20.
JUSTE avant l’aube du 29 avril, Raphanaud est tiré de son sommeil par l’arrêt du train. Presque aussitôt la sonnerie du téléphone intérieur situé à proximité de sa couchette retentit.
L’appel provient du wagon de la compagnie du Génie. Raphanaud apprend que le convoi se trouve prêt à franchir le premier pont de la rivière Sông-Cât. Le capitaine connaît parfaitement l’endroit. À une dizaine de kilomètres en contrebas sur la gauche de la voie, deux affluents du Sông-Cât se rejoignent pour ne former qu’un seul cours d’eau. S’il avait été possible de faire passer la voie dix kilomètres plus bas, elle n’aurait eu qu’un pont à traverser, mais techniquement c’était irréalisable. Le train doit donc franchir successivement deux ponts distants de cinq ou six kilomètres l’un de l’autre. La largeur des deux affluents du Sông-Cât est très faible (tout au plus une dizaine de mètres) et les ponts sont en bois, soutenus par d’énormes madriers.
Raphanaud quitte son wagon et se rend au bord du cours d’eau où quelques spécialistes du Génie inspectent scrupuleusement tous les endroits où un engin explosif aurait pu être dissimulé. Au bout d’un quart d’heure, les hommes regagnent le train, assurant que le pont n’est pas piégé.
Le convoi s’ébranle de nouveau et traverse le pont sans difficultés. Il a parcouru environ un kilomètre lorsque se déclenche derrière lui un tir de mortier intense. Raphanaud a compris aussitôt : les viets font sauter le pont que le train vient de franchir, et il n’a pas besoin d’attendre la petite heure nécessaire pour parvenir au second pont pour savoir que celui-ci aura sauté également.
C’était le seul piège dans lequel pouvait tomber le train blindé. La seule faille. Et l’ennemi a fini par la déceler. Le convoi va se trouver bloqué sur six kilomètres de voie, ne pouvant ni avancer ni reculer au-delà de cette distance. Le jour est levé lorsque le train arrive au second pont. Sans surprise, les légionnaires constatent qu’il est inutilisable. Les madriers de base flottent sur l’eau, enchevêtrés. Heureusement, le courant est presque nul et les lourdes pièces de bois sont retenues par des éboulements de pierrailles qui les ont empêchées de partir à la dérive. Contre toute logique, le tablier, les rails, et toute la partie supérieure du pont de bois demeurent en place, mais il est probable que le simple poids d’un homme suffirait pour que tout s’effondre.
Raphanaud réagit immédiatement, il situe les avant-postes possibles et ordonne aux légionnaires de s’y installer par petits groupes pour prévoir toute attaque. Mais le capitaine ne croit pas à une attaque. La puissance défensive du train est connue de l’ennemi ; plusieurs bataillons pourraient être anéantis dans une offensive et Phan-Thiet ne se trouve qu’à quelques kilomètres, avec une grosse concentration du 2e Étranger. Les viets ne peuvent pas l’ignorer.
Noack et Lehiat rejoignent Raphanaud sur le bord de la voie. Leurs premiers mots prouvent à Raphanaud qu’ils partagent entièrement son point de vue.
« Ils cherchent à nous emmerder par tous les moyens la veille de Camerone. Je ne vois que cette explication, mon capitaine, déclare Lehiat.
– Évidemment. Consultez Grandval pour savoir le temps nécessaire pour reconsolider le pont. »
Grandval est l’adjudant-chef commandant la compagnie du Génie. Il pense que quarante-huit heures doivent suffire pour réparer les dégâts, à condition de travailler de nuit.
Raphanaud rassemble les sous-officiers :
« Nous sommes bloqués pendant deux jours, je ne pense pas que nous subissions d’attaque mais j’exige que vous foutiez en l’air tout l’alcool qui se trouve à bord du train, y compris la bière. Je veux que vous oubliiez l’anniversaire de Camerone, il est possible que les Viets comptent là-dessus. Le Génie va se mettre au travail séance tenante. Tout l’effectif qui n’est pas de garde se trouve à la disposition de l’adjudant-chef Grandval pour le cas où il aurait besoin de main-d’œuvre supplémentaire. »
Phan-Thiet est alerté par radio, Raphanaud parle en personne au colonel Lerond, commandant de zone. Le colonel n’est pas inquiet, il déplore simplement l’absence des légionnaires un soir de Camerone.
