27.
LA jeep atteint Cao-Bang en moins d’une heure. Au barrage qui en protège l’accès, se trouve le lieutenant Lemoine des transmissions. Il a mis à profit le temps écoulé depuis le contact radio pour se raser, se laver, et se présenter dans une tenue impeccable.
« Il devait penser que le général serait avec moi, songe Mattei. Il faut vraiment qu’il soit borné. »
Le lieutenant se présente réglementairement.
« Mon capitaine, les postes vous attendent jusqu’à Soc-Giang. J’ai transmis vos consignes, on vous laissera passer.
– Parfait, merci, rétorque Mattei, en faisant signe à Klauss d’embrayer.
– Mon capitaine, ajoute timidement Lemoine, vous n’oublierez pas, pour le général. Vous savez, j’aurais déjà dû être au tableau cette année.
– Comptez sur moi, Lemoine, cette injustice sera réparée. »
Mattei ponctue sa phrase d’un clin d’œil, et d’un geste léger, il tape de deux doigts ses épaulettes de capitaine.
Dès que la jeep a repris sa course, Klauss interroge :
« Ça ne me regarde pas, mon capitaine, mais j’ai l’impression que ce malheureux lieutenant va avoir des ennuis.
– Vous avez raison, Klauss, ça ne vous regarde pas.
– C’est marrant, reprend néanmoins le sergent-chef, mais pour vous, il n’y a que la Légion, les autres peuvent crever.
– Erreur, Klauss, il existe des officiers corses qui ne sont pas légionnaires. »
À l’arrière, coincé entre Ickewitz et Fernandez, Clary éclate de rire.
Lemoine a fait le nécessaire, et la course de la jeep est à peine ralentie par les contrôles. Soc-Giang franchie on entre dans le no man’s land. Il n’existe plus aucun poste française jusqu’à la frontière de Chine, qui ne se trouve qu’à deux ou trois kilomètres. La route terrassée est devenue un chemin sinueux, il mène à Binh-Mang, le village frontalier.
Entassés dans la jeep, les cinq légionnaires se tiennent sur leurs gardes. Ils ont emporté trois pistolets mitrailleurs, deux fusils mitrailleurs et une caisse de grenades. Vu à quelques mètres, le véhicule surchargé ressemble à s’y méprendre à ceux qui rentrent au quartier après un soir de nouba. En réalité, bien que les hommes soient confusément vautrés les uns contre les autres, chacun d’eux se trouve en position de combat, le doigt sur la détente de son arme, et l’équipage de la jeep est prêt à riposter à une éventuelle attaque sous quelque angle qu’elle se produise.
Avant d’atteindre le village frontalier, Kien désigne un sentier à peine perceptible qui s’engage sur la gauche. La jeep y parcourt quelques mètres avant que le jeune Man réclame un arrêt.
« Je vais descendre, dit-il, et marcher devant pour vous guider. Les chevaux nous attendent à cinq cent mètres environ. Mais il ne faut surtout pas allumer les phares, vous n’avez qu’à me suivre, je connais le sentier, la jeep peut passer ; au bout on peut la garer et lui faire faire demi-tour.
– D’accord, approuve Mattei, je ne te perds pas de vue.
– Moi non plus », ajoute Fernandez en armant son colt.
Kien hausse les épaules, méprisant, et s’éloigne vers l’avant de son pas léger.
Les six chevaux sont là, gardés par un tout jeune homme que Kien libère et qui file dans la forêt sans avoir prononcé un mot. Les sabots des vieilles carnes ont été soigneusement enveloppés d’épais chiffons ; elles n’ont ni selle, ni même une couverture sur le dos. Leurs mors sommaires sont attachés avec des ficelles et les brides composées de cordelettes pourries et rafistolées. Les légionnaires parviennent néanmoins à arrimer les fusils mitrailleurs et la caisse de grenades. Puis ils se hissent sur les bêtes squelettiques. Les étranges cavaliers se mettent en chemin, suivant Kien qui a pris la tête. Ils marchent au pas. Les chiffons sous les sabots se révèlent d’une incroyable efficacité sur le sol pierreux. Le bruit de la colonne montée est pratiquement nul. Afin de respecter la volonté de Kien, Mattei s’est gardé de consulter la carte qui est dans son képi. Mais il l’a imprimée dans son esprit avant le départ et il devine relativement et où ils se trouvent, et la direction qu’ils prennent. Le col qu’ils s’apprêtent à franchir ne fait que confirmer ses hypothèses. Ils sont à l’extrême nord du massif montagneux de Nuil-Hoaï vraisemblablement en Chine. En revanche, une fois le col franchi, le sentier doit replonger vers l’ouest et les ramener au Tonkin. Kien semble avoir dit la vérité sur tous les points, et Mattei s’en trouve apaisé.
