13.
LE commando Mattei est composé vers trois heures du matin. Le lieutenant et les deux sergents compris, ils sont dix-neuf hommes qui vont partir pour une folle aventure.
Interroger les prisonniers pour connaître la destination des fugitifs est inutile ; il est évident qu’ils ne savent rien du plan de fuite de « l’oncle Ho » et de son état-major. Il n’y a qu’une certitude, c’est la direction générale du groupe : sud-sud-ouest. Mais la multitude des pistes et surtout l’habitude du terrain qu’ont les viets ne permettent pas de prévoir leur marche avec une précision suffisante.
Mattei ne dispose que de deux éléments qui jouent en sa faveur : primo, le car qui peut laisser des traces ; secundo, l’intuition et le talent de pisteur de Klauss qui, une fois de plus, va être mis à l’épreuve. Néanmoins, Mattei ne se leurre pas. Ho Chi Minh avait certainement envisagé la prise de Ninh-Binh ; sa fuite n’a sûrement pas été improvisée et il doit être entouré de spécialistes, véritables experts dans l’art de brouiller les pistes et de faire disparaître les traces. La décision du lieutenant est vite prise ; pendant les premières quarante-huit heures, le commando se dirigera à la boussole, se contentant de progresser en marche accélérée. C’est une méthode où la chance va jouer un rôle trop important et Mattei le sait, mais en revanche, l’ennemi ne peut prévoir la façon d’agir de ses poursuivants, ce qui constitue un atout majeur.
Mattei avance en tête, il ne porte pas d’arme et joue de la canne faisant en sorte qu’aucun obstacle ne ralentisse sa course. Derrière lui les hommes suivent, muets, économisant leur souffle et leurs forces. Dans la nuit le commando franchit des arroyos, piétine dans des bourbiers, s’empêtre dans les lianes de la forêt sans qu’aucun commentaire échappe aux légionnaires harassés ; ils marchent comme des automates, les traits tirés, les yeux hagards, la respiration haletante. Chacun d’eux n’a qu’une idée : suivre celui qui le précède. L’aube et la chaleur naissante ne ralentissent pas la cadence du lieutenant. Vers deux heures de l’après-midi enfin, Mattei ordonne une halte.
Il s’assoit sur une pierre tandis qu’autour de lui ses dix-huit compagnons se laissent tomber sur place. Klauss sort de la poche de sa chemise un paquet de troupes qu’il contemple un instant, amusé. Les cigarettes sont tellement imprégnées de sueur qu’elles forment une boule compacte de tabac humide. Klauss jette le paquet et en cherche un nouveau dans son sac, puis il rejoint Mattei qui est occupé à faire un point approximatif sur la carte qu’il vient d’extraire de son képi.
« Si je ne me trompe pas, déclare le lieutenant, nous devons nous trouver à environ deux kilomètres d’un groupe de paillotes où nous pourrions peut-être nous reposer quelques heures et trouver du ravitaillement. »
Klauss hoche la tête, sceptique.
« Franchement, mon lieutenant, vous y croyez à cette mission ?
– Je crois qu’il n’y a rien d’autre à tenter. L’enjeu est tellement énorme qu’il vaut la peine que nous crevions tous si on a une chance sur mille de réussir.
– Oui, mais justement, a-t-on une chance sur mille ?
– Ça, mon vieux, nous le saurons plus tard.
– En attendant, marche ou crève !
– Eh oui, Klauss, marche ou crève ! Ce n’est pas moi qui ai inventé cette devise. Ne me dites pas que vous perdez le moral simplement après cette promenade.
– Non, mon lieutenant. Moi je pense tenir, mais les hommes ? Vous croyez que tous pourront suivre cette cadence ?
– Vous les avez choisis en conséquence, non ? Où voulez-vous en venir ?
– Vous le savez très bien. Mais puisque ça vous amuse de me l’entendre déclarer, alors, mon lieutenant, je vous pose la question : que ferons-nous si l’un d’entre nous craque ? »
Mattei d’un geste familier plisse le front et hausse les sourcils.
« Allons Klauss ! Vous ne l’ignorez pas : on abandonnera les défaillants éventuels. Si possible à proximité d’un village.
– Vous savez ce que ça signifie ?
– Nom de Dieu, Klauss, ne compliquez pas ma tâche ! Vous croyez que ça m’amuse ? On leur laissera une arme. Du reste, prévenez-les.
– Inutile, mon lieutenant, ils le savent tous.
– Alors, à quoi riment vos questions ?