Aux alentours de midi, les travaux de déblaiement commencent à prendre forme. Le premier madrier est déjà dégagé, les hommes sont affairés à installer un système de palans pour tenter de le remonter à sa place initiale. Égal à lui-même, Noack est installé, étendu au bord du cours d’eau dans lequel il s’est déjà plusieurs fois baigné. Prince, l’ordonnance sénégalais du lieutenant, a installé un phonographe qu’il remonte à chaque 78-tours et sur lequel il dispose les disques, après les avoir essuyés à l’aide d’un petit plumeau.
En attendant l’heure sacrée de son cocktail, le lieutenant Noack, allongé sur la plage, se laisse bercer par le vent tiède et les Concertos brandebourgeois.
Le plan de l’ennemi devient évident avant la pause du déjeuner. Le coup de feu est à peine perceptible. Il vient de très haut dans la montagne. Du tablier du pont, un homme s’écroule, mortellement atteint et son corps bascule dans l’eau. Noack se précipite ; en quelques secondes, il est à hauteur de l’homme et le ramène sur la rive. Il ne peut que constater la mort du malheureux.
Le calme total est revenu. Raphanaud fait le tour des postes, interrogeant les guetteurs. Personne n’a rien vu, aucun d’eux ne peut dire de quel versant le coup est parti. Raphanaud a compris ; mentalement il rend hommage à la stratégie de l’ennemi. Ils savent que la position est inattaquable en force. Ils savent qu’un petit groupe serait vite anéanti par les mortiers et les canons du train. Il ne leur restait qu’une solution : quelques tireurs isolés et mobiles qui vont au hasard essayer d’abattre un travailleur, puis se déplacer pour tirer de nouveau d’un tout autre endroit. Les montagnes qui surplombent la voie de chaque côté sont couvertes d’une dense végétation d’arbres, d’arbustes, et d’un maquis touffu. Sur ce terrain un ratissage est pratiquement impossible, et lancer des patrouilles au hasard serait prendre un grand risque et exposer inutilement la vie des hommes avec des chances de succès restreintes.
Raphanaud rassemble au carré Lehiat, Noack et Parsianni. Les quatre hommes n’ont pas commencé leur conférence qu’un second coup de feu est tiré et que Grandval se précipite pour leur apprendre la mort d’un deuxième pontonnier.
Raphanaud déclare amèrement :
« C’est bon, Grandval, faites cesser le travail, nous allons aviser. Que tout le monde se tienne à l’abri jusqu’à nouvel ordre. »
Le premier, Parsianni prend la parole.
« Il faut grimper, établir des postes de protection dans la montagne, c’est la seule solution. »
Raphanaud hausse les épaules.
« Tu as vu le terrain. Il faut parcourir plus de cinq cents mètres avec comme seule protection des herbes de trente centimètres de haut. Un seul tireur d’en haut peut me foutre sans risque trente types au tapis.
– Je pensais de nuit, en rampant, rectifie Parsianni.
– Ils seront repérés à l’aube en installant leurs postes et ça n’empêchera pas les tireurs isolés viets de remettre ça demain matin.
– On va tout de même pas réclamer un bataillon à Phan-Thiet pour trois pouilleux embusqués dans la montagne ! » tonne Noack.
Raphanaud demeure songeur.
« Trois pouilleux indécelables et une compagnie contrainte à travailler à découvert, ça peut faire du dégât.
– Alors quoi ? On reste sur place en attendant l’armistice ?
– Noack, je vous ai déjà prié d’adopter un autre ton quand vous vous adressez à moi ! lance Raphanaud, sèchement.
– Excusez-moi, mon capitaine », réplique Noack, se figeant dans un garde-à-vous ostensiblement spectaculaire et rajustant son monocle.
D’un ton las, Raphanaud poursuit :
« Je vous ai également recommandé maintes fois de garder vos facéties pour les moments de détente. En ce moment j’ai besoin de l’officier efficace et expérimenté que vous êtes, pas du pitre. »
Vexé, Noack reprend son sérieux.
