9.

 

 

 

À LAUBE du 22 janvier, la sentinelle du poste Bofelli est tirée de sa torpeur par l’éclatement d’une fusée jaune lancée de la banque. Il est cinq heures trente du matin. La signification de ce tir est connue de tous : les coloniaux réclament un contact radio immédiat. La sentinelle ne quitte pas son poste mais prévient l’un des trois légionnaires qui dorment dans la pièce.

« Raymond, va prévenir le radio, les coloniaux veulent parler. »

Raymond sort facilement d’un sommeil léger ; il va se tremper la tête dans un seau d’eau, agrafe son short et sa chemise, et quitte la pièce d’un pas traînant.

Le poste de radio est installé dans le bâtiment central. Malgré l’exiguïté de la pièce, deux techniciens y dorment par roulement. À l’arrivée de Raymond, ils sont occupés à réchauffer une gamelle de thé.

« La Coloniale vient de tirer une fusée jaune, annonce Raymond. Vous devriez-vous mettre à l’écoute. »

L’un des deux radios s’approche du poste, soulève un petit levier de bakélite, et se lance dans la rituelle litanie :

« Oncle Tom » appelle « Financiers » – « Oncle Tom » appelle « Financiers » – À vous. »

Le radio délivre le levier qu’il actionnait par pression sur le manche du micro et attend la réponse, qui ne vient pas. Indifférent il allume une cigarette à l’aide d’un briquet zippo, puis il reprend sur le même ton monocorde :

« Oncle Tom » appelle « Financiers » – « Oncle Tom » appelle « Financiers » – À vous. »

Cette fois, les coloniaux répondent. La communication est imparfaite comme chaque fois qu’ils n’émettent pas du toit de la banque.

« Ici « Financiers ». Je vous reçois 3 sur 5. Comment me recevez-vous ?

– Je vous reçois également 3 sur 5. À vous. »

Une voix qui n’a pas l’habitude des échanges radio, reprend alors :

« Ici le caporal-chef infirmier Leroyer. Nous avons deux malades qui nous inquiètent. Il paraît que vous avez un médecin. Pouvez-vous me mettre en communication avec lui ? À vous. »

Les trois hommes s’interrogent du regard. Cela dépasse leur compétence. Le radio opérateur prend l’initiative.

« Il est cinq heures cinquante. Reprenez le contact à six heures. Nous avisons.

– On a un toubib ici ! interroge la sentinelle.

– Affirmatif ! Mon pote, réplique le deuxième radio. L’ennui, c’est qu’il ne veut pas entendre parler de médecine. »

 

Trois minutes plus tard, le radio est au garde-à-vous devant le lieutenant de Franclieu auquel il expose l’incident.

« Allez prévenir Osling, répond Franclieu, mal réveillé. S’il rouspète, dites-lui que c’est un ordre. Je vous rejoins. »

Osling proteste, mais obtempère néanmoins.

Lorsqu’il arrive au poste radio il est six heures précises et le contact est déjà établi. Osling prend le micro et annonce :

« Ici sergent-chef Osling, je vous reçois bien. Je vous écoute. À vous.

– J’ai demandé à parler à un médecin. Ici l’infirmier Leroyer. À vous. »

Osling jette un regard circulaire sur les trois hommes attentifs qui le dévisagent. Le lieutenant de Franclieu vient d’entrer. Déguisant mal sa mauvaise humeur, Osling déclare enfin :

« Je suis médecin. À vous.

– Ah ! Pardon, major, j’avais mal compris, commence l’infirmier. Voilà : on a deux types qui dégueulent depuis hier soir et ils affirment qu’ils n’ont rien bouffé en douce, et puis ils disent qu’ils ont mal partout.

– Écoutez, répond Osling, il m’est impossible de me prononcer sans les voir. N’avez-vous pas remarqué d’autres symptômes ?

– Non, major. Ils dégueulent, c’est tout.

– Cessez de m’appeler major, non d’un chien ! hurle Osling hors de lui. Étudiez vos gars, prenez leur température et observez-les jusqu’à huit heures. On avisera.