– Je voulais savoir si, en aucun cas, vous n’envisageriez de renoncer, mon lieutenant.
– En aucun cas ! Même si je reste seul. Foutez-vous tous ça dans le crâne, et maintenant en route. »
La halte a duré seulement une vingtaine de minutes. Le commando, en silence, reprend la poursuite.
Peu avant dix-sept heures, le village n’est toujours pas en vue. Klauss et Osling se portent au pas gymnastique à hauteur du lieutenant.
« Santini dégueule, mon lieutenant, annonce Osling. Il s’est déjà arrêté deux fois, il est à la traîne. »
Mattei tique. Un homme qui ne peut pas suivre le premier jour, c’est la vacherie ! Et Santini en plus !
L’abandonner après sa conduite de la veille serait monstrueux. Pourtant, Mattei ne s’arrête pas et c’est en gardant son allure qu’il questionne Osling :
« Qu’est-ce qu’il a ? C’est grave ?
– Il a dû abuser de schoum ou d’autres saloperies, mon lieutenant, il peut-être d’aplomb après quelques heures de repos.
– Dites-lui qu’on laissera des traces, il nous rejoindra s’il peut.
– Mon lieutenant…
–… C’est un ordre, Osling. Ne nous épuisons pas en paroles inutiles. »
Les deux sergents s’arrêtent le temps de laisser passer la colonne et s’aperçoivent, surpris, que Santini est bizarrement juché en travers sur le sac d’un légionnaire à peine plus grand que lui. L’homme paraît pourtant supporter sans effort ce fardeau supplémentaire. Il fait un signe de tête et dit simplement :
« Ça ira. »
Klauss reprend son pas de course et à nouveau rejoint le lieutenant :
« Il y a un gus qui porte Santini, mon lieutenant. Je crois que ça va gazer. »
Cette fois, Mattei s’arrête.
« Qu’il le lâche sur-le-champ ! Je ne tiens pas à en avoir deux à abandonner. »
Le commando défile sous les yeux du lieutenant qui inspecte les hommes un à un d’un coup d’œil rapide. Enfin arrive le légionnaire de queue chargé du petit Santini. Il ne semble pas fournir plus d’efforts que les autres et suit le train avec aisance.
« On t’a donné l’ordre de charger Santini sur ton dos ? interroge Mattei.
– C’est rien, mon lieutenant, il pèse pas plus qu’un chat. »
L’accent du légionnaire frappe Mattei en plein cœur.
« Comment t’appelles-tu ?
– Clary, Antoine, mon lieutenant. »
Mattei sourit. S’ils étaient seuls, il l’embrasserait.
« D’où es-tu ?
– De Bastia, mon lieutenant. »
Mattei dévisage son compatriote.
Clary n’est pas grand, mais il est presque aussi large que haut. Ses bras courtauds et noueux donnent une idée de sa puissance. Un énorme tatouage apparaît sur sa poitrine par la large échancrure de sa chemise. De l’extrémité de sa canne, Mattei élargit l’ouverture. Le tatouage représente un immense Christ en croix, la barre horizontale de la croix s’étend d’une extrémité de l’épaule à l’autre, la barre verticale du cou au nombril. Le Christ est habilement dessiné. L’énorme tatouage se complète de l’inscription : « Si tu as souffert, moi aussi ! »
Mattei sourit puis se tourne vers Klauss.
« Vous ne pouviez pas me dire qu’il était Corse ? Je lui aurais donné l’autorisation de porter Santini sans m’arrêter ! Vous me faites perdre du temps, Klauss ! »
Ravi de son injustice, Mattei laisse le sergent allemand médusé et reprend la tête de la colonne sans ralentir son rythme d’enfer.
À dix-neuf heures, la patrouille débouche sur le village, brusquement. Quelques misérables paillotes disposées en demi-cercle dans une clairière. Une vingtaine d’indigènes, femmes âgées et enfants décharnés qui se terrent, surpris et anxieux à l’approche des légionnaires. Le sourire et les gestes d’amitié du lieutenant ne paraissent pas les rassurer. Une brève inspection des sergents établit que les fugitifs ne sont pas passés par là. Et les quelques animaux domestiques qui traînent dans le hameau sont la preuve qu’aucune unité viet ne l’a occupé depuis un certain temps.
Klauss s’approche du lieutenant, dans l’attente d’instructions.
« De quoi disposent-ils ? interroge Mattei.
