35
Cahors
Il respire un grand coup et ouvre la porte du compartiment.
Immédiatement, il note l’air moqueur de Nicolas, comme s’il se distrayait par avance de la scène qui s’annonce, à moins que ce ne soit la connivence un peu triviale des maris de boulevard. Et l’expression affectueuse d’Aude, qui le retient un instant, la complicité des timides partageant un secret. Muriel, le visage fermé, ignore ostensiblement son arrivée. Il la fixe brièvement et manque de tomber contre les jambes de Bruno. Sur son ventre, trônent ses mots croisés, une femme au milieu d’un champ en fleurs sourit en couverture. Sans ouvrir les yeux, Bruno se redresse dans le fond de son siège et tourne la tête.
Chaque détail s’enchaîne comme une projection de diapositives, des fragments du décor qu’il enregistre sans chercher à les déchiffrer, sa pensée est tout entière tendue vers le moment de l’explication.
Il s’assoit.
— On arrive dans une heure, hasarde-t-il.
Pas de réponse. Personne ne semble même l’avoir entendu. Il s’étonne du silence de Muriel. D’habitude, elle démarre aussi sec, mais là, elle paraît avoir adopté une autre stratégie. Il espère vaguement que la présence de Bruno – celle de Nicolas et Aude ne l’arrêtera pas – mettra un frein à son emportement, se réservant pour plus tard, une fois à l’hôtel à Toulouse. Alors la partie serait gagnée. Quand ils en reparleraient, le trop-plein d’agressivité serait passé, il pourrait peaufiner ses explications. « J’ai croisé des choristes, je suis allé au récital et tu ne devineras jamais quoi : le muet a retrouvé sa voix ! Un vrai miracle… » On n’est pas dans le Paris-Lourdes ! Non. « Une choriste a fait un malaise… On a dû la réanimer… »
Il prend son carnet, tant pour se donner une contenance que pour y lire un présage.
« Les premiers jours du mois de mars 1255, une baleine s’échoua sur la plage de Saint-Quentin d’Orival, non loin de la ville de Dieppe. La nouvelle en parvint jusqu’à la cour d’Henri III d’Angleterre. Ce dernier raffolait des bêtes rares et possédait déjà des lions, des panthères, des chameaux et un ours blanc que lui avait offert le roi de Norvège. Aussi adressa-t-il un émissaire au roi de France, Louis IX, afin que son royal beau-frère autorise l’envoi de savants anglais pour étudier l’animal échoué. Louis IX décida d’envoyer sa propre mission qui donnerait ensuite une copie de leurs travaux à Henri III. Le choix se porta sur Jean de Florimont, moine franciscain de l’abbaye de Saint-Vaast et auteur du Livre sur les propriétés des espèces, vaste compilation des textes des Anciens et de ses contemporains, dans laquelle il avait dressé un tableau complet de la création. Aussitôt Florimont se mit en chemin, accompagné de son secrétaire, le jeune Bernard de Sèvres. »
De temps à autre, Vincent risque un œil inquiet vers Muriel, obstinément plongée dans sa lecture. Toute cette scène ressemble à un immeuble dont il ne reste plus que la façade, proche de s’écrouler au moindre coup de masse et pourtant, il sent la lassitude l’envahir, la tentation de tout reprendre comme si rien n’était arrivé grandit en lui. Qu’est-ce qu’elle manigance ? Rien de bon. Non. Elle doit juste être un peu désarçonnée par son absence, le genre de truc qu’il ne fait jamais. Une drôle d’aventure… Le type du Happy Days Band voulait se faire pardonner sa blague idiote au sujet du muet et il a décidé de rembourser tout le monde… Ce soir, il y aura le dîner avec le recteur, demain il fera sa communication, avec un peu de chance, tout ira bien, puis ils passeront deux jours agréables à Toulouse…
« Arrivés à Saint-Quentin d’Orival, ils examinèrent le cadavre du cétacé. Jean de Florimont fut très étonné de sa présence sur la plage car, ainsi que le dit Brunetto Latini, dans son Livre des Trésors, la baleine ne s’aventure jamais dans des eaux de moins de 200 pieds de profondeur. “Faut-il y voir là la main de la Providence ?” demanda le jeune Bernard. L’un des villageois leur expliqua qu’il y avait eu, dans les jours précédents, une forte tempête. L’homme qui partait pêcher au large de l’Écosse avait croisé l’animal en compagnie de ses deux petits. Voulant profiter de l’aubaine, le pêcheur avait attaqué l’un des baleineaux. Leur mère était alors venue s’exposer aux coups des pêcheurs pour le protéger. Ce qui surprit beaucoup les deux moines. Car comme l’explique Aristote, en cas de danger, la baleine ouvre la bouche et fait entrer ses petits à l’intérieur de son ventre, avant de les recracher, une fois le danger écarté.
