15
Un dilemme
—Ya longtemps que vous l’avez quitté, votre mari ? demande Colette à Julia, la question lui brûlait les lèvres depuis tout à l’heure.
— Ce matin, avoue-t-elle en rougissant.
C’était donc ça, cet air de fraîcheur.
Quand elle s’était séparée de Jean, le seul homme qu’elle avait failli épouser, elle s’était arrêtée au sortir de leur immeuble, ses quelques affaires sous le bras et, dans le renfoncement de la porte cochère, avait allumé une cigarette. À l’époque elle fumait encore. Elle n’en oublierait jamais la saveur si particulière. À mesure que la fumée pénétrait dans ses poumons, s’évanouissait la pesanteur des dernières semaines, laissant place à une allégresse qui lui tournait la tête. Cela lui donnerait presque envie de recommencer. Dans un reportage sur les Indiens d’Amérique du Sud, elle avait vu que les vieux, considérant qu’à leur âge, cela n’avait plus d’importance, goûtaient à toutes sortes de plaisirs dangereux, tels que le tabac ou la drogue…
— Je ne le connais pas, mais je peux vous dire que vous avez bien fait.
Le ton de Colette qui ne manifeste ni apitoiement, ni jugement, n’attend ni explication, ni justification, ramène ce qui est arrivé depuis ce matin à un fait, un simple petit fait, Julia a quitté son mari, sur lequel on ne peut revenir, du passé.
Dans sa tête aussitôt, surgissent les images de sa rencontre avec Djamel boulevard Beaumarchais. Présentes comme si tout le reste, les vingt années ensemble, avait disparu.
— De toute façon, dans le couple, il y en a toujours un de trop…
Colette se lance dans le récit de son histoire avec Jean. Elle avait vingt ans et l’avait rencontré dans un restaurant à Saint-Raphaël où elle était en vacances. Perdu dans la contemplation de son verre, il semblait indifférent à sa présence, mais le contact de sa jambe, sous la table, disait le contraire. Sa fine moustache, qui le faisait ressembler à Clark Gable, et sa mine sombre avaient fait le reste.
Julia l’écoute distraitement, cherchant à se remémorer avec le plus de détails possibles ce jour-là. Précisément. Un après-midi d’octobre. Les feuilles jonchaient le trottoir. Fin d’après-midi en fait. Les rayons du soleil rasaient le toit des voitures. Jamais elle n’allait dans ce coin-là. Un rendez-vous pour de l’intérim. Un type l’avait croisée sur le trottoir désert. Un vague sourire échangé. Il était revenu sur ses pas, « Mademoiselle » et l’avait abordée, elle ne saura jamais pourquoi elle s’était arrêtée. Julia avait lu dans un magazine que le cerveau féminin est programmé pour juger si un homme lui convient en une poignée de secondes, juste en se fondant sur son apparence. Une poignée de secondes. Qu’est-ce qui lui avait plu pour en prendre pour vingt ans ? Sa taille. Il était grand et n’avait pas encore son ventre. Sa voix, douce et forte à la fois. Sa façon de chercher ses mots. La curiosité. Il la faisait rire.
— On s’est mis en ménage un mois plus tard, rue de Lappe, poursuit Colette.
Ils avaient prévu de se marier. Mais c’était compter sans la mère de Jean. Tous les quinze jours, elle prenait le train depuis Rueil où elle vivait. Elle débarquait sur le coup de 6 heures du soir, se tenait sur le pas de leur porte et lâchait d’une voix de petite fille : « Je suis juste venue vous faire un petit bonjour, je ne reste pas. » Jean devait parlementer un quart d’heure pour qu’elle accepte d’entrer, puis autant pour qu’elle enlève son manteau, et à nouveau pour qu’elle s’asseye. L’heure du dîner arrivait. Nouvelle discussion. La mère finissait par se rendre aux arguments du fils. Le point d’orgue était le moment d’aller dormir. Le plus souvent, Colette se couchait avant que l’issue, prévisible et prévue, ne soit arrivée à son terme. Peu après, le fils et la mère rejoignaient la chambre, où Colette avait déjà préparé le lit de camp pour Jean. Quand ils ne se livraient pas à cet épuisant rituel, Jean et sa mère passaient leur temps à se disputer. Tout était prétexte à querelles et le calme ne revenait que lorsqu’il s’agissait de négocier qu’elle reste pour le repas ou pour la nuit. La seconde précédente, hors d’eux, hurlant, ils retrouvaient alors le ton amène et gentil qui du bon fils, qui de la mère feignant de ne pas vouloir déranger. Un matin Colette avait pris la poudre d’escampette, s’était juré que jamais elle ne se marierait, ni même qu’elle se mettrait en ménage, et depuis plus de cinquante ans, elle avait tenu bon.
— Je sais bien que ce n’est pas votre problème pour l’instant. Mais profitez des occasions qui vont se présenter.
Julia approuve d’un sourire empreint de tristesse. Tout en cherchant à la réconforter, la vieille lui permet d’entrevoir une suite à laquelle elle n’avait même pas eu le temps de songer.
La vie de couple ressemble à une de ces plantes sauvages qui poussent le long des chemins de campagne, adossées aux pierres d’un muret. Coincée entre les corvées quotidiennes et les courses du samedi, Julia avait fait croître son ménage, se glissant entre les interstices des cuites et des coups de gueule de Djamel, dépérissant parfois sous l’ombre d’un pavillon qui se délabrait, les sentiments déformés, usés par cet effort opiniâtre, grandir et repartir. Une sorte d’excroissance du boulot – le même fonctionnement, la même répartition des tâches, les mêmes horaires, des collègues habitant sous le même toit –, qui, malgré tout, n’avait cessé de fleurir, sous la serre des désirs communs, avec la même obstination que ces plantes.
