35.
POUR le sergent-major Burgens, alias Hervé de Broca, le repli de la Légion sur Cao-Bang marque le début d’une nouvelle vie.
L’ancien dignitaire de Vichy a obtenu la responsabilité d’un magasin en plein centre de Cao-Bang. Au début, il assure la gérance et la comptabilité d’un dépôt de l’Intendance. Mais très vite, son sens des affaires, et le vent de folie qui souffle sur le hérisson de la R. C. 4 lui permettent de mettre sur pied le plus invraisemblable et le plus hétéroclite des commerces. Chez Burgens on trouve tout : une roue de jeep, de l’essence, des chaussures, des sous-vêtements féminins, du foie gras de Strasbourg, du Champagne, des préservatifs. Et si, par extraordinaire, le sergent-major n’a pas sous la main ce qui lui est réclamé, il suffit de patienter vingt-quatre heures pour que le produit arrive d’Hanoï par le Junker quotidien.
Par ses relations et ses amitiés, Burgens est au courant des secrets militaires en même temps (quelquefois avant) que l’état-major.
C’est ainsi qu’en janvier 1949, il prononce au mess des sous-officiers une phrase restée célèbre : une phrase qui annonçait un tournant dans l’histoire de la R. C. 4. Verre de Champagne en main, devant un auditoire attentif, Burgens déclare :
« Messieurs, jusqu’à présent le 3e Étranger était à Cao-Bang sous le commandement d’un seigneur que je salue au passage, le lieutenant-colonel Simon.
Demain, du ciel, nous arrivera pour le remplacer, un dieu, le colonel Charton. »
La nouvelle provoque l’effet d’une bombe. Charton, le baroudeur, Charton, le dur, allait les rejoindre, Charton, le dieu de la Légion, venait prendre le commandement du 3eÉtranger.
Le colonel Pierre Charton est à peine âgé d’une quarantaine d’années. Sec et osseux, il est de taille moyenne mais se tient tellement droit qu’il paraît grand. Nombreux sont ceux qui, pour le décrire, parlent de son visage d’oiseau de proie. En réalité, le colonel Charton a des traits fins, des yeux clairs et perçants, et de tout son être, sous une apparence de fragilité, se dégage une impression d’endurance et de détermination indéfectibles.
En quelques jours, le colonel Charton a compris la situation. À l’intérieur, le bordel. À l’extérieur, les viets. Aucun de ces deux facteurs ne le gêne : s’il est impossible de ramener la citadelle à la moralité, son invulnérabilité au moins est incontestable. Les viets sont partout mais contre Cao-Bang ils ne peuvent rien.
Il suffit de ne pas relâcher la vigilance de la garnison et de multiplier les patrouilles de reconnaissance – spécialités où les légionnaires sont passés maîtres, quelle que soit la frénésie de leurs distractions quand ils ne sont pas en service.
Une nuit, un commando ramène un chef rebelle fait prisonnier aux portes mêmes de la ville. L’homme refuse de parler, mais il est en possession de documents et de papiers importants. Charton trouve notamment un plan des fortifications de Cao-Bang. Les moindres détails y figurent, y compris la description de sa propre villa, le nom et la valeur de ses gardes du corps, le lieu d’habitation des principaux officiers du 3S Étranger, l’emplacement des armes lourdes, des armes automatiques, des blindés, des camions, des véhicules légers.
Un détail intrigue Charton. Le plan viet signale la présence d’une ambulance en état de marche, derrière un hangar, dans le quartier ouest de la ville. Le colonel se rappelle une série de rapports signalant la disparition d’une ambulance. Il ordonne une enquête. Une section se rend à l’endroit désigné sur le plan viet. L’ambulance s’y trouve ; elle part au premier coup de démarreur. Charton réclame les rapports, il s’agit bien du même véhicule. Des légionnaires en goguette avaient dû « l’emprunter un soir de java » et l’abandonner là. Depuis on la cherchait. Quatre officiers se retrouvent aux arrêts et Charton prend la décision de rassembler, le lendemain, l’ensemble de la population tonkinoise sur la place principale. Il déclare, aidé d’un haut parleur portatif :
« S’il s’en trouve parmi vous qui désirent rejoindre les rebelles, je leur ouvre les portes. Aucun mal ne leur sera fait, rien ne sera tenté contre eux, je leur donne six heures pour se décider. Par la suite, si parmi ceux qui ont choisi de demeurer sous notre protection, j’en surprends un seul à communiquer avec le Viet-minh, je le fais fusiller sur-le-champ. À vous de choisir ! »
La tradition de la Légion était respectée mais personne ne quitta la ville ce jour-là. Fuites, trafics, combines continuèrent comme par le passé. Grandiose lupanar, Cao-Bang n’en poursuivit pas moins sa garde insensée aux frontières de la Chine – douloureuse épine dans le flanc des armées viets que le général Giap rassemble maintenant dans la jungle montagneuse du Haut-Tonkin.