« Voilà ce que je ferais, mon capitaine : je tenterais de les battre à leur propre jeu. J’enverrais cette nuit des hommes deux par deux – une bonne trentaine de chaque côté – avec pour mission de se planquer dans la montagne, dans des trous, dans des arbres, n’importe où, pourvu qu’ils ne se fassent pas repérer, qu’ils ne bougent pas à l’aube et que leur mouvement dans la nuit soit absolument imperceptible. S’ils y parviennent, et je crois que les légionnaires en sont capables, demain lorsqu’un viet tirera son premier coup de feu, il sera repéré aussitôt par un de nos couples embusqués. De gibier, il faut devenir chasseur, c’est la seule solution.
– Exact, mais pourquoi les envoyer par paires ? Si on les expédie un par un, on double les chances et on couvre une plus grande surface.
– Je pensais à leur moral, mais vous avez raison.
– Je n’ai rien à foutre de leur moral, on les a sélectionnés, non ? Est-ce que les viets pensent au moral des solitaires qui s’apprêtent à nous tirer comme des grives ? Ils iront un par un, trente de chaque côté, en diagonale, de la base au sommet. Nous allons étudier les positions exactes sur la carte et les briefer sérieusement avant leur départ.
– Mon capitaine, interrompt Noack, je suis dans le coup, bien entendu.
– Vous savez que je ne peux pas exposer un officier.
– Mon capitaine, si on reste bloqué trois jours, je n’aurai plus une goutte d’alcool, je ne vous servirai à rien. »
Raphanaud sourit.
« D’accord. Du reste je compte sur vous pour disposer les hommes. Vous pouvez partir dès la nuit tombée, et lâcher vos légionnaires un à un ; vous occuperez donc la position la plus élevée. Parsianni adoptera exactement la même tactique de l’autre côté. Il vous reste à choisir vos hommes et à les mettre au courant. »
Dix heures du soir, la veille de Camerone.
Noack progresse à plat ventre, suivi de vingt-neuf légionnaires. Ils se déplacent, par reptation, provoquant dans la bruyère sèche moins de mouvement que le vent léger qui la frôle. Ils ont tous leurs consignes en tête : pas un mot, même chuchoté, pas une plainte, quoi qu’il arrive. Ils rampent en file indienne, les pieds de l’un toujours à portée de bras de son suiveur de façon à ce que la file tout entière puisse être stoppée silencieusement en cas d’incident. Un caporal danois, Jan Hallberg, rampe en troisième position séparé par un seul homme du lieutenant qui ouvre le chemin. La nuit n’est pas d’une grande luminosité, mais la visibilité est suffisante.
Le drame se produit alors que la chenille humaine est sur le point d’atteindre, en lisière de la forêt, les premiers contreforts montagneux. Hallberg saisit la cheville de l’homme qui le précède et la serre violemment. L’homme, à son tour, répète le même geste sur la cheville du lieutenant. Hallberg s’est arrêté, stoppant derrière lui toute la file. Le lieutenant et le légionnaire de tête se sont retournés ; ils s’aperçoivent qu’Hallberg tremble de tout son corps, sa tête repose sur son avant-bras replié qu’il mord violemment pour ne pas hurler. En se portant silencieusement aux côtés d’Hallberg, le lieutenant perçoit sur sa droite dans l’herbage un froissement qui lui fait comprendre immédiatement la situation : le Danois, sans aucun doute, vient d’être mordu par un serpent. Hallberg mord toujours son bras sur lequel se répand maintenant une bave blanchâtre. Noack le saisit par les épaules et le retourne sur le dos. Le légionnaire ne desserre pas les dents. Dans un effort surhumain, il parvient à ne pas laisser échapper le moindre gémissement.
Il a la force de désigner de sa main gauche le point de la morsure : en plein ventre, juste au-dessus du nombril. Si, comme le pense Noack, le serpent était un naja nain, l’homme est perdu ; néanmoins, le lieutenant déchire la peau d’Hallberg en croix à l’aide de son poignard et se met à sucer le sang avec énergie. De ses mains puissantes, il serre le ventre musclé qui offre peu de prise et ne retire sa bouche de la plaie que pour cracher le sang qu’il a aspiré.
Noack sent sur son épaule une main qui se pose et qui exerce une pression croissante. Il relève la tête et distingue dans la demi-obscurité le visage de l’homme qui lui tient toujours l’épaule. Celui-ci fait un simple signe de négation ; le lieutenant porte alors son regard sur Hallberg. Le légionnaire est mort sans bruit, respectant les consignes reçues jusqu’à l’ultime seconde de sa vie, et pourtant l’empreinte de ses dents sur son avant-bras témoigne de son atroce souffrance.