Le jour est entièrement levé lorsque la colonne s’arrête dans une forêt sur un terrain plat. Kien descend de cheval et fait signe aux légionnaires de l’imiter. Ils attachent leurs montures aux arbres.
« Il faut continuer à pied, chuchote-t-il. Enlevez vos chaussures, nous atteindrons notre but tout au plus dans un quart d’heure. »
Les cinq légionnaires s’exécutent ; seul Clary qui a les pieds sensibles – selon lui – proteste sans grande conviction.
Après une dizaine de minutes de marche, Kien s’arrête et d’un geste, attire l’attention du capitaine. Mattei le rejoint. D’où ils se trouvent, ils ne sont qu’à une trentaine de mètres d’une pagode circulaire de style chinois, dissimulée, invisible au cœur de la forêt.
« C’est là, annonce Kien à voix basse. Je vais en avant. Si tout va bien, je vous fais signe. »
Tout va bien. Et l’absence de précautions avec laquelle le jeune Man signale la tranquillité des lieux permet aux légionnaires de le rejoindre sans méfiance.
L’un après l’autre, les hommes pénètrent dans la pagode. L’intérieur n’est qu’un vaste hall, une vingtaine de coussins usés sont disposés par terre, et en retrait, une table et une chaise constituent le seul ameublement. Kien parle à voix haute :
« C’est ici. Voilà ce que je vous suggère : regardez le plafond. »
Instinctivement, les cinq hommes lèvent la tête. Un enchevêtrement de poutres massives soutient le toit conique de la pagode. En grimpant, on peut facilement s’y cacher.
« Excellent, approuve Mattei, mais combien y aura-t-il de viets ?
– Les chefs seront douze, ça j’en suis sûr. Il est vraisemblable que chacun d’eux sera accompagné d’un garde du corps. Certains en auront peut-être deux, mais c’est un maximum.
– Et s’ils les laissent dehors ?
– Non, je connais leurs habitudes. Les gardes du corps se tiendront debout, en cercle, autour des parois. Les douze chefs se rassembleront au centre. Ils posteront un seul homme dehors.
– D’après toi, comment arriveront-ils ?
– À cheval, à pied, à dos de mulet, en tout cas sans engin motorisé.
– Risquent-ils d’être en avance ou en retard ?
– Aucun d’eux n’arrivera après vingt-deux heures trente, mais il se peut qu’ils soient précédés de quelques hommes. Je vous conseille de gagner vos positions tout de suite et de vous tenir prêts pendant la dizaine d’heures qui va suivre. C’est plein de recoins là-haut, vous pouvez parfaitement vous dissimuler tous les cinq.
– En ce qui me concerne, c’est à vous de choisir, capitaine. Il y a deux solutions : ou je reste avec vous, mais dans ce cas je dois vous demander votre parole d’officier qu’il n’y aura aucun survivant et que vous achèverez les blessés. Ou alors je vous quitte, vous connaissez le chemin du retour, vous retrouverez les chevaux et la jeep.
« Vous n’avez rien à redouter dans cette zone, la concentration viet est entièrement basée de l’autre côté. »
Mattei n’hésite pas, des prisonniers seront plus utiles que des morts.
« Tu nous quittes, on se démerdera ! Merci, Kien, et bonne chance. J’ai une confiance entière dans ta parole. »
D’un geste, Kien salue les légionnaires et reprend le chemin de la forêt, sans ajouter un mot. Klauss interroge :
« Vous êtes vraiment si sûr de lui, mon capitaine ?
– Sans la moindre restriction. Il avait vingt fois l’occasion de nous faire marron sans nous amener ici.
– Alors, on grimpe ?
– On grimpe. Mais avant, écoutez-moi tous attentivement. Une fois en haut, dès que nous serons en position, je ne veux plus entendre un pet, et ça risque d’être long, pas un mot, pas une cigarette, quoi qu’il arrive, aucune démonstration avant vingt-deux heures trente. Si tout se passe comme prévu, dès que je déclencherai l’action, tir à tuer sur les subalternes. Ne tirez au centre sur les chefs que si vous êtes menacés. Compris ?
