23
Uzerche
Il jette un œil sur la gare et les hauteurs derrière, où trône la ville. Sur le quai, un homme fait de grands gestes en direction d’un couple venu l’attendre.
L’amphi est noir de monde, les gens l’ont écouté sans broncher. Son intervention s’est achevée sous un tonnerre d’applaudissements. « Une réflexion stimulante », a dit le recteur. Le soir, il a demandé à Julia de l’accompagner au repas de fin de colloque. Muriel est souffrante. « Vous voulez bien être ma femme ? – Pardon ? » Un grand éclat de rire. « Je vous dois bien ça. » Ils ont fait une entrée remarquée, elle porte une longue robe de soirée et lui a mis le smoking qu’il a acheté pour le mariage de son frère, Muriel lui a toujours dit qu’il portait très bien le costume, ils ont été installés avec les jeunes doctorants et les maîtres de conf, tandis que Nicolas trône aux côtés des organisateurs, Julia n’a cessé d’admirer le décor et de trouver mignon Vincent dans son smoking, elle le lui a glissé dans le creux de l’oreille, elle a parlé un peu fort et cela l’a excité, mais à peine ont-ils porté un toast avec les autres convives qu’un serveur est venu le voir, le président de l’université souhaitait l’avoir à sa table. Il s’est levé avec Julia, à son bras, souriante, et ont traversé la salle sous les regards envieux…
Muriel lui tend une bouteille d’eau.
Il lui fait non de la tête et tente de rappeler sa vision, mais il en a perdu le rythme. Il a aperçu Julia quand elle est passée devant le compartiment. Il joue de malchance. Tout à l’heure, il a refusé de suivre Nicolas, Aude et Muriel, pour se retrouver seul avec elle, mais il y a eu cette discussion avec Colette, puis le contrôleur est venu chercher la jeune femme. Il a attendu son retour et les trois autres sont rentrés avant elle… Voilà maintenant qu’elle les évite.
Il ouvre son carnet avec l’espoir d’y lire le présage qu’il la reverra d’ici le terminus.
« Les sirènes sont de trois sortes. De la bouche de la première, sort un chant magnifique, d’une voix identique à celle d’une femme, la deuxième imite à la perfection la flûte et la troisième fait de même avec la cithare. Tant que dure leur chant, elles cachent leurs écailles de poissons en restant dans l’eau, car la luxure est née de l’humide, et les navigateurs ne voient que le haut de leurs corps constitué d’un buste féminin à la beauté irrésistible. Elles ont des seins au galbe parfait, une nuque et des épaules à la finesse ravissante. L’une a la peau nacrée, l’autre safranée et la dernière ébénéenne. Mais dès que les marins sont à leur portée, elles les lacèrent de leur griffe. Telles les femmes promptes à donner et reprendre leur amour… »
L’image de Julia lui revient.
Pendant la demi-heure durant laquelle il a attendu son retour, il n’a cessé de s’imaginer des histoires et s’est persuadé que, malgré toutes les amarres qu’il a jetées, son existence n’en est pas plus solide.
Chaque décision lui donne aussitôt le sentiment que, loin d’être une consolidation ou un ancrage, il s’agit en fait d’un choix dû au hasard, un autre aurait été possible, peut-être même celui exactement contraire. Mais c’est là une ruse de sa raison car ce qu’il prend pour des coups de dés, roule petite pomme, se révèle être, au bout du compte, les choix les moins révocables. À l’inverse, il ne reste rien de ses grandes décisions.
Le secret de la longévité de son couple tient sans doute au fait qu’il n’a jamais pensé vivre quelque chose d’important. Depuis dix ans qu’ils sont ensemble, il n’y a pas un mois sans qu’il se dise : « Je vais la quitter. » Comme un fruit mûr prêt à tomber de l’arbre. Mais, même si ces derniers temps elle le secoue de plus en plus, au fond, il est avec elle comme Jonas dans le ventre de la baleine, elle le protège et il peut vivre dans son monde.
Julia l’avait appelé son mari. C’était un mensonge plutôt ambigu…
La voix de Bruno rompt le silence. « Descendants de Pharamond ayant mauvaise réputation. En neuf lettres. » Du tac au tac, Nicolas lui répond : « Fainéants ». Puis il se lance dans un cours sur les Mérovingiens, « Pharamond est leur ancêtre mythique », et les Carolingiens qui les ont surnommés les rois fainéants…
« Mesdames, Messieurs votre attention, s’il vous plaît. Afin que le voyage soit le plus solidaire possible, nous prions tous ceux qui souhaitent organiser des activités de nous en faire part afin que nous en informions les passagers. D’ores et déjà, voiture 6, deux personnes cherchent des partenaires pour un tournoi de tarot. Voiture 9, M. Valence propose sur son ordinateur plusieurs films pour tous âges. Enfin le Happy Days Band, qui voyage dans notre train, donnera un mini-récital dans quinze minutes, voiture 13. Ce mini-récital exceptionnel aura lieu en l’honneur de Mlle Julia, également à bord de notre Teoz. Par ailleurs, le Happy Days Band vous informe qu’il se produira ce soir à Labège, salle polyvalente, à 21 heures. »
Elle est donc retournée avec les choristes. Vincent en éprouve un brin de déception. Il aurait dû rester avec elle. Non pas qu’il aime faire la fête, trop timide, mais juste pour la voir elle, souriante, rayonnante…
— Mademoiselle Julia ? Vous croyez que c’est la fille qui était là ? questionne Nicolas.
