23.
PEU après l’infernale poursuite d’Ho Chi Minh par le commando Mattei, les services de renseignement affirment avoir retrouvé la trace du chef rebelle : l’état-major viet-minh se serait réfugié à Bac-Kan, près de la frontière chinoise, dans la jungle montagneuse du Haut-Tonkin que les troupes françaises n’ont pas encore reconquise.
La réaction du haut-commandement est d’une extrême rapidité. En quelques heures l’opération « Léa » rassemble, pour un raid éclair, toutes les unités parachutistes disponibles au Tonkin. Plusieurs compagnies seront larguées sur Bac-Kan ; des commandos s’empareront de points stratégiques dans un rayon de cinquante kilomètres autour de la bourgade tonkinoise, avec pour mission d’intercepter éventuellement les fuyards.
La spectaculaire opération « Léa » ne réussira pas plus que le commando Mattei, mais si « l’oncle Ho » reste insaisissable, les nouvelles des parachutistes sont délirantes d’optimisme. Ils évoluent sans encombre sur la R. C. 3, la route coloniale n° 3 qui relie la bourgade de Bac-Kan au nœud routier de Cao-Bang. Ils ne trouvent pas de résistance sur la R. C. 4, la route coloniale n° 4 qui, de Lang-Son à Cao-Bang constitue l’axe de pénétration principal dans le Haut-Tonkin. Ils se font fort de pouvoir reconquérir les principales villes du Haut-Tonkin : Cao-Bang, Dong-Khé, That-Khé, Lang-Son. Les villes, c’est beaucoup dire, car la plupart d’entre elles – et surtout Cao-Bang – sont en ruine. Mais peu importe, le fait que les garnisons françaises les occupent va, estime le commandement, permettre de contrôler toute la Haute-Région et de rétablir la circulation sur les routes coloniales 3 et 4.
Le 6 août 1947, l’ordre est donné de regrouper à Lang-Son le 3eÉtranger dont les éléments sont dispersés dans la région d’Hanoï à Haïphong. La 4e compagnie est l’une des premières à parvenir au rendez-vous de la ville-clé de la R. C. 4. Deux journées de repos lui y sont octroyées.
Mattei vient d’obtenir son troisième galon. Par superstition il a refusé de changer de képi : une étincelante ficelle dorée brille au-dessus de ses deux galons de lieutenant, fanés et usés. À peine arrivé à Lang-Son, le nouveau capitaine se précipite aux renseignements, mais il n’apprend rien sur la nature de sa mission, sinon qu’elle sera longue.
Les hommes sont préoccupés par de tout autres problèmes, et finissent, évidemment, par se retrouver au bordel local. Certains d’entre eux n’en sortiront pas avant quarante-huit heures, ne rejoignant leur unité que quelques minutes avant le départ. D’autres, plus prudents, prennent à tout hasard des précautions. C’est le cas d’Ickewitz et de Fernandez. Une pensée les obsède : de quoi demain sera-t-il fait ? Ce qui en gros signifie : que trouvera-t-on à picoler là où on va nous expédier ? Les deux légionnaires pressentent l’exil dans un poste perdu avec quelques rares bouteilles de bière tiède pour étancher leur soif. Or, ici, à Lang-Son, l’alcool ne manque pas…
Aux alentours de dix heures du soir, Ickewitz et Fernandez sont attablés dans l’un des cinq ou six bistrots entre lesquels ils tournent en rond depuis des heures. Pour la centième fois peut-être, Ickewitz rabâche son idée fixe : « Faut faire quelque chose, Fernandez. Faut trouver de la gnôle, des pleins tonneaux, sinon on va crever.
– Tu m’emmerdes ! Où veux-tu qu’on trouve des tonneaux ? Et même si on en trouvait, où pourrait-on les planquer ?
– Je crois que j’ai une idée. »
Ses seules idées, Ickewitz les réserve à l’alcool ou à la façon de s’en procurer. Fernandez, en conséquence, prête l’oreille :
« Il faut se procurer des jerricans ! Des jerricans ça passe inaperçu ; on peut facilement en planquer cinq ou six sous les banquettes du G. M. C.
– Primo, les jerricans, ça pue l’essence ; secundo il faut trouver de quoi les remplir ; tertio, les jerricans, où les trouver ?