Seul maître après Dieu à Cao-Bang, le colonel Charton n’en dépend pas moins du P. C. du colonel Constans à Lang-Son. Les deux officiers se connaissent de longue date. Ils se tutoient. Les épithètes qui leur sont affublées décrivent bien leur caractère : « Charton le baroudeur », « Constans le mondain ».
Cet amour que le colonel Constans porte au faste et à la magnificence, à l’étalage grandiose des traditions de la Légion, va permettre à Charton de se débarrasser élégamment du sergent-major Burgens qu’il ne mésestime pas mais que son opulent commerce agace et inquiète.
Charton a appris que Constans cherche un officier capable d’organiser « sa maison ». En réalité, il s’agit d’un véritable palais que le colonel vient d’aménager à Lang-Son.
L’échange radio a lieu dans le courant de mars 1949.
« Constans, déclare Charton, tu cherches, parait-il, un majordome.
– Un aide de camp, capable et courtois, rectifie Constans.
– Je pense avoir ce qu’il te faut. Un seul ennui : son grade ! il n’est que sergent-major.
– Tu te fous de moi !
– Pas le moins du monde. Je pensais à Burgens. Tu as dû en entendre parler. Son identité réelle est de Broca, comte Hervé de Broca. Il tapait sur le ventre d’Herriot et de Pétain, ce qui n’est qu’un détail, mais dans le genre « mes hommages, marquise », tu ne trouveras pas mieux. »
Constans a entendu parler de Burgens, il a lu notamment son célèbre rapport en latin. Pas de doute, c’est l’homme qu’il cherche, il prie Charton de le lui envoyer par le prochain avion. Charton jubile. Il va pouvoir mettre le trafic de Burgens entre des mains moins expertes mais plus contrôlables…
À Lang-Son, il suffit d’une entrevue entre Burgens et Constans pour que le sergent comprenne ce que l’on attend de lui. « Il faut que ça brille, il faut que ça claque, il faut que ça fasse du vent. » En fait de vent, c’est un ouragan que Burgens va déclencher. L’ancien sous-secrétaire d’État va se surpasser et obtenir des résultats qui engloutiront de loin les espérances les plus optimistes du colonel. À la fin du premier entretien, il répond simplement :
« Mon colonel, je vous demande vingt-quatre heures, et je vous soumets un projet. »
Le lendemain ce sont trois projets qu’il exposera au colonel Constans, lui expliquant :
« Mon colonel, voici mes suggestions. Si vous êtes d’accord, nous différencierons vos réceptions en trois catégories selon l’importance que vous accorderez aux personnalités que vous serez appelé à traiter. Pour simplifier les choses, appelons ça, si vous me le permettez, « cirque numéro un », « cirque numéro deux », « cirque numéro trois ». Vous trouverez dans mes rapports tous les détails concernant ces trois catégories. Si vous les approuvez, il vous suffira de me dire vingt-quatre heures avant l’arrivée de vos invités : « cirque, un, deux, ou trois »… Vous ne serez pas déçu, mon colonel, je me chargerai de tout. »
Constans est d’accord, et pendant plus d’un an, dans cette petite ville de la frontière chinoise, va se dérouler une féerie hollywoodienne dont le faste pourrait être envié par les plus grandes capitales du monde.
Burgens commence par constituer « la royale », la garde personnelle du colonel, soixante légionnaires dépassant tous un mètre quatre-vingt-dix de taille. L’allure et la discipline de ces « loufiats pittoresques » (comme les a surnommés Burgens) est inimaginable. Ils font partie des trois « cirques ». Ils sont là comme des statues vivantes ; partout ils accompagnent Constans de leur marche lente et cadencée, tonnant des chants allemands sur des paroles françaises. Mais leur accent est tellement prononcé que tout le monde s’y perd.
Une des premières réceptions du sergent-major à Lang-Son se déroula vers la fin mai 1949.
Le colonel Constans apprend la visite d’un amiral et de deux capitaines de vaisseau de l’U. S. Navy en mission d’information. Il prévient aussitôt Burgens, c’est le « cirque numéro trois ». Tout le dispositif est rapidement mis en place. Une seule ombre au tableau, l’absence d’éléments féminins dans l’assemblée. Pourtant, notoirement, l’amiral américain passe pour un grand amateur de la grâce asiatique. Burgens fait une suggestion :
« Je pourrais trouver une princesse Moï d’une grande beauté, mon colonel. »
Constans se méfie. Il craint que, cette fois, Burgens n’aille un peu loin :
« Vous vous portez garant de son authenticité ? – Je me porte garant d’un fait plus essentiel, mon colonel : la princesse ne parlera ni l’anglais ni le français. Avec votre assentiment, je servirai d’interprète moi-même, ayant acquis depuis deux ans de solides notions de nhac. »
Constans préfère ne pas en apprendre davantage. Il s’en remet à Burgens.