Mais ils n’étaient pas au bout de leurs étonnements. Ils commencèrent par l’étude de la bouche de l’animal. Pline avait écrit que la langue de la baleine était toute petite, recouverte de longs filaments qui servaient de filtre pour trier la nourriture. Il prétendait même qu’un baume à base de ces filaments constituait le meilleur remède contre l’excès de chyle. Mais Florimont constata non seulement que la surface de la langue était spongieuse et souple mais encore que sa taille était telle qu’elle devait faire plusieurs milliers de livres.
Quand son secrétaire eut fini de dessiner la bête, Florimont ordonna aux villageois de la découper pour qu’on découvre l’intérieur. Quelle ne fut pas la déception des deux moines ! D’après l’Ancien Testament, la grandeur de son ventre est telle que Jonas, recueilli à l’intérieur, croyait se trouver aux Enfers. Pierre de Beauvais estime qu’un roi pourrait y tenir sa cour sans difficulté. Mais ils ne virent s’étaler sur la plage qu’un tas immense d’entrailles à l’odeur nauséabonde et cherchèrent en vain la moindre cavité qui put ressembler à celle décrite.
Leur mission achevée, les deux moines regagnèrent leur abbaye. Pendant tout le trajet, Bernard de Sèvres demeura silencieux. Devinant les pensées qui traversaient l’esprit de son secrétaire, Jean de Florimont lui demanda : “Frère Bernard, que t’en semble ? Est-ce que des auteurs aussi renommés qu’Aristote, Pline ou Pierre de Beauvais se seraient trompés ?” Bernard ne dit mot, son maître reprit : “C’est pourtant simple. Fais marcher l’esprit que Dieu dans sa grande bonté a bien voulu te donner. À l’évidence, l’animal que nous avons vu n’est pas une baleine !” »
Et s’il suffisait de ne pas y croire pour que cela n’existe pas ? Les sensations bien réelles du corps de Julia, son odeur, son contact, ses mains posées sur son torse ne manqueraient pas de perdre, à force d’être ressassées, leurs contours précis, et il s’efforcerait de les raviver, avec des détails dont il ne saurait plus très bien s’il les avait juste imaginés…
— On a une chance de te voir ce soir ? demande Muriel.
Vincent pressent au ton persifleur que le moment de l’explication est arrivé.
— Peut-être as-tu prévu une autre visite aux toilettes à Toulouse…
Il prend un ton le plus dégagé possible.
— Écoute, en sortant des toilettes, je suis tombé sur les choristes. Elles avaient décidé d’organiser un récital pour le muet…
— Une autre collecte… ? s’inquiète Muriel. Elles auraient tort de se gêner. Tu sais te montrer si généreux avec notre argent.
— Pas du tout…
Il cherche une idée… (lance-toi !)
— Elles avaient écrit une chanson à mon sujet ! (Pas mal) Elles voulaient me la chanter parce qu’elles parlaient de moi (Bien).
— Ah oui ? Qu’est-ce que ça disait ? « Un gogo a payé 20 euros/ on a bien ri dans son dos… »
— T’es bête ! …
— Eh ben vas-y, on t’écoute…
— « Alors que tous étaient muets, lui n’est pas resté sourd. Il n’y a que le premier pas qui coûte, comme en amour… » (Aïe Aïe Aïe…)
— Riche la rime, raille Nicolas.
— C’est de la variété.
Il observe Muriel. À sa place, il exploserait « T’as mis tout ce temps pour me trouver une excuse aussi bidon ? » Mais elle a l’air plutôt calme. Étrangement même.
— Comment ça se fait qu’on ne t’ait pas vu là-bas ? dit-elle d’un ton presque détaché.
— Quoi ? (Ils sont venus me chercher !)
Surpris par cette nouvelle attaque, il essaie de gagner un peu de temps.
— Tu m’as très bien comprise. Tu n’étais pas à la fête des choristes…
— Bien sûr que si !
Dans sa tête, une certitude : elle sait mais fait semblant de rien pour me piéger…
— Pourtant on t’a cherché ! lance Nicolas, qui semble ravi comme un gosse de sa niche à son ami.
Faux frère ! pense Vincent.
— J’étais dans le fond, à discuter (pas de détails. Trop dangereux).
— Avec qui ?
— Je ne sais plus moi. Avec Dick, avec le contrôleur et avec une choriste aussi qui m’a parlé des statues d’animaux de l’église de son village,… (Ouh… Risqué, risqué…)
— Ah c’est ça ! intervient Aude. Je me demandais, en te voyant faire de grands gestes, de quoi tu pouvais bien lui parler…
Vincent lui adresse un sourire reconnaissant.
Muriel, déstabilisée par cet appui inattendu, se tait.
— Bon allez, vous n’allez pas vous disputer pour ça…, intercède Nicolas.