Noack reprend sa route ; il arrive à suivre à travers la forêt montagneuse le chemin qu’il avait prévu. Environ tous les cent mètres, il laisse un homme sur place, lui désignant, par geste, la position d’affût qu’il suggère. L’aube est toute proche, lorsqu’il quitte le dernier légionnaire et entame seul la dernière fraction du parcours.
La position qu’il choisit pour lui-même se situe à quelques mètres du sommet, il grimpe dans un aréquier massif dont les branches supérieures peuvent constituer un abri sans pour autant masquer la visibilité. En haut de l’arbre, le lieutenant parvient à trouver une position stable et relativement confortable. Il sait que la réussite de leur entreprise dépend de la patience et de l’immobilité que ses hommes et lui doivent observer. Il est prêt à rester le temps qu’il faudra. Il a, à sa disposition, trois gourdes de cognac – ses dernières réserves – -, et les seuls mouvements qu’il s’autorise sont de porter un bidon à ses lèvres, toutes les demi-heures.
Dès les premières lueurs de l’aube, de son poste, Noack distingue le train dans la vallée, puis il remarque nettement à la jumelle la compagnie du Génie qui commence les travaux. Avec méthode, il explore alors les alentours de son perchoir. Aucun être humain ne se trouve à portée de voix. Délicatement, il déploie l’antenne du poste émetteur et entre en contact immédiat avec Raphanaud qui attendait son appel.
Il chuchote dans le diffuseur : « Dispositif en place. Avons perdu un homme mort par accident. 3 300 mètres du train dans l’herbage. Abandonné sur le terrain. Il faut que vous preniez le risque d’aller chercher le corps, les charognards le feraient repérer avant la fin de la matinée. Je cesse les appels jusqu’à nouvel ordre. Terminé. »
Jusqu’à quatre heures de l’après-midi, rien ne se passe. L’attente est devenue un enfer pour Noack. Ses fesses sont meurtries et il peut à peine bouger pour changer de position. Ses seules consolations résident dans le cognac, qu’il boit maintenant à intervalles plus rapprochés, et dans le fait qu’en bas le Génie travaille sans encombre.
Le lieutenant somnole presque lorsqu’il sursaute, tiré de sa torpeur par un coup de feu tout proche qui le laisse stupéfait. L’écho créé par la détonation s’estompe et le silence revient. S’il ne conservait pas dans l’oreille le sifflement caractéristique qui suit les déflagrations, Noack se demanderait s’il n’a pas rêvé. Où peut se trouver le tireur ? Par où a-t-il pu passer pour n’être remarqué ni par lui, ni par ses hommes ? Noack redouble d’attention. Il est en effet probable qu’après son tir le viet va bouger. Après une demi-heure, le lieutenant doit se rendre à l’évidence : le tireur adopte la même attitude qu’eux ; il faut attendre, c’est le plus patient qui finira par coincer l’autre.
Deux heures plus tard, un autre coup de feu. Malgré sa proximité, Noack est persuadé qu’il n’a pas été tiré du même endroit. Donc deux solutions : ou les tireurs sont au moins deux, ou ils ont affaire à un homme qui se déplace avec une agilité inimaginable. Le lieutenant établit un contact radio.
« Je ne l’ai pas décelé, même pas situé. Je ne pense pas que l’un de mes hommes soit plus avancé. Vous avez des dégâts en bas.
– Un mort, un blessé grave. Noack, il faut que vous coinciez ce type ! C’est un tireur d’élite ! Les pontonniers veulent demander des renforts à Phan-Thiet. On aurait l’air de vrais cons !
– Je ne bouge pas, mon capitaine. Organiser une battue serait voué à l’échec ; ils sont tout au plus trois ou quatre, peut-être un seul. Si nous nous découvrons, ils nous glissent entre les pattes comme ils veulent.
– Vous comptez passer la nuit là-haut ?
– Affirmatif.
– C’est bon. Terminé. »
Noack est obligé de se rendre à l’évidence ; son calvaire ne fait que commencer. Un instant, il songe à descendre de l’arbre pour passer la nuit allongé sur le sol, mais il rejette cette idée ; elle comporterait trop de risques.
