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Cahors
Il respire un grand
coup et ouvre la porte du compartiment.
Immédiatement, il note l’air moqueur de Nicolas,
comme s’il se distrayait par avance de la scène qui s’annonce, à
moins que ce ne soit la connivence un peu triviale des maris de
boulevard. Et l’expression affectueuse d’Aude, qui le retient un
instant, la complicité des timides partageant un secret. Muriel, le
visage fermé, ignore ostensiblement son arrivée. Il la fixe
brièvement et manque de tomber contre les jambes de Bruno. Sur son
ventre, trônent ses mots croisés, une femme au milieu d’un champ en
fleurs sourit en couverture. Sans ouvrir les yeux, Bruno se
redresse dans le fond de son siège et tourne la tête.
Chaque détail s’enchaîne comme une projection de
diapositives, des fragments du décor qu’il enregistre sans chercher à les déchiffrer, sa pensée
est tout entière tendue vers le moment de l’explication.
Il s’assoit.
— On arrive dans une heure,
hasarde-t-il.
Pas de réponse. Personne ne semble même l’avoir
entendu. Il s’étonne du silence de Muriel. D’habitude, elle démarre
aussi sec, mais là, elle paraît avoir adopté une autre stratégie.
Il espère vaguement que la présence de Bruno – celle de Nicolas et
Aude ne l’arrêtera pas – mettra un frein à son emportement, se
réservant pour plus tard, une fois à l’hôtel à Toulouse. Alors la
partie serait gagnée. Quand ils en reparleraient, le trop-plein
d’agressivité serait passé, il pourrait peaufiner ses explications.
« J’ai croisé des choristes, je suis allé au récital et tu ne
devineras jamais quoi : le muet a retrouvé sa voix ! Un
vrai miracle… » On n’est pas dans le Paris-Lourdes ! Non.
« Une choriste a fait un malaise… On a dû la
réanimer… »
Il prend son carnet, tant pour se donner une
contenance que pour y lire un présage.
« Les premiers jours du mois de mars 1255,
une baleine s’échoua sur la plage de Saint-Quentin d’Orival, non
loin de la ville de Dieppe. La nouvelle en parvint jusqu’à la cour
d’Henri III d’Angleterre. Ce dernier raffolait des bêtes rares
et possédait déjà des lions, des panthères, des chameaux et un ours
blanc que lui avait offert le roi de Norvège. Aussi adressa-t-il un
émissaire au roi de France, Louis IX, afin que son royal beau-frère autorise l’envoi de
savants anglais pour étudier l’animal échoué. Louis IX décida
d’envoyer sa propre mission qui donnerait ensuite une copie de
leurs travaux à Henri III. Le choix se porta sur Jean de
Florimont, moine franciscain de l’abbaye de Saint-Vaast et auteur
du Livre sur les propriétés des
espèces, vaste compilation des textes des Anciens et de ses
contemporains, dans laquelle il avait dressé un tableau complet de
la création. Aussitôt Florimont se mit en chemin, accompagné de son
secrétaire, le jeune Bernard de Sèvres. »
De temps à autre, Vincent risque un œil inquiet
vers Muriel, obstinément plongée dans sa lecture. Toute cette scène
ressemble à un immeuble dont il ne reste plus que la façade, proche
de s’écrouler au moindre coup de masse et pourtant, il sent la
lassitude l’envahir, la tentation de tout reprendre comme si rien
n’était arrivé grandit en lui. Qu’est-ce qu’elle manigance ?
Rien de bon. Non. Elle doit juste être un peu désarçonnée par son
absence, le genre de truc qu’il ne fait jamais. Une drôle
d’aventure… Le type du Happy Days Band voulait se faire pardonner
sa blague idiote au sujet du muet et il a décidé de rembourser tout
le monde… Ce soir, il y aura le dîner avec le recteur, demain il
fera sa communication, avec un peu de chance, tout ira bien, puis
ils passeront deux jours agréables à Toulouse…
« Arrivés à Saint-Quentin d’Orival, ils
examinèrent le cadavre du cétacé. Jean de Florimont fut très étonné de sa présence sur la plage car, ainsi
que le dit Brunetto Latini, dans son Livre des
Trésors, la baleine ne s’aventure jamais dans des eaux de
moins de 200 pieds de profondeur. “Faut-il y voir là la main de la
Providence ?” demanda le jeune Bernard. L’un des villageois
leur expliqua qu’il y avait eu, dans les jours précédents, une
forte tempête. L’homme qui partait pêcher au large de l’Écosse
avait croisé l’animal en compagnie de ses deux petits. Voulant
profiter de l’aubaine, le pêcheur avait attaqué l’un des
baleineaux. Leur mère était alors venue s’exposer aux coups des
pêcheurs pour le protéger. Ce qui surprit beaucoup les deux moines.
Car comme l’explique Aristote, en cas de danger, la baleine ouvre
la bouche et fait entrer ses petits à l’intérieur de son ventre,
avant de les recracher, une fois le danger écarté.