– À vos ordres, mon capitaine. Terminé », conclut l’infirmier, ahuri par le coup de gueule d’Osling.

À huit heures, le dialogue de sourds reprend.

« Il y a du nouveau, annonce l’infirmier.

– Je vous écoute.

– Ils ont la chiasse.

– Ça ne prouve rien. La température ?

– On y a pas pensé. »

À dix heures, nouvelle vacation. Un troisième soldat a été atteint par les mêmes symptômes.

Toute la journée les contacts se poursuivent d’heure en heure sans qu’il soit possible à Osling de se faire une opinion. Enfin, vers vingt heures une précision l’inquiète.

« Il y a du nouveau, annonce l’infirmier. Il y en a un qui a la gueule comme un fromage…

– Quel genre de fromage ? questionne Osling. Observez bien, c’est important.

– Je l’ai pas vu moi-même, je vous passe le lieutenant.

– Ici Colin, annonce le lieutenant. Effectivement, l’un des malades a le visage piqueté et tacheté, mes hommes ont parlé de roquefort. C’est assez vrai. »

Osling réfléchit un instant, puis sans quitter le lieutenant de Franclieu des yeux, il reprend :

« Je vais tenter de venir dès que la nuit sera tombée. Si j’obtiens l’autorisation de mes supérieurs.

– C’est grave ? interroge Colin.

– Comment voulez-vous que je le sache ? C’est pour m’en rendre compte que je vais essayer de vous rejoindre. Terminé. »

Franclieu interroge à son tour Osling.

« Vous avez un diagnostic dans la tête pour encourir un tel risque ! C’est grave, je suppose ?

–  Écoutez, mon lieutenant, je suis obligé d’envisager le pire. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’aller me rendre compte. Laissons le diagnostic pour plus tard.

– Vous pouvez au moins me dire à quoi vous pensez quand vous parlez du pire.

– À rien de précis, mon lieutenant. Si vous m’autorisez à sortir, j’aimerais prendre cinq légionnaires avec moi pour me servir éventuellement de brancardiers au retour. »

 

Quelques instants plus tard, Osling et cinq légionnaires s’enduisent le visage et les pieds de cirage et s’habillent en noir avec des défroques d’uniformes viets récupérés sur des morts. Puis, pourvus seulement d’un armement léger, ils se glissent dans la nuit, pieds nus, à cinq mètres de distance les uns des autres. Ils parviennent à la banque sans avoir été repérés, et aussitôt Osling se fait conduire auprès des malades. Un coup d’œil lui suffit pour s’apercevoir qu’il ne s’était pas trompé. Il marmonne entre ses dents :

« Nom de Dieu ! Il ne manquait plus que cela. »

Derrière lui, le lieutenant Colin anxieux attend le verdict. Osling prend le poignet de l’un des malades et compte les pulsations. Puis il tape sur l’épaule du malheureux et lui déclare en souriant :

« On va te "tirer de là, te fais pas de bile. Vous allez partir en vacances tous les trois. On peut dire que vous êtes vernis. »

Osling se retourne vers le lieutenant et lui fait signe de le suivre.

« Faites préparer trois brancards, dit-il. On va les évacuer sur la Cotonnière. »

Dès qu’ils sont sortis de la pièce, Osling poursuit :

« C’est la vacherie, mon lieutenant. Le choléra. Il faut les évacuer sur Hanoï coûte que coûte, et se faire parachuter des rappels de vaccins pour chacun de nous. Quant à vos trois rombiers, à moins d’un miracle, ils sont foutus.

– Vous êtes sûr de votre diagnostic ?

– Aucun doute ! »

Les trois brancards sont dépliés en quelques instants, et le petit groupe s’enfonce à nouveau dans la nuit. Comme à l’aller, ils ont la chance de n’être pas repérés et ils regagnent sans encombre la Cotonnière.