À l’aube, il est tellement courbatu qu’il ne sent plus ses membres ; cela fait vingt-quatre heures qu’il a les fesses entre deux branches et il ne lui reste plus qu’un bidon de cognac et quelques biscuits. Il se souvient que c’est le 30 avril ; il pense avec amertume aux milliers de légionnaires qui s’apprêtent à passer leur plus beau jour de l’année. Il décide qu’à midi, il lèvera le dispositif. À tout hasard, il ordonnera aux hommes de tenter un ratissage.
Noack n’aura pas à attendre midi. Vers dix heures, le tireur se manifeste une fois de plus et cette fois le lieutenant l’aperçoit une fraction de seconde. Il n’est pas à plus de trente mètres de lui, en contrebas, Noack déclenche le tir de son pistolet mitrailleur en direction de l’ombre furtive qu’il a entrevue. Aussitôt, d’autres crépitements de mitraillettes se déclenchent. Comme Noack, un légionnaire a dû lui aussi apercevoir le viet. Le lieutenant se laisse tomber de son arbre et hurle :
« Remontez sur moi en demi-cercle ! Faites passer ! On les tient ! Je leur coupe toute retraite ! »
La forêt s’anime. Les voix sorties des cachettes crient à leur tour :
« En demi-cercle sur le lieutenant ! Il a repéré les viets ! »
De nouveau, Noack aperçoit la tache noire d’un homme qui se déplace avec une agilité stupéfiante. Il tire et le manque, mais il situe le viet avec plus de précision. Un, puis deux légionnaires rejoignent le lieutenant qui leur désigne la position approximative de l’ennemi. Noack leur ordonne d’aller se poster au sommet et tente de deviner les positions des autres légionnaires qui, à leur tour, gravissent la pente. Il distingue maintenant un de ses hommes qui monte à découvert. Hélas ! le viet lui aussi l’a vu. Il tire et le légionnaire s’écroule ; mais cette fois la position viet est située avec certitude et précision. Ils sont derrière un rocher et tirent à travers une faille. S’ils sont plusieurs et bien armés, il ne sera pas possible de les déloger sans subir de pertes.
Une demi-heure plus tard, tous les légionnaires occupent des positions abritées, encerclant le rocher qui protège l’ennemi. Les légionnaires déclenchent un feu intense mais inefficace. Dès que l’un d’eux cherche un angle de tir meilleur et se découvre, il essuie un coup de feu précis. Un homme reçoit une balle dans l’épaule, un autre dans la cuisse. Cela peut durer longtemps et pourtant Noack a maintenant acquis la certitude que le tireur viet est seul ou que tout au plus ils sont deux.
Noack est sur le point d’ordonner l’assaut lorsqu’un élément nouveau intervient. D’un bond un légionnaire a changé de position ; il est imprudemment passé en plein dans l’axe de tir du viet et pourtant aucun coup de feu n’est parti. Noack sort à son tour de son abri ; il tire à la mitraillette sur le rocher, se découvrant ostensiblement. Aucune riposte ne se manifeste. Ou c’est un piège, ou les viets ne possèdent plus de munitions. Noack ordonne l’assaut et les hommes se ruent vers le rocher, prêts à y faire tomber une pluie de grenades. Ils sont stoppés dans leur élan par l’ennemi qui sort à découvert les mains en l’air, figeant les légionnaires dans la stupeur.
C’est un gamin, presque un enfant ; il peut avoir tout au plus treize ou quatorze ans. Une inspection rapide de l’abri qu’il occupait démontre qu’il était bien seul, pourvu d’une seule arme : un fusil à lunette, dont il a tiré jusqu’à la dernière cartouche.
Deux légionnaires fouillent le gosse, il ne possède rien sur lui, pas le moindre papier, aucune arme.
L’enfant dévisage le lieutenant sans émotion, et dans un français parfait, il demande simplement :
« Vous allez me tuer ?
– Et tu parles français par-dessus le marché ! C’est toi qui canardes en bas depuis hier ?
– Oui, avoue le gosse.
– Toi, tout seul ?
– Oui. Les chefs m’ont laissé parce que je cours le plus vite.
– Tu sais combien d’hommes tu as tué et blessé ?
– Beaucoup j’espère.
– Tu trouverais normal que je te tue ?
– Oui. »
Un des légionnaires blessés, celui dont une balle a traversé l’épaule, intervient :
« Mon lieutenant, vous allez le buter ?
– Qu’est-ce que tu en penses ?
– Je n’y tiens pas.
– Rassure-toi, moi non plus. »
Les légionnaires se détendent : c’est plutôt de l’admiration que leur inspire le gamin.