– Des jerricans, il y en a un attaché derrière chaque jeep.
– Bien sûr, et les jeeps, elles appartiennent aux colonels.
– Et alors ? Les colons, ça court pas vite.
– Ça court peut-être pas vite, mais ça repère les uniformes. Et quand on leur pique une jeep, ça fait faire des inspections et Fernandez et Ickewitz se retrouvent au trou !
– Si le colonel repère les uniformes, vaut mieux qu’il reluque ceux de la Coloniale. Et s’il inspecte les coloniaux, Fernandez et Ickewitz se retrouvent les couilles nettes, avec leur gnôle au frais. »
Cette fois Fernandez faiblit. Enhardi par l’alcool qu’il a ingurgité, il commence à estimer que le plan du Hongrois est peut-être réalisable.
« Il faut trouver Clary », déclare-t-il.
Tous les hommes du bataillon savent que Clary a mis au point un système ingénieux pour arrondir sa solde. Il s’est procuré – Dieu sait où, Dieu sait comment – quelques tenues de l’Infanterie coloniale qu’il transporte en permanence dans son paquetage. Moyennant quelques piastres, il loue ces uniformes aux légionnaires en permission qui préfèrent garder l’incognito dans certaines de leurs expériences nocturnes.
« Où peut-être Clary, d’après toi ? » interroge Ickewitz.
Fernandez hausse les épaules, dédaigneux.
« Sûrement pas à l’église !
– Au claque !
– Évidemment, au claque. »
Les deux compères jettent une pièce sur la table et gagnent la sortie d’un pas incertain. Comme prévu, ils retrouvent Clary au bordel. Sans être dans un état d’ébriété aussi avancé que celui de ses compagnons, le Corse n’est pas à jeun.
Ickewitz et Fernandez exposent leur requête avec des allures de conspirateurs. Clary flaire l’histoire louche, c’est-à-dire la bonne affaire.
« Vous comprenez, dit-il, ici c’est pas Hanoï, ça peut aller chercher loin une grosse connerie.
– Et alors ? Qu’est-ce que tu risques ? Tu sais bien que de toute façon, on ne te balancera pas.
– Vous me faites rigoler, tout le monde à la compagnie sait que ces uniformes m’appartiennent ! Même le Vieux (le capitaine Mattei, qui est plus jeune que lui) est au courant !
– Où veux-tu en venir, Clary ? Ça te ressemble pas ce marchandage de raton. »
Clary abat ses cartes.
« Je dis que si ce soir vous voulez des fringues de la Coloniale, c’est que vous êtes sur un bon coup. Et si vous êtes sur un bon coup, je ne vois pas pourquoi j’y serais pas moi aussi, vu que des fringues j’en ai pour trois. »
Fernandez se radoucit.
« Fallait le dire tout de suite, Antoine. Bien sûr qu’on va te mettre dans le coup. Voilà. D’après ce qu’on croit savoir, là où on va nous envoyer demain, ça va pas être la fête, alors moi et le Hongrois, on cherche à faire une petite provision de gnôle, c’est tout. »
Le visage de Clary s’illumine.
« Vous êtes des gars prévoyants ! Salut à vos méninges ! Vous avez un plan ?
– Et comment ! D’abord on pique une jeep, on fait le tour de la ville, et on ramasse autant de jerricans qu’on peut en trouver ; ensuite, on a repéré un bistrot dans lequel nous ne sommes pas encore entrés.
– Étonnant ! interrompt Clary.
– Ta gueule ! On entre au bistrot et on demande gentiment au patron où il s’approvisionne en alcool de riz. Tous les troquets de la ville vendent le même. Ils vont donc sûrement se ravitailler au même endroit, il suffit d’apprendre où il se trouve.
– Et si le patron du bistrot refuse de parler ?
– Si on est très, très poli, et très, très aimable, il refusera pas. »
Ils sont maintenant trois à se diriger d’un pas hésitant vers leur cantonnement provisoire. En quelques instants le Corse extrait d’un sac les tenues de l’Infanterie coloniale. Ickewitz est à l’étroit dans la veste qui lui est attribuée, mais, dans l’ensemble, il est présentable.