– Trois porcs, une chèvre, quelques poules, et une trentaine de kilos de paddy, mon lieutenant. »
À contrecœur, Mattei ordonne :
« Faites égorger un porc et faites cuire trois kilos de paddy. Prévenez les hommes que le premier qui pille, ne serait-ce qu’un œuf, prend une balle dans la tête. On se repose quatre heures et on taille la route. »
Ickewitz, le seul qui ne semble pas éprouvé par la course harassante, se rapproche du lieutenant et questionne le plus naturellement du monde :
« On peut baiser, mon lieutenant ?
– Pas question, nom de Dieu ! Tu ne vas pas commencer, Ickewitz ! » hurle Mattei.
Après un temps, il reprend.
« Tu baiserais ces grand-mères, salopard ?
– Bah ! Mon lieutenant, j’aime pas le cochon non plus, et pourtant je vais en bouffer ! C’est la guerre. »
Mattei ne répond pas, il se rapproche d’Antoine Clary et du petit Santini qui à genoux près d’un arbre provoque ses vomissements en s’enfonçant la moitié de sa main dans la bouche.
« Ça te prend souvent ces crises ?
– Chaque fois que je me soûle la gueule, mon lieutenant. Maintenant ça va être fini.
– On repart dans quatre heures, on va marcher toute la nuit. Si tu ne te sens pas bien, il vaut mieux rester là, tu as une chance de t’en sortir.
– Ça ira mon lieutenant, je partirai avec vous. »
Le porc est habilement débité par un des légionnaires ; les morceaux sont soigneusement enveloppés dans des linges propres trouvés dans les paillottes. Mattei donne l’ordre de partager avec les villageois quelques tranches que l’on fait cuire.
Les hommes se précipitent sur la viande à peine cuite et bâfrent comme des goinfres pour en finir le plus vite possible. La dernière bouchée engloutie, les lèvres et les mains grasses de riz et de porc, les légionnaires se laissent choir sur place comme des fantoches désarticulés, et sombrent dans un sommeil épais.
À minuit la patrouille abandonne le village et poursuit sa marche vers le sud-ouest. Malgré le clair de lune et la densité moins compacte de la forêt, la progression est lente, ponctuée d’arrêts pendant lesquels le lieutenant consulte sa carte. Osling marche en serre-file, tandis que depuis le départ Klauss se tient en tête, à hauteur du lieutenant. Pendant les brèves haltes Klauss ne questionne pas, il sait que Mattei fera appel à lui lorsqu’il le jugera utile. À l’aube, le commando s’arrête une heure. Perplexe, courbé sur sa carte, Mattei fait signe au sergent.
« Regardez, voilà l’endroit où nous avons dormi hier soir. Si nous progressons sud-ouest nous ne rencontrerons aucun autre village avant trois ou quatre jours. En revanche, si nous appuyons davantage à l’ouest, nous devons trouver dans la soirée d’aujourd’hui une agglomération plus importante que celle d’hier. Qu’en pensez-vous ?
– Ça nous retarde de combien d’heures ce détour, mon lieutenant ?
– Six ou sept, peut-être huit, si mes calculs sont exacts.
– Alors j’irais : il vaut mieux ne pas plonger les hommes dans le néant total trop brusquement.
– C’est bon, vous avez sans doute raison, Klauss. Prévenez les légionnaires : on va marcher très fort toute la journée, mais nous resterons la presque totalité de la nuit au village. »
Le village est atteint plus tôt que ne prévoyait Mattei. Vers quatre heures de l’après-midi, la patrouille tombe sur une piste grossièrement entretenue qui, sans aucun doute, y conduit. La marche sur un terrain relativement plat et dur est un véritable délassement pour les hommes qui, après un petit kilomètre, aperçoivent une maison de pierre entourée d’une dizaine de paillotes.
Klauss, qui progresse en tête, s’arrête brusquement, figé comme un chien de chasse ; d’un signe du bras il fait comprendre au lieutenant que quelque chose l’inquiète.
Mattei s’approche et chuchote :
« Qu’est-ce que tu as vu ?
– Rien, mon lieutenant, mais ça me paraît trop calme. »
Mattei se retourne et fait un geste bref de chaque main.
Aussitôt, les hommes bondissent de chaque côté de la piste et se terrent, attentifs, dans l’épaisse végétation. Klauss et Mattei les rejoignent. Le lieutenant situe Ickewitz d’un coup d’œil et murmure :
« Ickewitz ? »
Le Hongrois relève la tête. D’un signe du pouce, le lieutenant lui fait comprendre ce qu’il attend de lui, et le géant sans un mot s’avance prudemment en direction du village, pistolet au poing. Tous les dix mètres il cherche un abri d’où il observe et organise sa progression. Au bout d’une minute il disparaît.