– Compris, mon capitaine, répondent avec ensemble les quatre hommes.
– Bon, maintenant, Ickewitz, tu nous fais la courte échelle, tu nous passes les armes, après on te hissera. »
Le piège est rapidement agencé. Les hommes parviennent sans mal à se tapir de façon à être parfaitement invisibles du bas, tout en conservant la possibilité de se mouvoir et de déclencher leurs tirs d’armes automatiques en une fraction de seconde.
La longue attente commence. Les positions des légionnaires ne sont pas inconfortables, ils sont allongés sur de larges poutres ; ce sont les efforts qu’ils fournissent pour rester silencieux et la tension nerveuse du guet qui rendent pénible leur situation.
D’où il est placé, Mattei découvre le seul accès de la pagode. Il n’en voit que la partie inférieure, mais nul ne pourrait la franchir sans qu’il s’en aperçoive. Les heures passent sans que se relâche un seul instant la rigueur du dispositif.
Il est près de vingt heures lorsqu’enfin se manifeste, venant de l’extérieur, une première rumeur confuse. Puis, presque aussitôt, les échos d’un dialogue. Ils sont deux à pénétrer dans la pagode. Un instant, Mattei a une vision furtive de leur silhouette, lorsqu’ils passent dans son champ visuel. Ahuri, il constate qu’il s’agit d’un homme et d’une femme.
Le couple disparu de sa vue, le capitaine devine, à l’ouïe, les mouvements et les occupations des deux viets : l’installation d’un réchaud ou d’un matériel destiné à la fabrication de thé ou autre préparation culinaire. Ce n’est évidemment qu’une hypothèse, mais en revanche, les sons suivants perçus par l’oreille attentive de l’officier, ne laissent aucun doute sur leur origine.
Le crépitement d’une machine à écrire, utilisée par des doigts compétents, résonne dans le hall voûté. Le dialogue a cessé entre le couple et la cadence de la machine démontre que la femme porte toute son attention à sa tâche. Pendant deux heures, le claquement de la machine ne cesse de retentir que lorsque la secrétaire change ses feuilles. Mattei jubile. Selon toutes probabilités c’est pour lui qu’elle travaille. Il y a de fortes chances pour qu’il récupère les documents qu’elle tape…
Exactement comme l’avait annoncé Kien, l’arrivée des responsables viets s’échelonne entre vingt-deux heures et vingt-deux heures trente. Sans bouger, le capitaine considère qu’il pourra décider de l’attaque en se fiant à son oreille ; le brouhaha confus qu’il perçoit pour l’instant n’a rien d’un colloque. Donc, logiquement, il pourra deviner la naissance du débat et, de ce fait, être sûr de la présence de l’ensemble des participants. Il ne se trompe pas. Au bout d’un moment, le tumulte jacassant fait place à un silence relatif, il est évident que les hommes s’installent.
Mattei dégage sa tête de son madrier et risque un coup d’œil sur la paroi opposée qu’il surplombe. Il bénit Kien. Le tableau qu’il découvre démontre que le jeune Man connaissait et prévoyait la situation dans ses moindres détails. Le capitaine dénombre une dizaine d’hommes alignés, debout contre le mur. Aucun d’entre eux ne lève la tête dans sa direction. Leurs yeux sont fixés vers le centre de la pagode, là où les chefs doivent se trouver installés sur leurs coussins. Les dix hommes qui sont dans le champ visuel de Mattei ne peuvent lui échapper et les autres gardes du corps vont se trouver pris dans le feu croisé de ses compagnons.
De son pistolet mitrailleur, le capitaine déclenche son feu meurtrier. Les viets tombent. Autour de lui, les quatre légionnaires ont ouvert le tir simultanément. Mattei change trois fois de chargeur, s’acharnant sur les hommes à terre. Un survivant pourrait tuer l’un d’eux car dès que les légionnaires vont descendre, c’est vers le centre qu’ils devront se porter. Courageusement, mais stupidement, les deux viets laissés à la porte comme guetteurs, font irruption dans la pagode et sont abattus. Mattei hurle :
« Tous en bas ! »
Dans un ensemble parfait, les cinq légionnaires atterrissent arme au poing, avec une souplesse féline. Ils entourent le groupe central qui n’a pas la moindre chance d’échapper. Pourtant, plusieurs des hommes encerclés cherchent à se saisir d’une arme, contraignant les légionnaires à ouvrir le feu. Neuf viets sont mortellement atteints, les trois derniers et la femme se rendent, levant leurs bras.