Noack déplie son antenne et appelle le poste de radio du train. Il obtient aussitôt Raphanaud.
« Avons neutralisé l’action de l’ennemi, annonce Noack. Les pontonniers peuvent reprendre le travail sans risque. Trois blessés dans nos rangs. Ennemi prisonnier. Vous rejoignons. À vous.
– Félicitations Noack, ça n’a pas été trop dur ? »
Cédant à son sens de l’humour, le lieutenant ne peut s’empêcher de déclarer :
« Avons eu à faire à forte partie. Ennemi surentraîné. Technicien et combattant de grande classe. »
Deux légionnaires encadrent le gamin ; la colonne commence la descente. Instinctivement, le gosse a porté ses mains derrière sa nuque et marche dans cette position inconfortable, compte tenu de la pente et des sinuosités du terrain. Noack le rejoint et lui dit :
« Je ne t’ai pas dit de lever les bras, morpion ! Tu peux marcher normalement comme nous tous. » Le lieutenant constate sans trop de surprise que le gamin semble déçu de ce privilège. Il ajoute :
« Ne t’inquiète pas, nous te considérons tous comme un soldat, je ne vois pas l’utilité de te faire marcher dans une position inconfortable, un point c’est tout. J’agirais de la même façon avec ton père ou ton grand-père ! »
Le gosse baisse les bras.
« Comment t’appelles-tu ? » poursuit le lieutenant.
Le gamin marque un temps de réflexion, il se demande sûrement s’il a le droit de répondre.
« Nom de Dieu ! Tonne Noack. Ton nom n’est tout de même pas un secret d’État !
– Je m’appelle Kuo, je vous dirai rien d’autre.
– Tu peux tout de même me dire où tu as appris à parler si bien le français.
– Je suis né à Cholon, je vous dirai rien d’autre.
– Tu sais lire ?
– Je sais lire et écrire, je vous dirai rien d’autre.
– Tu m’emmerdes à la fin avec tes « je vous dirai rien d’autre ». Je ne te demande pas des secrets militaires.
– Pas encore, mais ça va venir… »
Noack sourit ; il est de plus en plus séduit par l’attitude du gosse.
La colonne de légionnaires s’engage sur une étroite corniche qui surplombe un creux de cinq à six mètres. C’est la dernière difficulté avant l’arrivée dans la plaine herbeuse : il faut mettre un pied devant l’autre avec précaution, et souvent pour conserver son équilibre s’accrocher aux racines qui pendent de la paroi.
Seul, le jeune Kuo évolue avec l’aisance d’un chamois. Soudain, imprévisible, le chamois devient panthère, et le gamin s’élance dans le vide au risque de se tuer.
Noack, ébahi, contemple le saut prodigieux, la souplesse avec laquelle Kuo s’est posé sur la terre sèche à un point qu’il avait dû repérer. Le lieutenant est presque heureux de constater que, d’un nouveau bond, le gosse va se jeter à l’abri d’un fourré. Aucun des légionnaires n’effectue un mouvement d’arme.
Noack hurle :
« Kuo, tu m’entends, tu ne peux pas nous échapper ! Dans trente secondes, je vais balancer des grenades. Rends-toi, c’est ta dernière chance. »
C’est exact : malgré l’agilité et la rapidité du petit viet, les légionnaires ne peuvent pas le rater à partir des positions surélevées qu’ils occupent. Pourtant, du bosquet qui le dissimule, le gamin crie :
« Je t’emmerde !
– Décidément il a appris le français, constate Noack. En outre, il le sait, ce petit fumier, que je n’aurai pas le courage de lui balancer une grenade sur la gueule. Allez, ajoute-t-il avec lassitude, les dix derniers, vous remontez et vous contournez par le haut. Les dix hommes de même, même exécution par le bas. Arrimez une corde de rappel, le groupe central descend avec moi. »
Noack se laisse glisser le premier le long de la corde et, sans se soucier des hommes qui le suivent, il se précipite vers le fourré dans lequel le gamin a disparu..