Mulsant et Franclieu sont mis aussitôt au courant de la situation et le P. C. d’Hanoï est averti du danger qui menace les deux compagnies de Nam-Dinh vers vingt-deux heures. Quelques minutes avant minuit, la réponse arrive : On parachutera des rappels de vaccin sur la Cotonnière, à l’aube. En ce qui concerne les trois malades, impossible d’envisager leur évacuation. Une embarcation à moteur serait repérée dans le canal de Nam-Dinh et n’aurait aucune chance de parvenir jusqu’à l’appontement de la Cotonnière.

Mulsant, Franclieu et Osling rejoignent un groupe de sous-officiers au foyer improvisé et se font déboucher des bouteilles de bière. La nouvelle a transpiré, créant une atmosphère lourde que le mutisme des officiers n’apaise pas. Enfin Osling déclare :

« Ces trois types vont peut-être mettre une semaine à crever. On ne va tout de même pas les regarder sans rien faire.

– Médicalement, il n’y a rien à tenter sur place ? interroge Mulsant.

– Rien. La maladie est trop avancée. Même si on pouvait les évacuer sur Hanoï, leur situation resterait critique. Le seul système est d’essayer de leur faire gagner le fleuve Rouge. Là, les marins pourraient les prendre en charge sans risques.

– Quelle est au juste votre idée, Osling ? Précisez.

– C’est simple. En une heure ou deux on peut bricoler un radeau sommaire. Deux légionnaires peuvent essayer, dans la nuit, de descendre le canal, sur les deux kilomètres qui nous séparent du fleuve. À l’aube ils seraient à l’embouchure et pourraient prendre contact avec une embarcation rapide venue d’Hung-Yen.

– C’est risquer la vie de deux hommes pour en sauver trois, constate Mulsant.

– Vous semblez ignorer une chose, mon lieutenant : l’agonie de trois cholériques ne passera pas inaperçue au sein de la compagnie. Ça va créer une psychose, les légionnaires vont se découvrir des symptômes imaginaires et se croire atteints. Le moral du camp tout entier va être menacé. J’ai connu ce genre de situation. Je ne souhaite pas la revoir.

– C’est bon, conclut Mulsant. Vous avez sans doute raison. Organisez l’évacuation comme vous l’entendez. »

 

Sans prendre le temps de finir sa bière, Osling se précipite au poste radio et alerte Hung-Yen. Il a fait mentalement un rapide calcul. Deux heures pour construire un radeau. Sans incidents, le courant aidant, le radeau peut parcourir la longueur du canal en deux autres heures. En commençant le travail à minuit, on peut fixer le contact à quatre heures trente, le jour ne sera pas encore levé.

Hung-Yen répond qu’un L. C. T. peut se trouver au rendez-vous au milieu du fleuve Rouge à quatre heures trente précises ; il attendra l’esquif jusqu’à l’aube.

Osling va alors réveiller les six hommes auxquels il a pensé pour entreprendre la construction du radeau. Il y a parmi eux un charpentier et deux marins. Le matériel ne manque pas, et il faut moins des deux heures prévues à la petite équipe pour confectionner une embarcation stabilisée par six bidons disposés aux extrémités de trois balanciers.

Reste à choisir les deux légionnaires qui convoieront les malades. Les deux marins constructeurs se sont portés volontaires, mais l’un d’eux est écarté par Osling car il est gradé. L’autre, Félix Baucher, un Belge d’Anvers, est agréé ; c’est lui qui propose son coéquipier.

« Roux Émile. Vous savez, chef, c’est le petit Breton de la section Jung. Il n’est pas lourd, mais il a fait les morutiers à Audierne… et puis, je l’aime bien », ajoute-t-il pensif.

Osling comprend. C’est comme si Baucher avait déclaré : « J’aime autant crever avec lui qu’avec un autre. »

« C’est bon. Va le réveiller », déclare-t-il simplement.

Il n’est pas tout à fait deux heures du matin lorsque l’embarcation est mise à l’eau depuis l’appontement. Les trois contagieux sont étendus au centre de l’esquif sur des matelas pneumatiques. Ils réalisent mal l’entreprise des légionnaires, mais ils n’ont pas la force de réagir. On leur a seulement recommandé de rester silencieux et de ne se plaindre en aucun cas.