Coiffés des calots bleus de la Coloniale, les trois légionnaires déambulent un instant avant de tomber en extase devant une jeep étincelante qui stationne à proximité du Quartier Général. Clary est le seul à montrer une légère réticence. Il est vrai que des trois, il est le moins soûl, mais il n’a que le temps de se précipiter à l’arrière ; Fernandez embraie déjà, démarrant sur les chapeaux de roues.
« Briquée comme elle est, tu peux être sûr que c’est pas la jeep de n’importe qui, fait remarquer Clary.
– Ta gueule ! On s’en fout ! jette Ickewitz. Maintenant, ce qu’il faut dégotter, ce sont les bidons. »
En moins d’un quart d’heure, six jerricans sont facilement dérobés, au hasard des véhicules rencontrés.
Il est presque minuit quand les trois légionnaires dirigent la jeep vers le bistrot.
Le Chinois était sur le point de fermer son établissement, mais les uniformes de l’Infanterie coloniale, les galons de sergent-chef sur la manche de Clary, et la propreté de la jeep le rassurent. Il accueille les trois hommes avec courtoisie.
« Trois alcools », lance Ickewitz.
L’homme s’empresse et sert les soldats.
« Dis-moi, mon vieux, le colonel Dupuis, notre grand chef, désirerait acheter une centaine de litres de cet excellent alcool. Pourrais-tu nous désigner l’endroit où tu te le procures ?
– Certainement, messieurs. Dites à votre colonel de venir demain matin, je le ferai conduire à la distillerie.
– C’est pas demain, c’est tout de suite. »
L’homme sourit aimablement.
« C’est impossible, c’est en dehors de la ville, il y a des patrouilles et à cette heure, la distillerie est déserte.
– T’occupe pas, poursuit Ickewitz qui commence à s’énerver. Ferme ta baraque et conduis-nous.
– Mais voyons, messieurs, vous n’y pensez pas, nous allons nous faire tirer dessus. »
Ickewitz balance une gifle au Chinois qui s’écroule.
« Tu nous conduis ou je te bute ! »
Clary et Fernandez soulèvent l’homme, le portent par les bras, et le projettent sans ménagement dans la jeep. Ickewitz est passé derrière le comptoir, s’est saisi d’une bouteille d’alcool dont il a brisé le goulot sur le bord du bar, puis, après avoir avalé une large rasade, il explique :
« Pour la route. »
Malgré son ivresse, Fernandez conduit d’une main sûre. Il file à tombeau ouvert dans la direction indiquée par le Chinois qui se tient à l’arrière, épouvanté.
La distillerie se trouve à huit kilomètres de Lang-Son, sur le chemin communal 144 en direction de Knon-Kuyen, – c’est-à-dire à une dizaine de kilomètres tout au plus de la frontière chinoise.
À la sortie de la ville, le véhicule est stoppé par une patrouille de thabors. Fernandez ne se démonte pas, il déclare :
« Mission d’information technique pour le général Dupuis. »
Le caporal marocain ne parle pas le français. Il fait comprendre qu’il n’a pas d’ordres et qu’il est interdit de passer.
Fernandez se déchaîne. Vociférant, il insulte le malheureux insistant sur les mots : « jeep », « général » (les seuls que le Marocain doit saisir). Dès qu’il comprend que l’hésitation commence à gagner la sentinelle, Fernandez embraie et démarre, laissant pantois les hommes de la patrouille. Les légionnaires s’attendent à essuyer des coups de feu, mais rien ne se produit ; le caporal marocain a dû être impressionné par l’assurance agressive de Fernandez.
« Qu’est-ce qu’il va se farcir comme cabane, le bounioul ! constate Ickewitz hilare.
– T’as raison, mais on ferait mieux de rentrer par un autre chemin, fait remarquer Fernandez. Entre-temps, ils se seront sûrement réveillés. »
Le sentier, fait de terre et de pierres, est semé d’obstacles, de trous et d’embûches. Contre toute prudence, Fernandez roule en troisième, pied au plancher.
La jeep effectue de véritables bonds et file pleins phares.