D’où sort la fille ? Nul ne le sait vraiment, mais tout le monde s’en doute. Elle est effectivement d’une grande beauté et Burgens l’a parée comme une princesse. Pendant tout le repas, elle s’adresse en nhac à Burgens, debout entre elle et l’amiral. Burgens traduit. L’officier de marine américain sera émerveillé de voir tant d’esprit allié à une telle grâce.
Pendant le souper, des légionnaires en gants blancs annoncent les mets d’une voix de stentor, chacun dans la langue de son pays d’origine. Deux orchestres se relaient. Un tzigane, d’abord, puis un quatuor à cordes qui joue du Mozart. Quand les officiers américains, éberlués, regagnent leurs chambres, ils trouvent du whisky « carte noire » sur leur table de nuit ; deux prisonniers viets sont à leurs ordres pour les laver et les masser avant qu’ils ne s’endorment.
Les échos de ces fêtes somptueuses parviennent jusqu’à Cao-Bang. Le colonel Charton, apprenant la création de « la royale » du colonel Constans, forme, lui aussi, une garde personnelle. Il la baptise « l’impériale ». « L’impériale » n’est composée que de douze légionnaires ; ils ne sont pas choisis en raison de leur taille, mais de leurs capacités au combat…
De Lang-Son, P. C. du colonel Constans, à Cao-Bang, P. C. du colonel Charton, la R. C. 4 serpente sur cent seize kilomètres. Elle traverse, à partir de Lang-Son : Dong-Dang, kilomètre 15 ; Na-Cham, kilomètre 33 ; That-Khé, kilomètre 63 ; Dong-Khé, kilomètre 88 ; Nam-Nang, kilomètre 101. Elle arrive enfin à Cao-Bang, kilomètre 116.
Une trentaine de postes kilométriques, disposés en retrait ou à quelques mètres seulement de la route, tiennent, en outre, les principaux points stratégiques, mais la concentration viet est tellement forte que leur présence n’arrête pas l’hécatombe.
Dong-Khé, kilomètre 88, est la ville-étape. Les convois s’y arrêtent pour la nuit, avant d’affronter la section la plus redoutable de la R. C. 4 – les trente-huit kilomètres de mort qui les séparent encore de Cao-Bang.
Le poste de Dong-Khé est tenu par deux compagnies du 3= Étranger. Le commandement est assumé par le chef de bataillon de Lambert. Certains considèrent le commandant de Lambert comme un fou furieux ; les plus modérés pensent que c’est un original ; personne, en tout cas, ne met en doute son courage et sa valeur de combattant.
À Dong-Khé, le commandant de Lambert n’a pas grand-chose à faire. Comme les autres chefs de la R. C. 4, il est encerclé. Il ne peut rien tenter. Alors, il dépense son énergie à la création d’un établissement de plaisir, à la fois casino, boîte de nuit et bordel. Le Hublot va être bâti à flanc de rocher dans les calcaires. C’est, il est vrai, l’endroit idéal pour fonder une installation de ce genre : les officiers et les hommes qui s’arrêtent à Dong-Khé savent qu’ils vont peut-être y passer leur dernière nuit. L’argent qu’ils ont en poche ne compte pas, et la caisse noire des compagnies de Dong-Khé prend des proportions considérables.
On joue à tout au Hublot , poker, chemin de fer, baccara, backuan. On se soûle et les femmes ne manquent pas. Une note de service officielle, signée du chef de bataillon, est placardée à la porte :
« Par suite du décès du caporal Négrier, et des blessures des légionnaires Untel et Untel… (suivent six noms)… les jeux dits du « buffle » et du « coucou » seront désormais interdits dans l’enceinte de l’établissement. »
Un légionnaire m’a raconté le déroulement de ces jeux interdits :
« Il faut avoir vécu cette époque pour comprendre. Rien n’était plus normal, rien ne se passait comme ailleurs. Le « buffle » et le « coucou » ne se jouaient pas pour de l’argent ; l’argent, tout le monde s’en foutait. On jouait par gloriole comme dans les westerns. Vous savez, le thème du tireur d’élite. Tout le monde veut l’affronter, pour avoir une chance de le surclasser et devenir à son tour le caïd, et donc l’homme à abattre.