« Message personnel à l’attention de M. Vincent. Les choristes du Happy Days Band le prient de venir assister à leur mini-récital. Je répète : les choristes du Happy Days Band prient M. Vincent de venir à leur mini-récital, voiture 13. »
Dans le brouhaha, se détache la voix d’une femme, Germinal a sans doute oublié de refermer le micro : « Vous croyez qu’il va comprendre… ? »
Vincent ressemble à un poisson hors de l’eau.
— Mais c’est toi ! s’exclame Nicolas.
Vincent prend un air ahuri, alors que son cœur bat, bat à toute vitesse.
— Tu le fais exprès ? s’énerve Muriel dont la voix s’élève dans les aigus. Mlle Julia (elle prend un ton très méprisant qui blesse Vincent) t’invite à la rejoindre voiture 13 ! Sans doute qu’elle a encore besoin d’argent pour faire la fête avec le muet…
Vincent est effrayé par la scène qui s’annonce et, plus encore, bouleversé, « Julia l’attend ! ». Dans sa tête, « Julia… », « Julia… », la phrase éclate « Julia ! Julia m’attend ! », sans qu’il lui soit possible, « Julia… », d’en enrayer la déflagration… « s’intéresse à moi !… Je lui plais ! »
— Je ne suis pas le seul passager à m’appeler Vincent…
— C’est ça, prends-moi pour une idiote !
— Depuis 1946, on a donné environ 215 000 fois ce prénom, intervient Bruno, d’un ton professionnel. En France. Parce que pour les autres pays, je ne sais pas.
Tous se tournent vers lui, en un silence hostile.
— Je travaille à la mairie de Saint-André-de-Marsac, Tarn-et-Garonne, se justifie-t-il. C’est moi qui tiens le registre de l’état civil. Souvent les gens me demandent les prénoms à la mode, alors je leur donne les statistiques…
— Et vous connaissez les chiffres pour tous les prénoms ? poursuit Vincent.
— N’essaie pas de changer de sujet…, s’exaspère Muriel.
— Mais enfin, arrête ! réplique-t-il, en se risquant à élever légèrement la voix lui aussi. Même si c’était moi le Vincent en question, qu’est-ce que j’irais faire là-bas ?
Muriel se radoucit.
— N’empêche, cette femme, quel culot quand même !
Vincent s’enfonce dans son siège et arbore l’expression de la victime injustement soupçonnée, mais son esprit s’abandonne à la vision de ces retrouvailles. Il entre voiture 13, elle, au milieu des choristes. Il l’enlace sous les applaudissements…
À quoi bon rêver ? Il est coincé là. Il se voit, très digne, se levant de sa place. « Je reviens. » Aucune chance. La fureur de Muriel l’aura rattrapé avant même qu’il atteigne la porte… Il devine au tapotement enjoué de Nicolas sur l’accoudoir, combien son ami se divertit de la situation. Il hausse les épaules. Il tient la main de Julia et chante à tue-tête avec les choristes. Par instants il lui serre très fort la paume. C’est au tour de la vieille maintenant de le fixer. Qu’est-ce qu’elle veut ? Il n’a pas oublié son intervention de tout à l’heure qui l’a empêché de parler à Julia. Derrière ses lunettes, on dirait qu’elle le blâme tant elle fronce les sourcils. Non. Elle fait une sorte de mimique. Elle n’en finit pas de rouler les yeux. Vincent l’observe stupéfait. Elle lui fait signe de rejoindre Julia ! « Mais comment elle veut que je m’y prenne ? Si je sors, Muriel me tue ! » Colette lui désigne son ventre ? Nan. Nan. Ses cuisses ? Non plus. Elle agite les jambes fébrilement comme si elle avait envie de… Vincent lui sourit. Il a compris. Ça ne peut pas être aussi simple que ça. Il se plonge dans la contemplation du paysage. Julia à nouveau lui apparaît. « Nous pourrions descendre, faire semblant de rater le départ du train et nous retrouver seuls sans bagages ni rien dans une ville inconnue. Nous marcherions au hasard dans les rues, avec le sentiment d’être des passants clandestins. Tu aurais un peu froid et je t’enlacerais. Les gens nous regarderaient avec ce mélange de curiosité et d’envie qui tient les badauds quand ils voient des amoureux s’embrasser. Nous finirions par atterrir dans un de ces hôtels de province, au confort aussi prétentieux que suranné. Une fois, je ne sais plus dans quelle ville, j’étais à un de ces colloques où Nicolas s’obstine à me traîner, il y avait dans le hall trois horloges avec l’heure de New York, de Tokyo et de Londres. Je me demande pour qui cela pouvait bien avoir de l’intérêt. Je te raconte tout ça pour retarder le moment où nous serons dans la chambre, intimidés et pourtant ne désirant que cela, le moment où nous nous allongerons sur ce lit qui sent un peu le renfermé, le moment où, dans cette pièce inconnue, dont nous garderons les moindres détails en mémoire, les appliques au verre jauni en forme de corolles au-dessus de la table de nuit, les draps serrés et rêches comme s’ils se refusaient à nos corps, le traversin encombrant qui finira par terre, tout ce décor indifférent qu’il nous faudra alanguir, j’entreprendrai te déshabiller avec la trouille au ventre. Comment peut-on avoir peur d’être avec toi ? Je te parlerai très vite et sans pouvoir m’arrêter… »
Il suffirait de donner l’ordre à ses jambes de marcher jusqu’à la porte pour que tout cela existe. Mais il balance entre une frayeur intense et un désir tout aussi fort, même s’il redoute la suite, quand les choses auront commencé à prendre forme.
Il croise à nouveau le regard de Colette, agacée qu’il soit encore là.
Alors, il se lève comme un automate.
— Où tu vas ? demande Muriel inquiète.
— Aux toilettes, répond-il d’une voix blanche.