Ickewitz, très à l’aise, patauge au milieu des cadavres et des mourants, s’assurant qu’aucun d’eux ne risque de tirer un coup de pistolet. Mattei est fasciné par l’amoncellement de documents éparpillés. Quant à Clary, c’est la femme qui provoque son intérêt ; elle est jeune et jolie, et il la dévisage avec une convoitise mal dissimulée. Fernandez, lui, explore les poches des morts.
« Ickewitz, gueule Mattei, ligote-moi ces quatre Chinois. Klauss, Clary, ramassez tous les papiers que vous trouverez. Et Fernandez, apporte-moi le pognon que tu viens de rafler, répugnant chacal !
– Il n’y a pas de pognon, mon capitaine, je cherchais des documents ou des armes.
– Ce que tu vas trouver, c’est mon pied au cul, si tu ne m’apportes pas le fric !
– La moitié, mon capitaine, marchande Fernandez.
– Partage-le en quatre, après tout, je m’en fous !
– En trois, rectifie Klauss, je ne détrousse pas les morts. »
Poussant devant eux les quatre prisonniers, les légionnaires prennent, dans la nuit, le chemin du retour. Ils retrouvent les chevaux là où ils les avaient laissés. Pour faire marcher les captifs, ils les entravent par les mains, à quelques mètres derrière les montures. S’approchant du capitaine, Clary suggère : « Je peux laisser mon cheval à la gonzesse, mon capitaine. Moi je n’ai rien à eh foutre de marcher à pied.
– Et moi, donc ! Mais surveille-la, et je tiens à te prévenir : si tu cherches à te placer, tu as intérêt à le faire rapidement, parce qu’en arrivant à Cao-Bang, elle gîte au 2e Bureau avec les autres.
– Ah ! On va pas la garder, déplore Clary déçu. Alors, elle a qu’à marcher. »
Il monte sur son cheval sans lâcher la laisse qui tire la fille. La colonne s’ébranle silencieuse sur le sentier qui grimpe vers la Chine. La déclivité abrupte du chemin rend l’ascension pénible pour les bêtes qui souffrent visiblement. Derrière elles, les prisonniers sont contraints, par moments, de se laisser traîner. Plusieurs fois, la fille trébuche et tombe à genoux. Clary, d’un coup sec sur sa laisse, l’oblige à se relever et à reprendre sa marche. Après deux ou trois répétitions de ce manège, Clary, maugréant et pestant contre lui-même, descend de cheval, marmonnant entre ses dents :
« Je suis trop cul, un vrai micheton. (Puis il poursuit à l’adresse de la fille.) Allez, grimpe là-dessus, connasse ! Et arrête de gémir, je pourrais changer d’idée. »
En souplesse, la fille monte sur le cheval, et souriant timidement au légionnaire, elle dit :
« Merci.
– Tu parles français ?
– Évidemment. Tous, nous parlons français. »
Clary active la marche du cheval qui a pris quelques mètres de retard sur le reste de la colonne. Lui-même trotte, haletant, frappant les fesses de l’animal épuisé. Lorsqu’ils ont rattrapé Klauss qui ferme la marche, Clary se porte en avant et saisit le cheval par la bride. Il demande à la fille :
« Tu sais lire et écrire le français ?
– Oui.
– Si j’obtenais l’autorisation du capitaine, tu travaillerais pour nous ?
– Je ne trahirai pas les miens.
– Écoute, imbécile, tu sais ce qui va t’arriver si on te laisse à Cao-Bang ? Ils vont te faire baiser par tout un bataillon de bicots, jusqu’à ce que tu dises tout ce que tu sais. Après on t’expédiera dans un claque, d’où tu ne pourras plus jamais sortir de ta vie. »,
La prisonnière ne se fait aucune illusion sur les motifs qui poussent le légionnaire à lui proposer son soutien. Malgré ses exagérations, elle ne se leurre pas non plus sur le sort qui l’attend.
« Que faudra-t-il que je fasse ? demande-t-elle.