Mais ils n’étaient pas au bout de leurs
étonnements. Ils commencèrent par l’étude de la bouche de l’animal.
Pline avait écrit que la langue de la baleine était toute petite,
recouverte de longs filaments qui servaient de filtre pour trier la
nourriture. Il prétendait même qu’un baume à base de ces filaments
constituait le meilleur remède contre l’excès de chyle. Mais
Florimont constata non seulement que la surface de la langue était
spongieuse et souple mais encore que sa taille était telle qu’elle
devait faire plusieurs milliers de livres.
Quand son secrétaire eut fini de dessiner la bête,
Florimont ordonna aux villageois de la découper pour qu’on découvre l’intérieur. Quelle ne
fut pas la déception des deux moines ! D’après l’Ancien
Testament, la grandeur de son ventre est telle que Jonas, recueilli
à l’intérieur, croyait se trouver aux Enfers. Pierre de Beauvais
estime qu’un roi pourrait y tenir sa cour sans difficulté. Mais ils
ne virent s’étaler sur la plage qu’un tas immense d’entrailles à
l’odeur nauséabonde et cherchèrent en vain la moindre cavité qui
put ressembler à celle décrite.
Leur mission achevée, les deux moines regagnèrent
leur abbaye. Pendant tout le trajet, Bernard de Sèvres demeura
silencieux. Devinant les pensées qui traversaient l’esprit de son
secrétaire, Jean de Florimont lui demanda : “Frère Bernard,
que t’en semble ? Est-ce que des auteurs aussi renommés
qu’Aristote, Pline ou Pierre de Beauvais se seraient
trompés ?” Bernard ne dit mot, son maître reprit : “C’est
pourtant simple. Fais marcher l’esprit que Dieu dans sa grande
bonté a bien voulu te donner. À l’évidence, l’animal que nous avons
vu n’est pas une baleine !” »
Et s’il suffisait de ne pas y croire pour que cela
n’existe pas ? Les sensations bien réelles du corps de Julia,
son odeur, son contact, ses mains posées sur son torse ne
manqueraient pas de perdre, à force d’être ressassées, leurs
contours précis, et il s’efforcerait de les raviver, avec des
détails dont il ne saurait plus très bien s’il les avait juste
imaginés…
— On a une chance de te voir ce soir ?
demande Muriel.
Vincent pressent au ton persifleur que le moment
de l’explication est arrivé.
— Peut-être as-tu prévu une autre visite aux
toilettes à Toulouse…
Il prend un ton le plus dégagé possible.
— Écoute, en sortant des toilettes, je suis
tombé sur les choristes. Elles avaient décidé d’organiser un
récital pour le muet…
— Une autre collecte… ? s’inquiète
Muriel. Elles auraient tort de se gêner. Tu sais te montrer si
généreux avec notre argent.
— Pas du tout…
Il cherche une idée… (lance-toi !)
— Elles avaient écrit une chanson à mon
sujet ! (Pas mal) Elles voulaient me la chanter parce qu’elles
parlaient de moi (Bien).
— Ah oui ? Qu’est-ce que ça
disait ? « Un gogo a payé 20 euros/ on a bien ri
dans son dos… »
— T’es bête ! …
— Eh ben vas-y, on t’écoute…
— « Alors que tous étaient muets, lui
n’est pas resté sourd. Il n’y a que le premier pas qui coûte, comme
en amour… » (Aïe Aïe Aïe…)
— Riche la rime, raille Nicolas.
— C’est de la variété.
Il observe Muriel. À sa place, il exploserait
« T’as mis tout ce temps pour me trouver une excuse aussi bidon ? » Mais elle a l’air plutôt
calme. Étrangement même.
— Comment ça se fait qu’on ne t’ait pas vu
là-bas ? dit-elle d’un ton presque détaché.
— Quoi ? (Ils sont venus me
chercher !)
Surpris par cette nouvelle attaque, il essaie de
gagner un peu de temps.
— Tu m’as très bien comprise. Tu n’étais pas
à la fête des choristes…
— Bien sûr que si !
Dans sa tête, une certitude : elle sait mais
fait semblant de rien pour me piéger…
— Pourtant on t’a cherché ! lance
Nicolas, qui semble ravi comme un gosse de sa niche à son
ami.
Faux frère ! pense Vincent.
— J’étais dans le fond, à discuter (pas de
détails. Trop dangereux).
— Avec qui ?
— Je ne sais plus moi. Avec Dick, avec le
contrôleur et avec une choriste aussi qui m’a parlé des statues
d’animaux de l’église de son village,… (Ouh… Risqué, risqué…)
— Ah c’est ça ! intervient Aude. Je me
demandais, en te voyant faire de grands gestes, de quoi tu pouvais
bien lui parler…
Vincent lui adresse un sourire
reconnaissant.
Muriel, déstabilisée par cet appui inattendu, se
tait.
— Bon allez, vous n’allez pas vous disputer
pour ça…, intercède Nicolas.