— Tu en as de bonnes ! Monsieur disparaît deux heures, et quand on part à sa recherche, il est introuvable…
L’éclat de voix tire Bruno de son sommeil. Il cligne des yeux, regarde autour de lui et reprend son magazine.
— Bon, je suis désolé, répond Vincent à la façon d’un petit garçon.
— Surtout que ça ne te ressemble pas du tout…, maugrée Muriel.
La conversation retombe, chacun replonge dans ses pensées.
Rassurée, Muriel s’en veut presque de s’être énervée. Elle revoit sa mère, annonçant de ce ton froid et sans appel la décision qu’ils avaient prise. Son père se tenait derrière, la tête baissée, le regard fuyant – plus grande Muriel croyait déceler dans son attitude, ses mains qui s’agitaient sans raison, une légère rougeur sur les joues, ses lèvres entrouvertes comme s’il allait parler, une profonde agitation. Tout cela lui donnait l’impression que sa mère lui cachait la vraie raison, et elle sentait monter en elle une colère d’autant plus formidable qu’elle demeurait muette. Une fois, juste une fois, elle avait réussi à les faire sortir de leurs gonds. Quand elle était partie pour s’installer chez un copain. « Traînée ! » avait assené son père, chargé par sa femme d’exhaler leur douleur. Pourquoi, depuis le début du voyage, n’arrête-t-elle pas de repenser à son enfance ? La faute à Vincent et à son comportement si étrange ? Ou à cette fille ? Enfant, Muriel aurait sans doute rêvé d’être comme elle. Bien en chair, maquillée, les cheveux longs surtout…
Vincent éprouve un sentiment mêlé de dégoût et de contentement. Plus il aspire à retrouver son existence, plus elle lui apparaît sous un jour déplaisant. Il voudrait arrêter d’y penser. Trop de secousses aujourd’hui, il aurait bien le temps, demain.
— En tout cas, se rengorge Muriel, c’est moi qui avais raison. Vous vous êtes tous fait avoir. Iannis était bel et bien un escroc !
— Iannis ? laisse échapper Vincent sans réfléchir.
— Oui, ton sourd-muet. Enfin le faux sourd-muet… Celui qui t’a arnaqué de 20 euros… Vous êtes tous tombés dans le panneau !
— Mais il a une si belle voix, plaide Aude.
— Comment ça… il chante maintenant ? s’exclame Vincent sous le coup de la surprise.
La consternation s’affiche sur le visage d’Aude. En une seconde, Vincent comprend son erreur. Il tente de noyer le poisson.
— Ah oui bien sûr, Iannis… le sourd-muet… (Le miracle a eu lieu ?!)
Trop tard.
— Tu n’y étais pas ! s’emporte Muriel. Je le savais ! Je le savais !
Bruno, effrayé, ramasse ses jambes sous son siège.
— Tout ça c’est du baratin ! poursuit Muriel. J’en étais sûre…
Elle est debout, stupéfaite, ulcérée à l’idée que Vincent ait pu lui mentir.
— T’étais avec elle ? C’est ça ?
Ses cris sont couverts par Germinal qui annonce les trois minutes d’arrêt à Cahors, et les correspondances pour Marmande, Bordeaux et Rodez.
— Calme-toi, calme-toi, répète Nicolas, inquiet de la tournure que prennent les choses.
Elle pâlit, et, perdant toute retenue, le visage déformé par la soudaine révélation de sa méprise, elle hurle :
— T’as couché avec elle ?
Elle s’étrangle, ne peut poursuivre. Vincent est tétanisé.
— Allons…, répond Nicolas, ton agressivité t’égare. Ce n’est qu’une paumée, qui ne comprend rien à rien. Mais enfin Vincent dis-le-lui !…
Le ton glapissant de son mari surprend Aude, la heurte telle une fausse note.
— C’est vrai quoi, poursuit Nicolas. C’est une pauvre fille. Une barbare ! Tu comprends ? Au sens grec du terme ! Elle ne parle pas la même langue que nous, elle n’a rien de commun avec nous. Il n’y a qu’à voir comment elle se fringue…
« Retire ça tout de suite », pense Vincent. Il aurait aimé que cette phrase sorte spontanément de sa bouche, que sans effort, il soit projeté dans quelque chose d’irréversible.
— Je veux l’entendre de Vincent, exige Muriel.
Il baisse la tête. Il ne sait pas de quoi il se méprise le plus. De ce qu’il va devoir dire ou de ce qu’il taira. La phrase qu’il a répétée à Julia lui revient soudain. « Les poissons ne connaissent pas l’adultère »… Mais les historiens, si… Peut-être après tout qu’il n’étudie les bestiaires que pour se donner du courage ? Pour y trouver des raisons de se jeter à l’eau ? De ne pas s’y jeter plutôt…
Nicolas se tourne vers lui.
— Qu’est-ce que tu attends ? Vas-y ! Dis-lui ! Quoi ! Merde ! Une caissière ! Même pas ! Une caissière au chômage !…