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Le Roumain était
grec
—Vous… vous… vous
n’étiez pas…, s’étrangle Aude, décontenancée.
— Moi rien écouté, rien entendu.
Son accent si fort donne à ses mots la sonorité
d’une langue inconnue « Je serai muet comme une carte »…
Aude rit. « On dit comme une carpe ! » « Comme
une carpe ? » « C’est un poisson… Un poisson qui n’a
pas de langue. C’est pour ça. » Il lui sourit. L’espace d’un
instant, ses traits retrouvent la même expression que tout à
l’heure quand il chantait. Et le même émoi aussi fort qu’inattendu
saisit Aude. Plus encore que sa voix, le sombre éclat de sa
physionomie, délestée de la peur comme d’un manteau miteux, la
touche, la bouleverse.
— Tu verras, se risque-t-elle à le tutoyer.
Tout va s’arranger.
Il esquisse une grimace. Aussitôt la chanson
terminée, une vive discussion s’est engagée entre les choristes et
Dick. « Je refuse de travailler avec un escroc ! »
Mais elles n’ont pas voulu en démordre. « Ce sera une bonne
chose pour le show. » À bout d’arguments, Dick s’est enfermé
dans les toilettes.
Tous les passagers de la voiture 13 sont
maintenant agglutinés devant la porte pour le convaincre. Nicolas
n’est pas le dernier. Il prend tout cela pour un jeu dont il saura
faire un récit brillant et drôle lors de ses prochaines soirées.
Pour pimenter son histoire, il faut qu’il y tienne un rôle
important, aussi donne-t-il sans cesse des conseils.
— Il a, il a ce quelque chose que les autres
n’ont pas, chantonne-t-il.
Nicolas cherche Aude des yeux. C’est elle qui,
plus tard, lorsqu’ils raconteront cette aventure, devra souligner
son aptitude à s’adapter à toutes les situations et plus encore à
prendre la direction des opérations. Son absence le
contrarie.
— La musique est un cri ! reprend-il.
Elle n’a pas de frontières !
— Paroles et paroles et paroles !
rétorque Dick. Ah ! Tu veux jouer à ça…
Germinal tambourine contre la porte.
— Vous ne pouvez pas rester là. Ce sont des
toilettes publiques. Il faut que vous sortiez.
— Foutez-moi la paix ! Le premier qui
entre, je lui pisse dessus !
Un « oh » de réprobation s’élève.
— Laissez-moi faire, intervient
Colette.
Un cercle se fait autour d’elle.
— Vous l’aimez votre chorale ?
— Quelle question ! C’est toute ma
vie !
— Je vous comprends. Entre nous, comment vous
trouvez la voix de cet homme ?
— À chier !
— Nous sommes d’accord. Et sans conteste,
il apportera une nouvelle dimension à votre chorale. Vous lui
enseignerez tout ce qu’il a à savoir, vous le guiderez… Et quoi
qu’il arrive vous resterez l’âme de cette chorale, son cerveau, son
cœur…
— Son chef de chœur, réplique Dick.
— C’est comme ça qu’on dit ? Son chef de
chœur ? Vous me faites penser à ces patients qui redoutent
tellement de se faire opérer qu’ils préféreraient garder leur
tumeur…
— J’ai déjà été opéré de l’appendice, si
c’est ça que vous voulez savoir…, lance Dick, mauvais.
Nicolas aperçoit Muriel qui, coincée en arrière de
la foule, l’appelle par de grands gestes.
— C’est génial ! lui glisse-t-il en la
rejoignant. Et dire que vous vouliez voyager en
première !
— J’avais raison ! le coupe-t-elle en
lui empoignant le bras. C’était une arnaque ! Ce type n’était
pas sourd-muet.
Nicolas lui jette un regard consterné. Elle répond par un air de défi. Ils n’avaient pas voulu
la croire, mais elle avait vu juste. Elle voudrait que Vincent soit
là pour lui mettre son erreur sous le nez.
Colette s’est lancée dans un récit. On lui avait
collé un petit Algérien dans son service. « Il s’appelait
Youssef. Il ne connaissait rien, mais il s’était mis en tête de
jouer les caïds. » La première pose de cathéter avait été un
vrai carnage, alors elle avait passé une petite soufflante. À
chaque erreur, il avait pris une remontrance, et un encouragement.
« Au bout d’un mois, mon Youssef était doux comme un agneau et
toujours prêt à rendre service… »
Quelques secondes, puis un bruit de loquet et la
porte s’ouvre, laissant apparaître Dick, intimidé par tant de
regards posés sur lui.
Dick sourit sous le poids des baisers des
choristes. Le muet s’avance, au bras d’Aude. Les femmes s’écartent,
Dick s’approche et lui tend la main.
— Sans rancune, Gheorje ?
— Iannis, rectifie l’autre, en rougissant. Je
m’appelle Iannis Markakis. Je suis grec. Je venu en France pour
chanter. Français aiment chanteur grec : Demis Roussos, Melina
Mercouri, Nana Mouskouri… Mais pas marché. Alors j’ai fait la
manche. Muet, c’est bien pour faire la manche. Et Roumain. Ici,
Roumain ça paye. Tout le monde habitué. Plus généreux…
Il s’arrête, puis, encouragé par le regard d’Aude,
il ajoute :
— Vous pas regrettez, monsieur
Dick ?
Dick hésite un instant et lâche :
— Pascal. Je m’appelle Pascal…