Tendus, les hommes guettent dans un silence qui, bizarrement, n’est même pas troublé par les bruits naturels de la jungle.
De plus en plus angoissante, l’attente se poursuit plusieurs minutes, puis Ickewitz réapparaît. Il marche lentement, à découvert ; il a rengainé son pistolet, ce qui prouve que rien n’est à craindre. Lorsqu’il arrive à portée de voix, le géant crie :
« Vous pouvez sortir, mon lieutenant. »
Mattei et Klauss s’approchent de l’éclaireur qui est d’une pâleur inaccoutumée.
« Qu’est-ce qui se passe, Ickewitz, tu as eu peur ? »
Le géant hausse les épaules.
« Allez voir vous-même, mon lieutenant ! C’est la boucherie ! Tout y a passé : les femmes, les gosses, les animaux, ils ont tout égorgé, les salopards ! Et ça pue, nom de Dieu, ça pue, mon lieutenant !… »
Suivi de Klauss et d’Osling, Mattei se dirige à pas lents en direction du charnier.
Dès que l’odeur écœurante de la mort les saisit, les trois hommes se protègent le visage en nouant sous leurs yeux un mouchoir. Le sinistre spectacle qu’ils ont sous les yeux leur fait imaginer les événements qui se sont déroulés tout au plus vingt-quatre heures auparavant.
Il paraît évident que les suppliciés, qui tous ont les mains nouées derrière le dos, ont été égorgés les uns devant les autres, assistant respectivement à leur exécution et à leur agonie. La plupart ont encore les yeux ouverts, et les visages sont restés figés dans l’angoisse. Des enfants, presque des bébés, n’ont pas échappé au massacre.
Mattei se tourne vers ses hommes et lance l’ordre, d’une voix qui cherche à ne pas trahir son émotion :
« Il faut les enterrer tous. Faites vite. Un seul trou. Que tout le monde s’y mette. »
Santini, blanc comme un suaire, s’approche de l’officier.
« Je peux m’éloigner, mon lieutenant ? Je ne me sens toujours pas bien et cette odeur…
– D’accord, exempt de corvée, mais ne va pas trop loin et sois prudent. »
Santini est un peu honteux. Il sait qu’il est tout à fait remis de son malaise de la veille, qu’il a exploité pour couper à la répugnante corvée. Comme pour justifier son acte, il tombe à genoux et s’enfonce trois doigts dans la bouche pour se forcer à vomir. Il a la sensation de se décrocher l’estomac ; il finit par déclencher des spasmes tandis que de ses yeux les larmes coulent, creusant des rigoles sur la crasse de ses joues. Épuisé, il parcourt encore quelques mètres et s’affale sur le dos le souffle court, l’haleine aigre, l’esprit confus. Il se trouve à une bonne centaine de mètres du charnier. L’odeur est moins âcre et peu à peu il reprend conscience.
– Un quart d’heure passe quand, soudain, Santini est tiré de sa torpeur par un froissement de feuillage insolite. Les sens instantanément en éveil, il s’aperçoit qu’il est parti sans arme à feu. Il sort de sa poche le couteau de vendetta à cran d’arrêt qui ne le quitte jamais et il rampe avec prudence dans la direction d’où il a perçu les crissements.
Un instant plus tard, le légionnaire est debout et contemple, stupéfait, sa découverte, en repliant sa lame d’un geste expert et familier. Un bébé blotti dans un buisson le dévisage, craintif et muet. Ses yeux couleur de noisette sont grands ouverts et il paraît en parfaite santé. L’enfant porte une grossière chemise de coton serrée à partir de la taille par un long foulard soyeux qui lui interdit tout mouvement des jambes.
Santini reste un moment interdit, puis parle au bambin comme si celui-ci pouvait le comprendre :
« Attends-moi, n’aie pas peur, je reviens te chercher. »
En courant l’Italien regagne ses compagnons qu’il trouve occupés à reboucher la fosse commune à grandes pelletées.
Instinctivement, c’est à Clary, l’homme auquel il doit probablement la vie qu’il s’adresse. D’un signe, il demande au petit colosse corse de le rejoindre à l’écart.
« Qu’est-ce qui va pas encore ? interroge Clary, agacé.
– Te fâche pas, Antoine ! J’ai trouvé un bambino.