— Tu en as de bonnes ! Monsieur
disparaît deux heures, et quand on part à sa recherche, il est
introuvable…
L’éclat de voix tire Bruno de son sommeil. Il
cligne des yeux, regarde autour de lui et reprend son
magazine.
— Bon, je suis désolé, répond Vincent à la
façon d’un petit garçon.
— Surtout que ça ne te ressemble pas du
tout…, maugrée Muriel.
La conversation retombe, chacun replonge dans ses
pensées.
Rassurée, Muriel s’en veut presque de s’être
énervée. Elle revoit sa mère, annonçant de ce ton froid et sans
appel la décision qu’ils avaient prise. Son père se tenait
derrière, la tête baissée, le regard fuyant – plus grande Muriel
croyait déceler dans son attitude, ses mains qui s’agitaient sans
raison, une légère rougeur sur les joues, ses lèvres entrouvertes
comme s’il allait parler, une profonde agitation. Tout cela lui
donnait l’impression que sa mère lui cachait la vraie raison, et
elle sentait monter en elle une colère d’autant plus formidable
qu’elle demeurait muette. Une fois, juste une fois, elle avait
réussi à les faire sortir de leurs gonds. Quand elle était partie
pour s’installer chez un copain. « Traînée ! » avait
assené son père, chargé par sa femme d’exhaler leur douleur.
Pourquoi, depuis le début du voyage, n’arrête-t-elle pas de
repenser à son enfance ? La faute à Vincent et à son comportement si étrange ? Ou à cette
fille ? Enfant, Muriel aurait sans doute rêvé d’être comme
elle. Bien en chair, maquillée, les cheveux longs surtout…
Vincent éprouve un sentiment mêlé de dégoût et de
contentement. Plus il aspire à retrouver son existence, plus elle
lui apparaît sous un jour déplaisant. Il voudrait arrêter d’y
penser. Trop de secousses aujourd’hui, il aurait bien le temps,
demain.
— En tout cas, se rengorge Muriel, c’est moi
qui avais raison. Vous vous êtes tous fait avoir. Iannis était bel
et bien un escroc !
— Iannis ? laisse échapper Vincent sans
réfléchir.
— Oui, ton sourd-muet. Enfin le faux
sourd-muet… Celui qui t’a arnaqué de 20 euros… Vous êtes tous
tombés dans le panneau !
— Mais il a une si belle voix, plaide
Aude.
— Comment ça… il chante maintenant ?
s’exclame Vincent sous le coup de la surprise.
La consternation s’affiche sur le visage d’Aude.
En une seconde, Vincent comprend son erreur. Il tente de noyer le
poisson.
— Ah oui bien sûr, Iannis… le sourd-muet… (Le
miracle a eu lieu ?!)
Trop tard.
— Tu n’y étais pas ! s’emporte Muriel.
Je le savais ! Je le savais !
Bruno, effrayé, ramasse ses jambes sous son
siège.
— Tout ça c’est du baratin ! poursuit
Muriel. J’en étais sûre…
Elle est debout, stupéfaite, ulcérée à l’idée que
Vincent ait pu lui mentir.
— T’étais avec elle ? C’est
ça ?
Ses cris sont couverts par Germinal qui annonce
les trois minutes d’arrêt à Cahors, et les correspondances pour
Marmande, Bordeaux et Rodez.
— Calme-toi, calme-toi, répète Nicolas,
inquiet de la tournure que prennent les choses.
Elle pâlit, et, perdant toute retenue, le visage
déformé par la soudaine révélation de sa méprise, elle
hurle :
— T’as couché avec elle ?
Elle s’étrangle, ne peut poursuivre. Vincent est
tétanisé.
— Allons…, répond Nicolas, ton agressivité
t’égare. Ce n’est qu’une paumée, qui ne comprend rien à rien. Mais
enfin Vincent dis-le-lui !…
Le ton glapissant de son mari surprend Aude, la
heurte telle une fausse note.
— C’est vrai quoi, poursuit Nicolas. C’est
une pauvre fille. Une barbare ! Tu comprends ? Au sens
grec du terme ! Elle ne parle pas la même langue que nous,
elle n’a rien de commun avec nous. Il n’y a qu’à voir comment elle
se fringue…
« Retire ça tout de suite », pense
Vincent. Il aurait aimé que cette phrase sorte spontanément
de sa bouche, que sans effort, il soit projeté
dans quelque chose d’irréversible.
— Je veux l’entendre de Vincent, exige
Muriel.
Il baisse la tête. Il ne sait pas de quoi il se
méprise le plus. De ce qu’il va devoir dire ou de ce qu’il taira.
La phrase qu’il a répétée à Julia lui revient soudain. « Les
poissons ne connaissent pas l’adultère »… Mais les historiens,
si… Peut-être après tout qu’il n’étudie les bestiaires que pour se
donner du courage ? Pour y trouver des raisons de se jeter à
l’eau ? De ne pas s’y jeter plutôt…
Nicolas se tourne vers lui.
— Qu’est-ce que tu attends ?
Vas-y ! Dis-lui ! Quoi ! Merde ! Une
caissière ! Même pas ! Une caissière au
chômage !…