Le lieutenant l’entend avant de l’apercevoir. Le gamin pleure à gros sanglots, entrecoupant ses hoquets de gémissements. Noack découvre le petit Kuo étendu sur le dos, il a la jambe droite brisée. Une sale fracture ouverte qui laisse apercevoir son tibia. D’un seul coup, le gamin agressif est redevenu un enfant, la douleur l’a transformé. Noack passe son grand bras sous les épaules de l’enfant blessé, cherchant à le soutenir dans une position moins douloureuse. Sans attendre les ordres, deux légionnaires montent une civière ; un troisième, le porteur de la trousse de secours médical, prépare une piqûre de morphine.
Le commando Noack met moins d’une heure pour regagner le train. Aidé de ses deux infirmiers, le médecin-capitaine Lambert opère les légionnaires. Le gamin dont la fracture est réduite est plâtré avant le soir. Il occupe une couchette attenante à celle du légionnaire auquel il a tiré dans l’épaule, et surplombe les deux autres hommes qu’il a blessés, mais personne ne s’en émeut particulièrement.
Au carré, le capitaine Raphanaud et le lieutenant Lehiat écoutent abasourdis le récit de Noack. Après quelques instants de réflexions, Raphanaud, sévère, déclare :
« Non, mais vous vous rendez compte d’où nous revenons ? J’ai été à deux doigts de réclamer des renforts à Phan-Thiet, nom de Dieu ! On aurait eu bonne mine ! »
Pour Noack, la seule préoccupation est le sort du gamin ; il dépend de la réaction de Raphanaud.
« Que comptez-vous faire du gosse, mon capitaine ?
– Le gosse, le gosse ! C’est un soldat votre gosse, son bilan en fait foi. Nous ne pouvons que le considérer comme tel. Si je fais un rapport, il file dans un camp de prisonniers. Si on cherche à l’incorporer parmi nos partisans, il va foutre le camp à la première occasion.
– Ça, je l’admets. Il ne prendra pas les armes contre ses frères, c’est d’ailleurs pour ça qu’il m’intéresse.
– Vous avez une suggestion ?
– Pour l’instant, aucune. Il faudrait étudier ses réactions dans les jours qui vont venir. Ça impliquerait évidemment de ne pas le livrer jusqu’à nouvel ordre.
– C’est bon, je ne transmets rien à son sujet par radio, nous ne serons pas à Phan-Thiet avant demain soir, et de toute façon, tant qu’il sera plâtré, il ne risque pas de s’évader.
– Ça, c’est une autre histoire, mais effectivement sa blessure minimise les risques. »
Le médecin-capitaine rejoint les trois officiers et donne des nouvelles rassurantes des quatre blessés, il ajoute :
« Au fait, j’ai cru bon de demander aux légionnaires si la présence du gosse ne les indisposait pas. Ils semblent s’en foutre éperdument. » Noack hausse les épaules.
« Évidemment qu’ils s’en foutent ! Ce sont des légionnaires, ça fait partie de leur boulot de recevoir des coups et d’en distribuer. Ils n’ont pas le temps de haïr leurs ennemis. Vous pouvez les laisser ensemble… »
Dans la matinée du 1er mars, l’adjudant-chef Grandval rend compte de l’état des travaux. Sauf surprise imprévisible le pont sera utilisable en fin de soirée et le train pourra passer et reprendre sa route vers Phan-Thiet.
Noack avait demandé à rendre visite aux blessés dès l’aube, mais le médecin-capitaine s’y était opposé, leur ayant administré de fortes doses de calmants pour la nuit. Ce n’est que vers midi que le lieutenant reçoit l’autorisation de pénétrer dans le wagon-infirmerie.
Les couchettes du petit Kuo et de Stœrer, l’Alsacien qui a reçu une balle dans l’épaule sont tellement rapprochées qu’on les croirait étendus dans un lit à deux places.
À l’arrivée de Noack, l’Alsacien est en pleine fureur ; il insulte le petit viet de tous les noms qu’il peut trouver.
« Tu es un petit salopard ! Une ordure ! Un fumier ! J’aurais dû te flinguer sur place hier, je regretterai toute ma vie de ne pas t’avoir flingué hier ! Ça c’est sûr ! »
Sur le moment, Noack est surpris, mais le visage souriant du gamin le rassure, et sur la couchette inférieure les deux autres blessés qui se tordent de rire enlèvent toute inquiétude au lieutenant. L’un d’eux tient sa jambe bandée, et secoué d’hilarité, il répète :
« Oh ! Putain ! Stœrer, arrête de me faire rigoler, ça me fait mal. »
L’apparition du lieutenant calme les trois hommes.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? crie Noack. Stœrer, si tu veux qu’on change le gosse de wagon, tu n’as qu’à le dire ! On t’a déjà posé la question hier, non ?