 

Par chance, la nuit est noire. Les hommes qui ont aidé à la mise à l’eau et à l’installation des malades n’ont pas prononcé une parole. Le radeau gagne le milieu du canal sans attirer l’attention de l’ennemi.

L’embarcation glisse bien, Baucher à l’avant ne donne que de rares coups de pagaie, laissant le courant les entraîner en silence. À l’arrière, Roux fait gouvernail. Il tente de maintenir l’esquif au milieu du canal, devinant les rives plus qu’il ne les distingue.

Les fesses des deux légionnaires trempent dans l’eau mais les malades sont protégés par l’épaisseur des matelas pneumatiques. Après une demi-heure, Baucher aperçoit, sur la rive droite, un feu qui projette une tache de lumière sur l’eau. Il se retourne vers Roux qui murmure simplement : « Vu. On contourne. »

Inconscient du danger, l’un des blessés se met à geindre et demande à boire. Roux lui plaque sa main sur la bouche et, s’approchant de son oreille, il chuchote entre ses dents crispées :

« Ta gueule, tu m’entends, ta gueule ou je te balance à la baille. »

Puis il trempe un mouchoir dans l’eau du canal et le plaque sur la bouche du mourant.

À hauteur du feu, les légionnaires distinguent les silhouettes des viets. Le radeau longe la rive opposée pendant une centaine de mètres, puis regagne silencieusement le milieu du canal. La progression se poursuit sans incidents, mais le temps passe et l’aube se lève lorsque Baucher constate que le canal s’élargit. Encore dix minutes et, dans la lumière du petit matin, les légionnaires distinguent parfaitement l’embouchure du fleuve Rouge. Bien au centre du fleuve l’embarcation de la marine les attend. Alors ils changent de tactique et se mettent à ramer de toutes leurs forces.

Le L. C. T. est repéré avant eux et un tir d’armes automatiques est dirigé contre lui de la berge. À cette distance les marins ne risquent pas grand-chose, mais il est évident que le radeau ne pourra pas les atteindre. L’enseigne de première classe Legouhy prend alors la décision qui va lui valoir les arrêts de rigueur. Il enfreint les ordres formels qu’il a reçus et se porte à la rencontre de l’esquif, exposant dangereusement son embarcation. En quelques minutes, il rejoint le radeau, mais le transbordement doit s’effectuer sous un feu d’enfer. Les malades ne sont pas atteints, mais Baucher est frappé d’une balle en pleine tête et coule à pic dans l’eau boueuse. L’un des marins est grièvement blessé, ce qui aggravera le cas de l’enseigne. Enfin, le L. C. T. s’éloigne, laissant le radeau se balancer dans son sillage.

À bord, Roux se tient debout, les mains derrière le dos. Il a remercié d’un mot l’enseigne qui a simplement hoché la tête et répondu :

« Vous vous en êtes bien sorti, vous êtes marin ?

– Je suis d’Audierne.

– Ah ! Et votre copain ?

– Il était d’Anvers.

– Pas de chance. Désolé, mon vieux. »

L’un des trois malades ne parviendra pas vivant à Hung-Yen. Les deux autres survivront.

En compensation du blâme qu’il reçut de ses supérieurs, l’enseigne de vaisseau de première classe Legouhy fut élevé au rang de légionnaire d’honneur par le 3e Étranger.

Dans la matinée du 23 janvier, le vaccin est parachuté sur la Cotonnière. Une patrouille perdra un homme en transportant les ampoules destinées à la banque, puis ce sera, de nouveau, la monotonie du siège.

Les deux compagnies de Nam-Dinh repousseront tous les assauts viets jusqu’au 13 mars, date à laquelle elles seront relevées par un effectif beaucoup plus important. Le siège aura coûté à la 4e compagnie du 3e Étranger une vingtaine de morts et autant de blessés.

La Légion aura tenu le camp retranché de la Cotonnière pendant deux mois et six jours.