24.

 

 

 

COUPS de sifflets, hurlements d’ordres, cliquetis d’armes : dans un grondement de moteur, le convoi s’ébranle vers Cao-Bang.

Précédée d’un half-track, la jeep du colonel V… ouvre la route. L’officier supérieur conduit lui-même. À ses côtés, le capitaine Mattei ; sur la banquette arrière, un sergent et un caporal de la Coloniale qui surveillent, attentifs, les bas-côtés l’arme au poing. Le secteur est, paraît-il, calme. Le colonel V… a déjà effectué – sans avoir à déplorer le moindre incident – un aller-et-retour entre Lang-Son et Cao-Bang la semaine précédente. L’enseignement succinct qu’il a tiré de cette mission, ajouté aux notions qu’il possède sur les desseins futurs du haut-commandement, vont lui permettre de se lancer dans une brillante démonstration, énoncée sur le ton d’un propriétaire terrien orgueilleux qui fait visiter son domaine.

Au début, Mattei ne prête qu’une oreille vague aux propos de son supérieur. Les fracas familiers du convoi, la poussière que soulèvent les véhicules, les cahotements réguliers de la jeep bercent le capitaine et le plongent dans une torpeur dont il ne sort que pour donner quelques signes d’approbation, marmotter une onomatopée obligeante.

Le long convoi roule avec régularité. Chaque heure, une quinzaine de kilomètres sont parcourus, tandis que le soleil monte et que la chaleur augmente. Sans s’arrêter, les voitures traversent Dong-Dang, Na-Cham, Lich-Son. Les véhicules de tête ont parcouru une cinquantaine de kilomètres sans que Mattei sorte de sa paresseuse somnolence.

Brusquement le paysage éclate dans une furieuse splendeur. Au terme de la route qui serpente, le capitaine aperçoit les contreforts de That-Khé, et derrière la ville, les premières chaînes montagneuses. Les sommets âpres, qui se fondent dans le ciel terne. Une dense végétation enveloppe les montagnes. Indéfinissable est sa couleur, inimaginable sa profondeur. C’est une jungle tourmentée et compacte qui s’étend à perte de vue, accrochée aux rochers. Seule, une interminable arête jaunâtre coupe à vif l’uniformité de ce bloc majestueux : la R. C. 4, la route inquiétante qui les attend.

« C’est superbe, n’est-ce pas ? s’extasie le colonel. J’espère que comme moi, vous êtes sensible à la féerie de certains décors.

– Magnifique ! » Approuve Mattei qui, soudainement, est devenu attentif à tout.

 

That-Khé est dépassé. La colonne souffre maintenant dans l’ascension du col de Loung-Phaï.

« C’est à partir de ce point, explique le colonel, que nous allons installer des postes kilométriques. Des bastions en dur, prévus pour abriter chacun une vingtaine d’hommes. Le drapeau français va flotter au sommet de chaque piton. Les postes assureront la sécurité de la route, tout en démontrant notre présence à l’ennemi. Et ceci, de Lang-Son à Cao-Bang, et au-delà de Cao-Bang jusqu’à la frontière de Chine. »

Mattei est consterné. Il pense : « Ou cet homme est fou furieux, ou c’est le plus grand con qu’aucune armée au monde ait jamais connu ! » Mais, tout en se maîtrisant pour ne pas hurler son désaccord, Mattei se rend compte que ce plan n’émane pas de l’officier supérieur qui le lui expose, c’est sans aucun doute l’aboutissement d’une multitude de conférences d’état-major, de projets et de contre-projets, de consultations interminables entre Paris, Saigon et Hanoï. Par son enthousiasme, son compagnon fait seulement preuve de son ignorance en matière de guérilla.

Tous les sens de l’officier de Légion sont maintenant en éveil. Il cherche à comprendre les raisons du haut-commandement. Ce n’est pas très difficile à imaginer. Ils ont pensé qu’ils allaient occuper les villes et les routes qui les relient entre elles. Qu’en conséquence ils allaient tenir en main le Haut-Tonkin. Évidemment, il restera à l’ennemi les forêts, la jungle, les montagnes et les bourgades isolées. Mais, impuissants à enrayer les communications françaises entre les centres, les viets « grenouilleront dans la nature », et finiront par se lasser, paralysés et vaincus. Rien à redire sur la stratégie, c’est logique. Seulement Mattei découvre, angoissé le paysage qui se déroule sous ses yeux, et c’est maintenant dans la peau de l’ennemi qu’il se place.

