— Depuis 1946, on a donné environ
215 000 fois ce prénom, intervient Bruno, d’un ton
professionnel. En France. Parce que pour les autres pays, je ne
sais pas.
Tous se tournent vers lui, en un silence
hostile.
— Je travaille à la mairie de
Saint-André-de-Marsac, Tarn-et-Garonne, se justifie-t-il. C’est moi
qui tiens le registre de l’état civil. Souvent les gens me
demandent les prénoms à la mode, alors je leur donne les
statistiques…
— Et vous connaissez les chiffres pour tous
les prénoms ? poursuit Vincent.
— N’essaie pas de changer de sujet…,
s’exaspère Muriel.
— Mais enfin, arrête ! réplique-t-il, en
se risquant à élever légèrement la voix lui aussi. Même si c’était
moi le Vincent en question, qu’est-ce que j’irais faire
là-bas ?
Muriel se radoucit.
— N’empêche, cette femme, quel culot quand
même !
Vincent s’enfonce dans son siège et arbore
l’expression de la victime injustement soupçonnée, mais son esprit
s’abandonne à la vision de ces retrouvailles.
Il entre voiture 13, elle, au milieu des choristes. Il l’enlace
sous les applaudissements…
À quoi bon rêver ? Il est coincé là. Il se
voit, très digne, se levant de sa place. « Je reviens. »
Aucune chance. La fureur de Muriel l’aura rattrapé avant même qu’il
atteigne la porte… Il devine au tapotement enjoué de Nicolas sur
l’accoudoir, combien son ami se divertit de la situation. Il hausse
les épaules. Il tient la main de Julia et chante à tue-tête avec
les choristes. Par instants il lui serre très fort la paume. C’est
au tour de la vieille maintenant de le fixer. Qu’est-ce qu’elle
veut ? Il n’a pas oublié son intervention de tout à l’heure
qui l’a empêché de parler à Julia. Derrière ses lunettes, on dirait
qu’elle le blâme tant elle fronce les sourcils. Non. Elle fait une
sorte de mimique. Elle n’en finit pas de rouler les yeux. Vincent
l’observe stupéfait. Elle lui fait signe de rejoindre Julia !
« Mais comment elle veut que je m’y prenne ? Si je sors,
Muriel me tue ! » Colette lui désigne son ventre ?
Nan. Nan. Ses cuisses ? Non plus. Elle agite les jambes
fébrilement comme si elle avait envie de… Vincent lui
sourit. Il a compris. Ça ne peut pas être aussi simple que ça.
Il se plonge dans la contemplation du paysage. Julia à nouveau lui
apparaît. « Nous pourrions descendre, faire semblant de rater
le départ du train et nous retrouver seuls sans bagages ni rien
dans une ville inconnue. Nous marcherions au hasard dans les rues,
avec le sentiment d’être des passants clandestins. Tu aurais un peu
froid et je t’enlacerais. Les gens nous
regarderaient avec ce mélange de curiosité et d’envie qui tient les
badauds quand ils voient des amoureux s’embrasser. Nous finirions
par atterrir dans un de ces hôtels de province, au confort aussi
prétentieux que suranné. Une fois, je ne sais plus dans quelle
ville, j’étais à un de ces colloques où Nicolas s’obstine à me
traîner, il y avait dans le hall trois horloges avec l’heure de New
York, de Tokyo et de Londres. Je me demande pour qui cela pouvait
bien avoir de l’intérêt. Je te raconte tout ça pour retarder le
moment où nous serons dans la chambre, intimidés et pourtant ne
désirant que cela, le moment où nous nous allongerons sur ce lit
qui sent un peu le renfermé, le moment où, dans cette pièce
inconnue, dont nous garderons les moindres détails en mémoire, les
appliques au verre jauni en forme de corolles au-dessus de la table
de nuit, les draps serrés et rêches comme s’ils se refusaient à nos
corps, le traversin encombrant qui finira par terre, tout ce décor
indifférent qu’il nous faudra alanguir, j’entreprendrai te
déshabiller avec la trouille au ventre. Comment peut-on avoir peur
d’être avec toi ? Je te parlerai très vite et sans pouvoir
m’arrêter… »
Il suffirait de donner l’ordre à ses jambes de
marcher jusqu’à la porte pour que tout cela existe. Mais il balance
entre une frayeur intense et un désir tout aussi fort, même s’il
redoute la suite, quand les choses auront
commencé à prendre forme.
Il croise à nouveau le regard de Colette, agacée
qu’il soit encore là.
Alors, il se lève comme un automate.
— Où tu vas ? demande Muriel
inquiète.
— Aux toilettes, répond-il d’une voix
blanche.