– Et alors ? Amène-le, on va l’enterrer avec les autres.
– Tu comprends pas, il est pas mort.
– Alors, il faut prévenir le chef Osling, il verra s’il peut le soigner.
– Tu comprends toujours pas, il est même pas blessé. »
À son tour, Clary se retourne stupéfait.
« Tu es sûr ? Tu as dû rêver.
– Sur la Vierge, Clary, il est aussi bien portant que toi et moi, je l’ai trouvé dans un buisson à peine à cent mètres.
– Je vais voir, accompagne-moi. »
Clary crie dans la direction de Klauss.
« Je vais chier, chef ?
– Fais-toi accompagner, soyez prudents », répond le sergent indifférent.
D’une tape sur le bras, Clary donne à Santini le signal du départ.
Le bébé est toujours aussi calme, Clary ne peut pas détacher son regard de lui. Enfin, comme si ça pouvait avoir de l’importance, il demande :
« C’est un garçon ou une fille ?
– Je sais pas, j’y ai pas pensé.
– Il faut voir, déclare solennellement Clary, qui déroule le foulard avec des gestes précautionneux.
– C’est une fille », annonce Santini, comme s’il était fier de ses connaissances.
Clary remmaillote la petite fille, s’apercevant seulement que son sexe ne change rien au problème.
« Qu’est-ce qu’on va foutre, par la Madone, qu’est-ce qu’on va foutre !
– On va en parler au lieutenant, c’est lui que ça regarde.
– Le lieutenant, le lieutenant, est-ce qu’on sait ce qui peut lui passer par la tête au lieutenant ? Il pense qu’à sa mission… Il t’aurait laissé crever comme un rat hier si je n’avais pas été là…
– Tout de même, tu penses pas…
– Je prends pas de risques, tranche Clary.
– Qu’est-ce que tu veux faire ?
– On va planquer la môme dans mon sac, il est maintenant presque vide.
– On s’en apercevra, elle va gueuler, sans compter que ça bouffe tout le temps, les lardons !
– Tu marcheras derrière moi. Si elle gueule, tu chantes, et puis on lui donnera du riz.
– Qu’est-ce qu’on va se faire engueuler ! » se lamente Santini qui pourtant n’ose pas contredire son compagnon.
Du village, quelques brefs coups de sifflet apprennent aux légionnaires que la patrouille est prête à poursuivre sa route. Mattei a décidé d’établir le camp à deux heures de marche au sud-est.
Chargés de la gamine, les deux légionnaires regagnent les paillotes déjà abandonnées par leurs compagnons. Ils retrouvent leurs sacs et leurs armes dont ils s’emparent vivement. Santini installe la petite fille dans le sac du Corse. La gamine toujours muette gigote un instant à la recherche d’une position confortable, puis rassurée et bercée par la démarche souple du légionnaire, elle ferme les yeux et s’endort tandis que les deux hommes rejoignent la queue de la colonne.
Si le sommeil de l’enfant permit à Clary et Santini de la dissimuler pendant la marche, sa présence fut découverte quelques instants seulement après l’organisation du camp de nuit. C’est Osling qui le premier fut attiré par les habillements du bébé. Il se rapprocha, intrigué, des deux complices qui s’étaient installés à l’écart.
« Qu’est-ce que vous manigancez tous les deux ? Qu’est-ce que c’est que ces cris d’oiseau ?
– C’est moi, chef, répond sans hésiter Santini. Je m’amuse.
– Tu te fous de moi, rétorque Osling soulevant la couverture de Clary. (Et apercevant la gamine :) Nom de Dieu ! D’où sortez-vous ça ? Vous êtes fous ?
– On est fous ! Elle est bonne ! Qu’est-ce qu’il fallait faire ? La buter ? jette Clary, outré.
– Un rapport, abruti. Voilà ce qu’il fallait faire. Un rapport : vous n’êtes pas là pour prendre des initiatives. »
Attirés par les coups de gueule, Mattei et Klauss rejoignent le groupe, suivis de quelques hommes pour lesquels la curiosité l’emporte sur la fatigue.
« Qu’est-ce qui se trame ici ? » hurle Klauss interrogeant Osling du regard.
Pour toute réponse, Osling désigne la fillette d’un geste évasif.
Le sergent et le lieutenant demeurent un instant muets de stupéfaction. Enfin Mattei réagit, foudroyant Clary du regard : « Pourquoi n’as-tu pas prévenu au village, imbécile ?
– Je sais pas, mon lieutenant », bredouille Clary embarrassé.