À brève ou à longue échéance, les viets vont se trouver maîtres absolus de la jungle qui, sur plus de cent kilomètres, longe la frontière de Chine. La Chine ! Les rebelles pourront en recevoir tout le ravitaillement, tout l’armement, et toutes les munitions qu’ils jugeront utiles. Ils y trouveront un refuge où ils pourront toujours s’abriter. Et cette route sur laquelle la colonne motorisée progresse aujourd’hui sans difficulté on ne pourra plus bientôt y garantir un seul mètre de sécurité. Les grands centres seront isolés. Les P. K., ces fameux bastions que l’on se propose de construire, seront massacrés les uns après les autres. À moins que l’ennemi, conscient de leur inutilité, ne les dédaigne purement et simplement. Tôt ou tard, cette route sur laquelle le plus médiocre des bandits de la terre ferait une carrière, va devenir un piège géant. Sur ce champ de manœuvre idéal, les petits combattants malins, rusés et volontaires du Viet-minh vont pouvoir apprendre à faire la vraie guerre. Mais quel shadow-partner va-t-on leur sacrifier ?

Mattei sort de sa réflexion :

« Mon colonel, savez-vous si les unités qui doivent occuper ces postes protecteurs ont été désignées ? »

Souriant, et savourant à l’avance l’effet qu’il escompte, le colonel répond :

« C’est la surprise que je vous réservais. La Légion étrangère va avoir cet honneur. »

« Pour l’effet de surprise, tu repasseras », pense Mattei. C’était tellement évident qu’il se demande même pourquoi il a posé la question. Après un bref instant, le capitaine reprend : « Je vois… Deux sections par poste, sous la responsabilité d’un sergent-chef. Quelques partisans. Ils vont construire. Après, de temps en temps, ils effectueront quelques patrouilles pour ne pas s’asphyxier. La vie de château, en quelque sorte.

– Eh oui, approuve le colonel. Ce sera peut-être un peu monotone, mais le repos ne fera pas de mal à vos hommes, après les durs combats qu’ils viennent de mener dans le Sud. »

Mattei se demande par quel miracle il parvient à se contenir. Il ne répond pas et continue à scruter la route.

Dong-Khé, San-Khao, Nam-Nang, Khuoi-Nâm. À chaque virage, après chaque côte, au passage de chaque radier, la situation est propice à une embuscade. Mattei se demande combien d’hommes de sa compagnie lui seraient nécessaire pour anéantir le convoi d’une centaine de véhicules en tête duquel il se trouve. Tout bien pesé, une vingtaine de ses légionnaires suffirait. Il observe le half-track qui précède la jeep. Imagine le coup de bazooka bien placé qui l’immobiliserait, bloquant derrière lui toute la colonne (la voie est unique). Puis les rafales de F. M., les coups de mortier qui atterriraient sur la route au milieu des soldats désemparés, incapables de situer leur ennemi. Il voit les blessés, les mourants, cherchant dans la panique un abri apte à les protéger contre les coups furieux tirés par d’invisibles agresseurs. Le capitaine songe au poste de protection le plus voisin. Il ne serait peut-être qu’à quelques centaines de mètres ; au sommet de son mât flotterait le glorieux drapeau, mais derrière les remparts de béton, un brave sous-off serait torturé par un cas de conscience, scrutant, impuissant, à la jumelle, le combat inégal. Ses tergiversations ne dureraient que quelques minutes, puis il se verrait contraint de choisir entre deux solutions aussi terrifiantes l’une que l’autre. Soit sortir et faire massacrer sa section, soit demeurer spectateur, observer à l’abri l’hécatombe, et attendre que les viets décrochent pour aller ramasser les restes du convoi anéanti.

Le capitaine Mattei n’est pas le seul jeune officier à avoir eu, dès 1947, une vision de l’avenir aussi précise. Une vision qui, hélas , allait se révéler rigoureusement conforme par la suite. Quatre-vingt-dix pour cent des gradés de la Légion, qui montèrent à l’époque au Nord-Tonkin et empruntèrent, avant les premiers carnages, la R. C. 4 de Lang-Son à Cao-Bang, eurent exactement le même réflexe, comprirent, dès leur premier contact, ce qu’en haut-lieu on se refusait même à envisager.