Le Chinois n’avait pas menti, la distillerie se trouve bien à l’endroit qu’il avait désigné. Elle n’est gardée que par un vieillard ensommeillé qui est maîtrisé séance tenante. Les trois légionnaires repèrent une cuve d’alcool qu’ils entaillent à la hache, puis, à plusieurs reprises, ils lavent les jerricans, les reniflant entre chaque rinçage pour se rendre compte si l’odeur de l’essence s’atténue. Enfin, ils remplissent les six bidons de vingt litres, les refermant hermétiquement, et reprennent le chemin du retour, laissant le reste de la cuve se répandre sur le sol.
Fernandez roule plus prudemment et a éteint les phares. Il est possible qu’une patrouille soit déjà partie à leur recherche. À un kilomètre de la ville, il quitte le chemin et engage la jeep dans la forêt. Le véhicule parvient à parcourir une centaine de mètres avant d’être définitivement bloqué par la végétation. Ickewitz attache alors le Chinois au pare-chocs de la jeep ; les trois légionnaires s’emparent chacun de deux pesants jerricans et s’apprêtent à rejoindre Lang-Son, en coupant à travers bois.
Obéissant à une inspiration subite, Clary se retourne vers le Chinois entravé et déclare, menaçant :
« Écoute-moi bien ! Quand on t’interrogera, tu diras que nous étions des légionnaires. Tu me comprends bien : tous les trois nous avions des képis blancs, pas des calots. Si tu nous trahis on te retrouve et on te bute.
– Oui, oui, balbutie l’homme, prêt à jurer n’importe quoi. Des légionnaires, je dirai que vous étiez des légionnaires. »
Dès qu’ils se trouvent hors de portée de voix du Chinois, Fernandez apprécie, en connaisseur, l’astuce de Clary. Il formule pourtant une réserve :
« Et si il jouait le jeu ? Et qu’il prétende vraiment que nous étions fringués en légionnaires ?
– Sûrement pas. Et puis tu oublies les thabors et le vieux de la distillerie. De toute façon, ne t’inquiète pas, le Chinetoque s’allongera à la première baffe qu’il va prendre dans la gueule, et ça ne fera que renforcer notre alibi. »
Dès qu’ils sortent de la forêt et qu’ils aperçoivent les premières maisons de Lang-Son, les trois légionnaires se déchaussent et accrochent leurs pataugas autour de leur cou. Il est évident que l’alerte a été donnée, et que des patrouilles sillonnent toutes les ruelles.
« Ça va pas être du sucre, chuchote Clary, ça a l’air de barder vachement.
– T’as raison, vaut mieux se séparer ; rendez-vous au G. M. C. »
L’habitude et l’entraînement des trois hommes leur permettent, malgré leur chargement, de passer entre les mailles du filet et d’échapper aux patrouilles lancées à leur recherche. Ils se retrouvent pratiquement ensemble auprès du G. M. C. de leur section, dissimulent les jerricans d’alcool sous les banquettes et regagnent leur cantonnement. Les uniformes de la Coloniale disparaissent dans le sac de Clary et les trois complices rejoignent leurs lits de camp.
Il est près de quatre heures du matin ; dans une heure ce sera le réveil.
Tandis que les trois ivrognes sombraient dans un sommeil alourdi par l’alcool, la ville était réveillée par un gigantesque remue-ménage. Le colonel V…, commandant la zone et possesseur de la jeep volée, prenait lui-même en main la direction des opérations, entouré de plusieurs de ses officiers, et menait l’enquête avec fureur.
La jeep et le Chinois sont rapidement retrouvés. Et comme l’avait prévu Clary, l’homme débite tout ce qu’il sait, sans omettre la phrase finale.
« Ils m’ont fait jurer de mentir, mon colonel. Ils m’ont fait jurer de dire qu’ils avaient des déguisements de la Légion. Mais c’est faux, c’étaient des soldats de la Coloniale avec des calots bleus. Ils ont dit qu’ils me tueraient si je disais la vérité, mais je suis fidèle à l’Armée française et je sûr que vous les trouverez et que vous les empêcherez de mettre leur menace à exécution. »
Le colonel V… est irrité. Aucun doute à avoir sur les déclarations du Chinois. Elles corroborent les autres témoignages recueillis et établissent de façon incontestable que le coup a été perpétré par des hommes de son bataillon.