Mattei reste un instant songeur avant de reprendre :
« Osling, vous pensez qu’on peut trimbaler cette gosse deux ou trois jours jusqu’au prochain village ?
– Évidemment. Elle a au moins quinze mois et elle paraît en excellente santé. Nous pouvons la nourrir de riz. »
Mattei se tourne vers Clary :
« Tu continues à la porter, le sergent-chef te dira comment la nourrir. »
Le lieutenant s’éloigne ensuite rapidement et se dirige vers le feu discret sur lequel le cuistot fait cuire une bouillie opaque formée de paddy et de bouts de porc. D’un geste automatique, Mattei remplit une gamelle et va s’asseoir à l’écart au pied d’un arbre. Il est rejoint rapidement par Osling et Klauss qui engloutissent voracement leur pitance sans prononcer un mot. La dernière bouchée avalée, Klauss se lève et prend les gamelles de ses compagnons qu’il va rincer. Osling rompt le silence pesant.
« Vous voulez un coup de cognac, mon lieutenant ? J’ai trouvé une bouteille à Ninh-Binh.
– Pas de refus, mon vieux. Je n’en ai jamais eu tant besoin de ma vie.
– Je crois que je vous comprends, mon lieutenant.
– Évidemment, vous me comprenez, Osling. Ça n’est pas bien difficile. »
Klauss revient porteur de la bouteille et de trois quarts métalliques. Les trois hommes avalent une large rasade d’alcool, et moins subtil qu’Osling, Klauss met carrément les pieds dans le plat.
« Il a craint que vous butiez la gosse et ça vous emmerde, n’est-ce pas, mon lieutenant ? »
Mattei sourit devant la perspicacité brutale du sergent.
« Eh oui, Klauss, le mécanisme qui s’est déclenché dans le cerveau de ce brave con m’effraie un peu.
– Je crains que vous soyez dans l’erreur, intervient Osling. Tous vos hommes, même les plus simples, connaissent les règles du jeu que vous avez pour mission de faire respecter. Je suis persuadé qu’ils vous admirent d’avoir le courage de prendre certaines décisions.
– Comme par exemple de faire égorger une fillette dont la présence va sans aucun doute retarder notre marche », déplore Mattei qui après un temps de réflexion poursuit : « Oui, je pense que c’était mon devoir de le faire. Je pense que c’est à ce prix qu’on gagne les guerres. Le groupe Ho Chi Minh qui nous a précédés vient de nous en faire une éclatante démonstration en supprimant tous les témoins de leur passage. Et moi, si dans quelques jours nous tombons sur un village qui abrite nos clients, je n’hésiterai pas à faire tirer dessus au mortier, sachant pertinemment que je massacrerai peut-être une dizaine de fillettes comme celle-là. Ma décision spontanée de trimbaler cette gosse, contre toute logique stratégique, n’est en somme qu’un geste de lâcheté. »
Osling éclate de rire.
« Vous pensez trop pour un soldat. Nous sommes les derniers soldats de métier ; notre devoir est de gagner la guerre, pas de la faire. Et nous autres légionnaires, et surtout vous qui êtes responsable plus que moi, ne devons redouter qu’une chose : c’est faire la guerre pour qu’on nous admire, quitte à la perdre. L’histoire de la Légion étrangère est émaillée de défaites glorieuses ; nous constituons le plus beau régiment du monde ; nous sommes admirés et vénérés parce que nous sommes capables de mourir avec panache, en criant « Vive la Légion », nous…
–… Où voulez-vous en venir, Osling ? Votre philosophie nazie m’emmerde. Vous cherchez à m’expliquer que j’ai eu tort d’épargner cette fillette ? Que feriez-vous si je vous donnais l’ordre de la faire disparaître ?
– Je ne me reconnaîtrais pas le droit de discuter vos ordres ou de vous désobéir : en me réfugiant dans vos rangs je me suis engagé à respecter vos règles et vos lois. Je pense donc que je me suiciderais par lâcheté ; il me serait beaucoup moins pénible de me tirer une balle dans la tête, que de le faire dans celle de cette gamine.
– Donc, nous en sommes au même point.
– Évidemment, mon lieutenant, je ne suis pas Hitler, moi ! »
À quelques mètres d’eux, Clary, Santini et Ickewitz jouent les nourrices, s’empressant autour de la gamine, se disputant le plaisir de lui faire avaler quelques cuillers de riz et cherchant par d’innombrables pitreries à lui arracher un sourire.