– Écoute-moi, le capitaine est un bon type, je te le garantis. S’il accepte de te protéger, personne ne te touchera, et pour ça, il suffit de lui révéler tout ce que tu sais. De toute façon, d’une manière ou d’une autre, c’est-ce qui arrivera, alors autant éviter le pire… »
Un long moment la fille garde le silence ; elle ne détient pas de secret qui puisse changer quoi que ce soit au combat des siens, et puis, elle pourra toujours tricher. Le principal c’est d’éviter les violences qui la menacent. Le type qui marche à ses côtés s’est montré prévenant, son attitude prouve qu’il cherche à la séduire alors qu’il a la possibilité d’abuser d’elle. Elle a assisté à la scène de pillage ; les réactions de l’officier et du sous-officier, qui s’exclurent du partage, jouent en faveur du groupe dont elle est momentanément la captive.
Le prisonnier qui les précède a entendu le dialogue. En français, il déclare :
« Va avec eux s’ils te le proposent, Tinh, j’en parlerai moi-même à leur chef. »
La fille ne répond pas. La colonne a atteint le sommet du col et s’engage dans la descente.
Le jour n’est pas encore levé lorsqu’ils parviennent à la jeep. Il va falloir tenir à neuf à bord du véhicule et néanmoins ne pas relâcher la vigilance. Tandis que Mattei cherche une solution à ce problème, le prisonnier qui avait parlé à la fille s’adresse à lui :
« Capitaine, je voudrais vous dire un mot.
– Je vous écoute.
– Tinh Lang, notre secrétaire, est étrangère à toutes nos activités. Elle nous a rejoints il y a juste un mois. Nous l’avons employée à cause de ses capacités de dactylo, mais elle se contente de taper des notes auxquelles elle ne comprend rien. Vous connaissez le sort de ceux qu’on cherche à forcer à dire ce qu’ils ignorent. Surtout lorsque ce sont des femmes.
– Je n’emploie pas les méthodes auxquelles vous faites allusion.
– C’est pour ça que je vous demande de ne pas la livrer à ceux qui les emploient.
– Qu’est-ce qui vous prouve ma sincérité ?
– Appelons ça de l’intuition. Si je me trompe, tant pis pour elle. »
Mattei n’a pas la moindre envie de s’embarrasser d’une fille, surtout jolie. Il imagine les sources de tracas, qu’une telle présence risque de créer à Ban-Cao. En revanche, la proposition du chef viet peut la tirer d’un grand embarras. Sur l’opération fructueuse qu’il vient de mener à bien, le capitaine va devoir rendre des comptes. On va le mettre en demeure de donner la source de son information, et en aucun cas, il ne veut compromettre Kien. D’une part, parce qu’il peut attendre de lui d’autres renseignements, d’autre part parce que des fuites éventuelles auraient pour le jeune Man les pires conséquences. Soudainement décidé, Mattei répond :
« Il y a un moyen, un seul, c’est que la fille accepte de passer pour notre informatrice. Je la signalerai dans mon rapport, ce qui me permettrait d’en exiger la garde. En revanche, avant une semaine, tous vos copains seront avisés et persuadés de sa culpabilité. Je vous autorise à la prévenir. Si elle nous suit, elle change de camp sans aucun espoir de retour dans le vôtre. »
Le viet semble un moment perplexe. Pour sa race, il est très grand, il se tient droit, ses mains entravées n’enlèvent rien à la noblesse de sa silhouette. Il reprend sur un ton résigné :
« Je suppose que je n’ai pas non plus de grandes chances de rejoindre les miens.
– Je crains que non.
– Si je refuse de parler, je serai supplicié jusqu’à la mort. Si je parle, je serai ensuite sommairement exécuté.
– Je ne veux pas le savoir.
– Je ne vous prenais pas pour un lâche. »
Singulièrement, Mattei conserve son calme.
« Je ne pense pas être un lâche, mais je ne suis pas le Bon Dieu, je ne suis qu’un capitaine responsable d’une compagnie. Chez moi, les méthodes auxquelles vous faites allusion et que vous êtes les premiers à employer, sont exclues et bannies. Mon pouvoir s’arrête là. »
Le chef viet semble un instant plongé dans un abîme de réflexions. Enfin, il poursuit amèrement :
« Si vous employez avec la petite votre procédé classique qui consiste à « mouiller », comme vous dites, vos adversaires pour en faire des partisans engagés, pouvez-vous au moins vous porter garant de sa sécurité ? Elle n’a pas seize ans. »
L’attitude du viet intrigue Mattei.