« Le « buffle » se jouait à deux. On disposait sur le bar deux verres géants et deux bouteilles d’apéritif, la plupart du temps du Cinzano ou du Dubonnet. On remplissait les verres de chaque concurrent à ras bord, et ils engloutissaient leur contenu cul sec. Ensuite, prenant l’élan qu’ils voulaient, les légionnaires se précipitaient l’un contre l’autre, tête en avant, mains derrière le dos. Si au premier choc aucun des deux ne tombait, on remplissait à nouveau les verres, à nouveau ils les vidaient cul sec et se ruaient, tête baissée, comme des buffles. On en a vu vider deux bouteilles d’apéritif chacun et se cogner plus de deux fois, avant de tomber et d’être, la plupart du temps, transportés à l’infirmerie.
« Le « coucou » c’était pire. Ça se jouait dans une grande salle au sous-sol, sommairement meublée, que l’on plongeait dans une obscurité totale. Les joueurs étaient généralement bourrés comme des cantines. Ils entraient dans le noir armés chacun d’un colt 45 et de neuf balles. Le premier joueur criait « coucou » pour faire connaître sa position approximative, et effectuait aussitôt un bond dans une direction imprévue pour tenter d’échapper à la balle que son partenaire tirait au juaé, d’après le son de la voix. C’était ensuite au second joueur de crier « coucou ». Quand les dix-huit balles étaient échangées sans que l’un des légionnaires soit atteint (ce qui était rare), on remontait au Hublot, pour fêter l’événement dans une cuite générale. Mais le plus souvent, les hommes ramassaient des balles un peu partout, comme ce malheureux caporal Négrier qui en prit une en plein front. Ça déclencha la fureur du commandant de Lambert et l’affichage de l’interdiction que, du reste, personne ne respecta.
Mon légionnaire conclut, songeur :
« Oui, nous étions fous. Ou plus exactement : on nous avait tous rendus fous. »
La R. C. 4 rend fou.
Sur ses cent seize kilomètres la route du sang versé longe la Chine, et dans la jungle montagneuse qui la sépare de la frontière, d’autres petits postes ont été construits. Ils n’abritent souvent qu’une dizaine d’hommes – vivantes sonnettes d’alarme destinées à détecter et à mesurer la croissance de l’armée rebelle.
Ces légionnaires sacrifiés ne gênent en rien les viets. Au contraire ils leur servent à se faire la main. De temps en temps, l’ennemi attaque un petit fortin, plus pour tester ses possibilités de défense que pour supprimer une position stratégique gênante.
L’avantage que ces bastions représentent pour les soldats de Giap, c’est qu’ils sont en dur : ils permettent d’expérimenter toutes sortes de moyens pour faire des brèches dans le béton des postes. Des dizaines de systèmes sont ainsi essayés, avec plus ou moins de bonheur, contre ces poignées de légionnaires isolés qui servent de cobayes à l’ennemi. Des combattants kamikaze se feront sauter, portant sur eux des charges d’explosifs. Des dispositifs formés de longs bambous bourrés de dynamite seront projetés comme des flèches. Le plus inattendu des systèmes d’attaque aura lieu dans la région de Dong-Khé, à proximité de la borne frontière numéro 20, au début de l’année 1950.
Le poste, qui n’a comme désignation qu’une cote, est occupé par six légionnaires et huit partisans ; le commandement en est assuré par le sergent-chef Gianno. Il n’y aura qu’un survivant, un légionnaire hollandais, Strast. C’est lui qui fera le récit hallucinant de l’attaque viet.
« … Aux environs de minuit, tout semblait calme. Aucun bruit n’était perceptible venant de la jungle, lorsque j’aperçus un trait lumineux qui déchirait le ciel. L’alarme donnée aussitôt, tous les hommes se portèrent aux créneaux et ouvrirent le feu au hasard, dans l’obscurité.
« Le premier jet lumineux atterrit en plein centre de la cour du bastion. Nous pensions à quelques bombes de fabrication locale, quand avec stupéfaction, nous nous aperçûmes que c’était un chat vivant qui venait de retomber sur ses pattes. À sa queue était attachée une mèche d’amadou. Brusquement l’animal s’enflamma comme une torche et se mit à courir en hurlant. Il fut suivi par cinq, puis dix, puis finalement une centaine de chats fous qui s’embrasaient, courant dans tous les sens en hurlant de douleur. »
Le but recherché par les viets dans cette incroyable opération atteignit parfaitement son objectif. Plusieurs des chats enflammés parvinrent à se réfugier dans la soute aux munitions, faisant ainsi sauter la presque-totalité du poste. Les chats avaient été trempés dans de l’essence et projetés tournoyant par la queue.
Ce procédé d’attaque ne fut pas renouvelé : malgré son succès, les viets le jugèrent, sans doute, trop artisanal pour la grande offensive qu’ils préparaient.