Des trois hommes, Santini est le plus volubile. Il tient à la fillette de véritables discours, lui promettant monts et merveilles. Il se lance devant le bébé attentif dans des descriptions dithyrambiques de Naples, sa ville natale, lui promettant de l’y emmener dès que son contrat viendra à expiration.
Le ton chantant et la voix douce de l’Italien semblent plaire à la fillette qui montre des signes de satisfaction qui ne sont pas appréciés de Clary dont la jalousie se déclenche brusquement.
« T’as pas fini ton cirque, pauvre con, lance-t-il. Tu vois pas que tu l’emmerdes, cette gosse. Tu vas la faire dégueuler si tu continues à lui parler de ta ville de clochards. Et puis, autant que tu le saches tout de suite, si on doit la ramener, ce sera moi qui m’en chargerai. Et c’est en Corse chez ma mère qu’elle grandira. »
Santini saute sur ses pieds et, reculant d’un mètre, fait jaillir la lame de sa poche avec une dextérité de jongleur.
« Les Corses, c’est tous des maquereaux, annonce-t-il. Si tu crois que je vais te laisser emmener la gosse que j’ai trouvée pour que tu la foutes dans un claque, quand elle aura treize ans, tu rêves. Je vais d’abord te saigner. »
Clary lui aussi s’est relevé. Bien qu’il ne soit pas inquiet, il se tient sur ses gardes et déclare en souriant :
« Ça, je voudrais bien voir ça. Antoine Clary de Bastia se faire saigner par une petite tante. Ça, je voudrais bien voir ça ! »
Ickewitz n’a qu’à étendre sa longue jambe pour déséquilibrer Santini et le faire trébucher sur lui. Calmement, il serre le poignet armé de l’Italien et lui fait lâcher le couteau. Puis, il repousse le petit légionnaire qui va s’affaler deux mètres plus loin, et il replie le couteau d’une seule main, libérant le cran d’arrêt de l’index, et repoussant le dos de la lame du pouce.
« C’est drôle, les mecs ! constate-t-il. Plus ils sont petits, plus ils sont teigneux. Allez plutôt dormir tous les deux. Vous aurez besoin de force si demain vous voulez trimbaler votre pisseuse chinoise en plus de vos armes… »
Le commando reprend sa marche forcée à l’aube du 24 juin. Les légionnaires sont reposés et suivent aisément la cadence imposée par Mattei. Le décor ne change pas, forêts, rizières, bourbiers, marécages. La présence de la fillette oblige la patrouille à s’arrêter toutes les deux heures. Ces haltes sont les bienvenues pour les hommes et seul Mattei semble les déplorer. Une nouvelle altercation avait le matin opposé Clary et Santini au sujet du prénom de la fillette. Santini voulait l’appeler Giovanna, et Clary, Marthe comme sa mère. Klauss a tranché et tout le monde est tombé d’accord sur Anne-Marie. La plupart des légionnaires se sont proposés pour relayer Clary et le décharger quelques instants du poids supplémentaire qu’il transporte, mais le petit Corse a rejeté toute proposition, tenant à conserver la fillette dans son sac et écartant ses compagnons lorsqu’ils se montraient trop pressants autour de lui.
Vers deux heures de l’après-midi, c’est Klauss qui marche en tête. Il est persuadé que la patrouille se trouve sur la trace des fugitifs et qu’elle emprunte le même chemin. Sans ralentir sa marche, il observe, reconnaît des traces imperceptibles. Il devine les gestes des hommes qui les précèdent, à des dizaines de petits détails insignifiants, que nul autre que lui ne parviendrait à déceler.
À 15 heures, la colonne est contrainte de s’engager dans une gorge broussailleuse. Sur la droite des légionnaires, un mamelon touffu s’étend sur une longueur de plus de cinq cents mètres. Par instinct, Klauss a ralenti : s’il avait eu lui-même à tendre une embuscade, c’est-cet endroit qu’il aurait choisi. Il arme sa mitraillette et libère le cran de sûreté tandis que derrière lui tous les hommes l’imitent. Après quelques pas supplémentaires, le sergent s’adresse à Mattei sans se retourner et à mi-voix : « Mon lieutenant, vous m’entendez ?
– Oui.