« Le sort de cette gosse paraît vous tenir particulièrement au cœur.
– C’est ma fille.
– Je vous donne ma parole que rien de fâcheux ne lui arrivera tant qu’elle acceptera de demeurer parmi nous.
– Elle acceptera si vous me laissez lui parler. »
Le chef viet n’échange que quelques mots avec sa fille avant de rejoindre le groupe. Mattei fait installer les trois prisonniers à plat ventre sur le capot de la jeep. Il les attache soigneusement, moins par crainte qu’ils ne cherchent à s’enfuir que pour les préserver d’une chute. Ensuite, le capitaine donne l’ordre de détacher la jeune fille et la fait installer à l’arrière, entre Ickewitz et Fernandez. Klauss reprend le volant, tandis que Clary, imitant les gestes que Kien avait faits à l’aller, précède à pied le véhicule pour le guider sur l’étroit sentier.
Dès qu’ils parviennent au chemin, Clary se tasse auprès du capitaine et la jeep repart lentement.
Au barrage de Soc-Giang, Mattei déclare aux sentinelles qui contemplent, interloquées, l’étrange équipage :
« Prévenez l’O. R. du 2e bataillon à Cao-Bang. Signalez-lui que je lui amène trois clients de luxe et des documents. »
Lorsque le commando arrive à Cao-Bang, le jour est levé. La jeep n’a pas plus tôt franchi la porte de la cour du quartier, que l’officier de renseignements, accompagné du chef de bataillon R… se précipitent, intrigués par le message qu’ils viennent de recevoir. Mattei connaît personnellement l’O. R., le lieutenant K…
« Je t’amène du gros gibier, déclare-t-il. Vraisemblablement A. X. 1 » (les lettres A, B, C, désignent la position hiérarchique d’un prisonnier, A en est le sommet et X est généralement attribué à un supérieur ennemi dont on suppose qu’il ne parlera pas, les chiffres 1,2, 3,4 signalent, dans l’ordre, la valeur des renseignements que possèdent vraisemblablement les prisonniers).
Lorsque Mattei a annoncé à l’officier de renseignements « probablement des A. X. 1 », cela signifiait en langage clair : « Ce sont des huiles, mais vous n’en tirerez rien. »
« En revanche, poursuit le capitaine, j’ai eu la chance de mettre la main sur un paquet de documents qui vous en apprendront sûrement plus que ces trois lascars.
– Qu’est-ce que c’est encore que cette salade, Mattei ? interroge le commandant. Où avez-vous perpétré ce commando ? En dehors de votre secteur, en tout cas… Lemoine est venu me raconter une histoire à dormir debout ; il est aux arrêts pour vous avoir laissé passer.
– Mon commandant, interrompt l’O. R. qui a déjà plongé son nez dans les paperasses étalées sur le capot de la jeep, je crois que nous tenons des renseignements de tout premier ordre.
– Évidemment, le bilan va encore vous sortir d’un mauvais pas, Mattei. Mais, méfiez-vous, la chance n’est pas éternelle. Et puis, qu’est-ce que c’est que cette fille que vous trimbalez ?
– Mon informatrice, mon commandant. C’est grâce à elle que j’ai pu mener à bien cette mission. »
Aucun doute n’effleure le chef de bataillon à ce sujet. Il fallait bien que Mattei tire ses renseignements de quelqu’un pour réussir une opération de cette envergure. Le capitaine ne cherche pas à prolonger le dialogue.
« Bien, commandant. Si vous m’y autorisez, je regagne Ban-Cao. Je vous transmets un rapport dans les plus brefs délais », conclut-il.
Avant que la jeep ne s’éloigne, le chef viet se dégage d’une brusque secousse de l’étreinte légère du légionnaire qui le retenait distraitement, et, se courbant vers l’arrière de la jeep, il crache au visage de sa fille. Il est aussitôt tiré violemment en arrière et reçoit un coup de poing qui l’envoie par terre. Mattei, d’un signe, ordonne à Klauss de poursuivre le chemin.
Dès que la jeep quitte la cour du quartier, le capitaine se retourne vers la jeune fille :
« J’espère que vous avez compris les raisons de son geste ? » demande-t-il.
La jeune Tonkinoise acquiesce d’un signe de tête :
« Il m’avait prévenue qu’il le ferait, quand il m’a parlé tout à l’heure. Il m’a dit que ce serait son adieu, son dernier geste d’amour envers moi. »