Des fouilles sont entreprises dans la nuit. Seules y échappent les unités de Légion étrangère qui sont jugées hors de soupçon.
Le rassemblement général a lieu à six heures trente. Tout le long de l’artère principale de Lang-Son, chaque groupe de Légion se tient, l’arme au pied, devant le véhicule qui lui a été attribué au départ d’Hanoï.
Le colonel V… commande le convoi. C’est un officier hautain, à l’allure altière. Il est grand, mince et porte avec élégance un uniforme de coupe remarquable. La veille il s’est fait présenter le capitaine Mattei, l’invitant à bord de sa jeep (la fameuse jeep) pour la randonnée du lendemain sur la R. C. 4 en direction de Cao-Bang.
D’entrée, Mattei l’a détesté. En revanche, le colonel qui a eu vent des faits d’armes du légionnaire en Cochinchine, fait preuve à son égard d’une sympathie condescendante qui n’est pas sans agacer Mattei. C’est pourtant souriant et courtois qu’il se présente au colonel V…, quelques instants avant l’heure prévue pour le départ.
« Vous avez entendu parler des événements de la nuit ? interroge le colonel.
– Non, mon colonel, c’est grave ?
– Pas du tout, mais c’est fâcheux. Trois voyous ont volé ma jeep et mis à sac une distillerie d’alcool, après avoir malmené deux indigènes. Nous avons passé une partie de la nuit à mener une enquête et à perquisitionner afin de tenter de récupérer leur butin.
– Vous y êtes parvenu, je suppose ?
– Non. Les malandrins courent toujours, mais je ne perds pas confiance, nous les prendrons et croyez-moi, ils seront traduits devant le Tribunal militaire.
– Je m’étonne, mon colonel, de n’apprendre cet incident que maintenant. Je n’ai pas entendu dire que les hommes de ma compagnie aient été troublés cette nuit par une perquisition.
– Ils sont hors de soupçon. L’enquête que j’ai menée personnellement a formellement établi qu’il s’agissait d’éléments appartenant à mon bataillon. »
Le colonel marque un temps. Puis, dans un élan superbe :
« À ce propos, au nom des crapules qui, je le déplore, servent dans mon unité, je vous dois des excuses : mes coloniaux ont tenté de rejeter la responsabilité de leur acte sur la Légion, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus révoltant dans leur conduite.
– Je vous remercie, mon colonel, réplique Mattei. Nous autres légionnaires, avons l’habitude de nous voir accusés de tous les délits. Ça fait partie des traditions de l’armée. Avouez, mon colonel que vous-même, si vous ne vous étiez pas trouvé en présence de preuves irréfutables prouvant notre innocence, vous auriez porté sur nous vos premiers soupçons. »
Grand seigneur, le colonel V… concède :
« Je l’avoue.
– Et votre suspicion, mon colonel, m’aurait plongé dans un cruel embarras, car je connais tous les hommes de ma compagnie et je sais qu’aucun d’eux n’est capable d’un tel forfait. Seulement, vous n’auriez pas été obligé de le croire, et nos relations en auraient souffert.
– Dieu merci, ce n’est pas le cas, rétorque courtois, le colonel V…
– Dieu merci », conclut Mattei en prenant congé.
Le colonel V… s’éloigne à grands pas tandis que Mattei, les mains dans ses poches, se dirige, d’une allure très lente, vers le lieu où stationnent les véhicules de sa compagnie. Il s’arrête devant Fernandez qui se fige au garde-à-vous. Le légionnaire est rasé de frais, propre, impeccable, serein. Pas la moindre trace de gueule de bois ne peut se déceler sur son visage.
« Repos, ordonne Mattei (qui poursuit sur un ton badin, sans ôter les mains de ses poches) j’ignore notre destination exacte, mais j’exige que dès que nous y parviendrons tu me remettes – jusqu’à la dernière goutte – les cent vingt litres d’alcool que tu as secoués cette nuit. La gnôle, je la distribuerai moi-même à bon escient, et crois-moi, elle sera chère. Grâce à vos conneries, j’ai dû faire un numéro de putain qui va me rester dans la gorge pendant des années.
« Et surtout, bande de couillons, vous avez pété un amortisseur de la jeep et c’est moi qui vais me cogner le cul pendant toute la route ! »