– Il y a un F. M. sur la droite dans les herbes. Vous venez de le passer. Ils attendent le milieu de la colonne pour tirer. Il faut se planquer d’un seul coup, sinon c’est le carnage. »
Mattei réagit instantanément et hurle : « Tous à couvert sur la gauche. » D’avoir répété cet exercice mille fois à l’entraînement sauve la vie de la plupart des hommes. Une fraction de seconde suffit pour que dix-huit d’entre eux se retrouvent à plat ventre sur le bas-côté. Seul Adrien Lemoine, un vieux Français, est resté, désemparé, sur la piste. Il est littéralement coupé en deux à hauteur de l’estomac par le tir du fusil mitrailleur qui s’est déclenché instantanément.
Klauss qui avait situé l’arme ennemie s’est jeté sur la droite et il a fait feu sur les serveurs du F. M. viet, criblant les deux hommes presque à bout portant, puis, en deux bonds, il a rejoint ses compagnons à l’abri. Il est tombé à quelques centimètres du lieutenant auquel il chuchote : « Je crois qu’ils n’étaient que deux et je les ai tués. On peut assurer nos positions, mon lieutenant. »
Mattei élève légèrement la voix.
« Cherchez des abris ! Consolidez ! »
Les hommes commencent à ramper et à se tapir derrière tout ce qui peut constituer un rempart. Aucune manifestation ne vient d’en face.
« Je crois que vous aviez raison, déclare Mattei. Dans cinq minutes j’enverrai un éclaireur. »
Klauss l’interrompt :
« Ça bouge là-bas, mon lieutenant.
– Vos deux types ne sont peut-être pas morts.
– Impossible, je leur ai vidé un chargeur entier dans le crâne. »
Pourtant les feuilles bougent à l’endroit précis où le F. M. ennemi est entré en action.
« Il y en a au moins un troisième.
– Impossible, mon lieutenant. Il ne m’aurait pas regardé buter ses copains sans réagir.
– Nom de Dieu, j’ai pigé ! » lance brusquement le lieutenant.
Un coup d’œil suffit à Klauss pour comprendre à son tour.
« Ah ! Les fumiers ! Qu’est-ce qu’ils n’inventeront pas. •
– Trente secondes pour vous planquer ! hurle Mattei. Attention, ça va venir d’en haut. »
Le mouvement décelé par Klauss dans les feuillages était provoqué par le glissement du fusil mitrailleur : tiré vers l’arrière par une longue cordelette le F. M. gravissait seul la pente herbeuse.
Quelques instants plus tard, l’arme était de nouveau en batterie, servie par deux autres combattants viets embusqués à une cinquantaine de mètres en surplomb.
« Mortier », ordonne Mattei.
Le nouvel emplacement de tir viet est heureusement situé ; le quatrième obus de mortier fait mouche et le feu du F. M. cesse après son explosion.
Les légionnaires restent néanmoins sur leurs gardes. Un silence lourd tombe quelques instants. Il est rompu par Clary qui s’exclame :
« Planquez-vous ! Ils remettent ça, les enculés ! »
En effet le fusil mitrailleur a repris sa course solitaire dans les hautes herbes.
Mattei est détendu. L’arme ennemie, en admettant qu’elle n’ait pas été endommagée par l’obus de mortier, sera moins efficace à cette distance. Il est clair que cette attaque est une mission suicide ; si elle avait une chance de réussir par la surprise, elle n’en a plus aucune dans les conditions actuelles.
« Vous croyez que ça va durer longtemps ce cirque ? interroge Klauss.
– Non, c’est fini. Le F. M. grimpe jusqu’au sommet. Transmettez au mortier d’ouvrir le feu. Je les repère très bien en suivant la direction de la corde. »
Le fusil mitrailleur n’atteindra jamais la troisième position prévue. Selon toute vraisemblance, les hommes qui le halaient ont été déchiquetés à leur tour par le tir de mortier.
Mattei patiente néanmoins un bon quart d’heure avant d’envoyer un éclaireur qui prudemment remonte la pente avant de signaler par gestes que l’ennemi a été anéanti.
Par curiosité Mattei et Klauss prennent alors le même chemin et constatent eux-mêmes le mécanisme de l’ingénieux système.
« J’avoue que je n’y aurais pas pensé, marmonne Klauss. Qu’est-ce qu’ils ont dans le citron, ces diablotins, quand il s’agit de nous faire des vacheries ?
– Ça, il faut le reconnaître. Si vous ne les aviez pas repérés, on y avait tous droit. Au fait, comment les avez-vous remarqués ?
– Ils avaient coupé des feuilles pour laisser passer le canon de leur arme.
– Chapeau ! approuve Mattei. C’est l’astuce la plus vacharde que personne ait jamais imaginée. »