– C’est pas ça, mon lieutenant, mais le gosse il est pas régulier. Comme on s’ennuyait on a joué aux cartes, à la bataille. Comme il avait pas d’argent je lui ai dit : « Ça fait rien, si tu perds tu me paieras « plus tard. » Bon, le voilà qui se met à gagner, moi je paie en pensant : « Maintenant qu’il a de l’argent, « la partie va être plus intéressante. » Mais je continue à perdre jusqu’à ce qu’il me prenne tout mon pognon, alors je lui dis : « Bon ! à ton tour de me « faire crédit. » Et vous savez ce qu’il me répond ?
– Non ?
– Il me répond : « Je t’emmerde, j’ai pas confiance « en toi, si tu as plus d’argent, on joue plus. » Il y a de quoi râler, non ! Sans compter les deux fumiers en dessous qui se marrent comme des cons et qui refusent de me prêter un rond. »
Noack a du mal à conserver son sérieux ; néanmoins il parvient à sermonner Kuo.
« Il a raison, tu n’es pas très régulier. À mon avis, tu lui dois une revanche.
– Bon, concède le gosse, je veux bien rejouer la moitié, mais le reste, je le garde. J’en aurai besoin quand je m’évaderai. »
Noack change de ton.
« Écoute, le capitaine accepte de ne pas t’envoyer dans un camp à cause de ta blessure, mais tu vas me promettre de ne pas chercher à t’évader.
– Je peux pas promettre ça.
– Parfait, je vais te faire attacher. »
Stœrer intervient.
« Si vous l’attachez, on pourra plus jouer à la bataille.
– D’accord, cède le gosse, je vous promets de ne pas m’évader.
– Attention, Kuo, la parole d’un soldat est encore plus importante que son adresse au tir du fusil, ne l’oublie pas.
– Je sais, mon lieutenant. »
Intérieurement, Noack enregistre le « mon lieutenant » avec satisfaction. Dans le fond, le gamin est un soldat-né, davantage séduit par la mécanique militaire que par les idéologies.
La convalescence du petit Kuo s’effectua à bord du train blindé. Après trois mois, il marchait à l’aide d’une canne que lui avait confectionnée Noack.
À son grand regret, Noack avait vite compris que Kuo ne se laisserait jamais incorporer dans leurs rangs, et le lieutenant négocia avec un ordre religieux de Saigon la prise en charge du gamin à sa guérison. Après d’épiques discussions, Kuo avait admis que la guerre n’était pas une affaire de son âge et qu’il pourrait plus tard servir les causes auxquelles il croyait avec beaucoup plus d’efficacité, grâce aux connaissances que pourraient lui inculquer les religieux.
Les adieux de Noack à son jeune protégé eurent lieu à la station de Muong-Man. Kuo, toujours claudiquant, quitta le train blindé et fut confié à un convoi de l’infanterie coloniale qui partait rejoindre sa base arrière à Saigon. Un capitaine devait se charger de l’accompagner personnellement jusqu’au couvent.
Noack n’eut plus jamais de nouvelles de Kuo, mais un hasard devait lui faire rencontrer quelque temps plus tard le capitaine auquel il avait confié le gamin. Aux questions de Noack, l’officier répondit en souriant :
« Ah ! Le petit mythomane ! Oui, je m’en souviens. Tout s’est bien passé, je l’ai remis entre les mains du père supérieur.
– Mythomane ? s’étonna Noack.
– Vous parlez ! Quel drôle de gosse… Je lui avais demandé l’origine de sa blessure. Il est parti dans un torrent d’explications démentielles, déclarant notamment qu’il s’était battu seul contre trente légionnaires, le jour anniversaire de Camerone. Je crains que son séjour parmi vous et les histoires qu’ont dû lui rabâcher vos hommes ne lui aient tourné la tête. Dommage. À part ça, il avait l’air intelligent pour son âge.
– Comment s’est terminée votre conversation ?
– Elle en est restée là, évidemment. Je lui ai ordonné de se taire après lui avoir demandé s’il me prenait pour un imbécile. Il m’a un instant dévisagé bizarrement avant de sombrer dans un mutisme total.
– Oui, en effet, conclut Noack, songeur. C’était un drôle de gosse. »