 

Le convoi atteint Cao-Bang avant la tombée de la nuit. Tout de suite, les hommes constatent que la ville détruite ne va pas tarder à renaître de ses cendres. Des coloniaux, des tirailleurs, un thabor marocain, des partisans, des supplétifs, et de nombreux civils, s’emploient déjà à reconstruire. Mais surtout, le 3e Étranger va y établir son P. C., et mettre à l’ouvrage tous les techniciens, tous les corps de métiers qu’il possède, bien décidé à créer sa capitale au sein de cette zone d’insécurité.

Mattei prend congé du colonel V…, le remerciant de son hospitalité à bord de sa jeep, et de l’intéressant exposé qu’il a bien voulu lui faire.

Dès que l’officier supérieur a tourné les talons, les subalternes du capitaine rejoignent leur chef (on pourrait être tenté de dire le gang, ou la bande Mattei). Ils sont tous là : les sergents-chefs Klauss, Osling, Lantz, Favrier ; Fernandez, l’ordonnance ; Ickewitz et Clary, les gardes du corps.

Klauss, le premier, interroge le capitaine :

« Vous avez des détails, mon capitaine ? On va établir un pont aérien et fortifier Cao-Bang ? En faire un poste hérisson ? »

Mattei sourit, et répond :

« Vous n’y êtes pas du tout. C’est la route que nous venons d’emprunter qui les intéresse. On va construire des petits postes tout le long pour la protéger. Ah ! J’oubliais, avec des drapeaux ! Le colonel tient tout particulièrement aux drapeaux. Un sur chaque poste pour saper le moral des viets.

– Vous rigolez, mon capitaine ?

– J’ai l’air de rigoler, Klauss ?

– Il faut faire quelque chose, mon capitaine ! Envoyez un rapport !

– À mon tour de vous demander si vous rigolez, Klauss.

– Sans indiscrétion, mon capitaine, interrompt Osling, vous pouvez nous apprendre notre affectation ?

– Je ne la connais pas encore. Mais pour ça j’ai l’intention de m’agiter. Je pense obtenir qu’on ne disperse pas la 4e compagnie. L’essentiel est que nous restions tous ensemble. Nous, on se démerdera toujours, où que nous soyons. Ça ne signifie pas que je me désintéresse du sort des autres, mais franchement je n’y peux rien.

– Mon capitaine, reprend Klauss, vous avez remarqué la série de pièges à cons que l’on peut tendre sur cette route ? J’ai relevé plus de cent points rêvés. Après, j’ai arrêté, j’en avais marre.

– Bien sûr, j’ai remarqué. Et en plus, moi j’avais le colonel qui m’expliquait comment il comptait transformer la région en contrée touristique. Sa seule crainte réelle, c’est que les légionnaires des postes trouvent le temps long et s’emmerdent à ne rien foutre.

– Ah ! Parce qu’évidemment, c’est la Légion qui va se farcir les postes !

– À qui pensiez-vous ? Aux Bénédictins de Saint-Benoît-de-Nursie ?

– Non, non, bien sûr, mon capitaine. Je voulais vous demander si c’est au 3e Étranger qu’on va les prendre ?

– Eh oui, Klauss ! À dater de ce jour, vous pouvez considérer le 3e comme l’ange gardien de la R. C. 4, – ou je me trompe beaucoup – on en reparlera ! »

 

Les craintes que nourrissait Mattei concernant le fractionnement éventuel de sa compagnie se révélèrent superflues.

Dès ses premiers contacts, le capitaine s’aperçoit que le secteur de Cao-Bang est avant tout une affaire de Légion étrangère. On laisse le 3e Étranger libre de s’y organiser comme il le veut – en attendant de l’y laisser mourir.

Le problème de Mattei est, dès lors, résolu : les possibilités autonomes de la 4e compagnie sont connues des chefs de bataillon Raberin et Gaume ; les bilans obtenus au cours de ses campagnes antérieures sont impressionnants, et le capitaine passe pour un chef qui jouit d’une chance insolente, qui possède la « baraka ».

La médaille a son revers ; s’il ne fut jamais question de morceler la 4ecompagnie, la position qu’elle se vit attribuer était considérée – à tout seigneur, tout honneur – comme pratiquement indéfendable. Le soir de son arrivée, Mattei n’en apprend que le nom : Ban-Cao ; la distance qui la sépare de Cao-Bang : une vingtaine de kilomètres au sud-ouest ; la route qui y conduit : la R. C. 3.

Pour le reste, il faudra attendre le lendemain pour juger.