— Je ne vous parle pas seulement sur le plan physique…
Colette exposait les choses crûment, presque cliniquement, un souvenir de ses trente-deux années d’infirmière, puis d’infirmière-chef, au service Chirurgie générale et digestive à la Salpêtrière. Tout ce qu’elle avait appris à l’hôpital lui servait de viatique dans sa vie et elle l’appliquait avec méthode, quelles que soient les circonstances.
— … mais aussi sur le plan psychologique. La plupart des femmes passent leur temps à se sentir coupables, parfois même à regretter…
Tout était fini et Julia n’en éprouvait ni chagrin, ni regret. L’homme qui avait si complètement occupé son existence, durant les vingt dernières années, qui avait respiré son air, absorbé sa lumière, était soudain tombé comme une feuille morte. Libérée de tout ce poids, elle allait pouvoir se développer, redressée, tendue tout entière vers le soleil, désormais une belle plante…
Colette se tait un moment, jette un coup d’œil à Vincent, absorbé dans la contemplation du paysage. À côté d’elle, Bruno suce le bout de son crayon, plongé dans ses mots croisés.
— Je peux vous demander un conseil… ?
Et sans attendre la réponse, elle lui décrit sa maison près de Gourdon, dans un petit village qui s’appelle Soulzac, où elle passe les six mois d’été. « Une ancienne grange, sans véritable chauffage et pas très confortable », surtout pour une vieille comme elle. Il faudrait qu’elle fasse des travaux, mais n’a pas l’argent nécessaire. Alors l’autre moitié de l’année, elle vit à Paris dans son studio. Julia devine que tout ceci n’est qu’un préambule, pour en arriver au vrai motif. L’âge lui pèse de plus en plus et les voyages aussi. Elle marque une pause. « Nous y voilà ! » pense Julia. Sans attendre la suite, elle l’interroge :
— Mais vous préférez la ville ou la campagne ?
Colette regarde à nouveau en direction de Vincent, toujours la tête tournée vers la fenêtre. Quant à Bruno, il s’est enfoncé dans son siège, recroquevillé sur son magazine, cherchant à se faire oublier, mais sa main qui trace nerveusement des figures géométriques dans la marge trahit ses efforts pour se concentrer sur sa grille.
Elle se rapproche de Julia et baisse la voix. Ce n’est pas la question. Comme elle l’a dit tout à l’heure, elle part rejoindre son amoureux à Soulzac, mais elle en a un aussi à Paris. Surprise par cet aveu, Julia se recule légèrement pour mieux observer Colette. « Les deux sont très différents », poursuit la vieille dame, sans remarquer l’étonnement de Julia. Celui de Paris s’appelle Gilbert. Ensemble, ils vont à des expositions ou à l’opéra. « Un intellectuel. » Elle a bien détaché le mot, comme si cela donnait un sens à leur relation, tandis qu’avec René, celui du Lot, c’est plus… enfin plus physique… Julia se sent rougir.
— Vous comprenez. Je ne sais pas lequel choisir…
Julia lui prend les mains.
— Vous êtes quelqu’un d’incroyable ! Vous me rappelez ma grand-mère !
— Elle avait deux amoureux aussi ?
— Non, non, elle était amoureuse de son voisin du 6e étage. Elle passait sa matinée à se pomponner et à l’attendre. Dès qu’elle l’entendait claquer la porte de son appartement, elle sortait de chez elle et le croisait sur le palier comme si c’était par hasard. Je me souviens le mercredi, quand elle nous gardait, mon frère et moi, on restait des heures dans l’entrée, le manteau sur le dos pour être prêts quand le voisin arriverait !
— Et comment ça s’est terminé ?
— La pauvre ! Ce manège a duré des années. Et puis un jour, il s’est enfin décidé. Il s’est mis sur son trente-et-un et il est descendu, un bouquet de fleurs à la main, jusque sur le palier de ma grand-mère. Personne. C’était la première fois qu’elle n’était pas là à l’attendre. Il a sonné. Pas de réponse. Alors il a alerté la concierge qui est venue avec ses clefs. C’est lui qui a découvert ma grand-mère dans son lit. Elle était morte dans son sommeil. Je me souviens qu’à son enterrement, il n’arrêtait pas de répéter : « J’ai même pas eu le temps de lui dire… »
Colette semble fixer quelque chose dans le vague. À moins qu’elle n’ait pas entendu la fin de l’histoire…
— J’ai compris, finit-elle par dire d’un ton ferme, le ton d’un malade qui, décidé à guérir, vient de prendre une importante résolution. Je vends mon studio et je m’installe dans le Lot. Gilbert se trouvera une maison à Soulzac…
— Mais René… ?
Elle lui mettra le marché en main, comme à Gilbert. Elle leur dira qu’elle ne voit pas pourquoi elle devrait se priver de l’un ou de l’autre. S’ils l’aiment, ils comprendront.
Colette est soudain soulagée.
— C’est cela la solution. On fera ménage à trois.
— Et puis ils devront s’y faire s’ils ne veulent pas finir leur vie tout seuls…, ajoute Julia.
Colette ne bronche pas. Elle n’avait pas d’humour, ou en tout cas ne prenait pas les choses avec humour. Une plaisanterie pouvait bien sûr l’amuser et elle aimait rire mais il fallait qu’elle s’y attende, sinon elle restait de marbre.
Julia saisit le reflet du visage de Vincent dans la fenêtre.
Et avec lui, ce serait comment ?