29.

 

 

 

TANDIS qu’à Ban-Cao Mattei exécute sa mission avec un acharnement têtu et se force à fermer les yeux sur tout ce qui ne concerne pas son objectif immédiat, à l’échelon supérieur la situation pourrit, se dégrade, empire. Des bataillons entiers sont cachés maintenant dans la jungle. Les premières pièces d’artillerie ont fait leur apparition dans les rangs de l’ennemi. Sa proie est installée au centre du piège, il ne reste plus au Viet-minh qu’à le refermer progressivement.

L’insécurité de la R. C. 4 s’accroît jour après jour. Le cordon ombilical qui relie Lang-Son à Cao-Bang est devenu une artère sanglante. À partir de la mi-1948, un convoi sur deux est attaqué, et tous ceux qui empruntent la route ont l’impression, au départ, de jouer leur vie à pile ou face.

 

5 juin 1948. Lang-Son, quatre heures du matin. Comme toutes les fois où un convoi est prévu pour Cao-Bang, La Mère casse-croûte a ouvert à trois heures trente. Elle a préparé un chaudron de thé, des bouteilles d’alcool de riz et toutes sortes de camelote qu’elle va vendre aux légionnaires avant leur départ. Ce qui vaut dix piastres à Lang-Son en vaut vingt à Cao-Bang, quarante à Bac-Kan. Cet état de choses rend le commerce fructueux, et, quelles que soient les denrées que la Tonkinoise est parvenue à stocker, elle est-certaine de s’en défaire à l’aube.

Ce jour-là, le convoi est considérable. Plus de cent véhicules (G. M. C., Dodge, command-car, pick-up). L’équipe de protection comprend plusieurs blindés d’escorte : scout-cars, half-tracks, chars M 5. De chez La Mère casse-croûte, on distingue, dans la nuit claire, la colonne immobile qui s’étend sur plus de cinq cents mètres. Une dizaine de légionnaires sont déjà là, dégustant de l’alcool de riz ou du thé, marchandant leurs éventuelles acquisitions. Ils sont gais, insouciants. La mort est leur métier : ils ne pensent pas à la mission qui les attend.

Le caporal suédois Thomas Shiermer rejoint à une table le sergent Meunier. C’est le sixième convoi que les deux hommes effectuent ensemble. Deux fois ils ont été attaqués, deux fois ils s’en sont sortis miraculeusement. Shiermer est un remarquable chauffeur, il conduit un G. M. C. Le sergent sert, à la fenêtre, un fusil mitrailleur.

Entre eux, sur la banquette du camion, s’intercale un troisième légionnaire : le chargeur, dont la mission consiste à passer des munitions aux tireurs en cas d’attaque. Des trois hommes, en principe, c’est lui le moins exposé. Pourtant, lors du dernier convoi il a été tué sur le coup. C’était un Anglais, il s’appelait Gérald Ross.

Shiermer pose sur la table deux gobelets de thé brûlant et il extrait à l’aide de ses dents, le bouchon d’une bouteille qu’il tient à la main. Puis il verse une large rasade d’alcool blanc dans chaque gobelet :

« La vieille m’a foutu trente boîtes de singe, et cinq litres de gnôle dans un carton, on les prendra en sortant, annonce-t-il.

– Parfait, approuve Meunier.

– Au fait, sergent, on vous a désigné le nouveau chargeur ?

– Oui, mais je ne l’ai pas encore vu. Il n’est arrivé qu’hier soir, directement de Bel-Abbès, via Haïphong. C’est un bleu, un jeune, il a couché au centre de triage. Le capitaine, chef de convoi, doit nous l’amener directement au véhicule.

– Un bleu ? Mais ils sont dingues ! Ils savent que nous roulons sur « bikini » aujourd’hui.

– Non seulement ils le savent, mais je l’ai rappelé au capitaine, il m’a répondu qu’il n’avait rien à en foutre. Que le gus avait fait ses classes à Bel-Abbès, qu’il était donc compétent. Quant au fait qu’il roule sur « bikini » pour sa première sortie, il trouve ça parfaitement normal. »

L’appellation « bikini » est un exemple type de l’humour de la Légion étrangère. Elle désigne les camions dont le chargement – carburant ou munitions – explosera à la première balle reçue sans laisser aucune chance de survie à ses occupants.

 

Un légionnaire pénètre dans le bistrot. Il est d’une extrême jeunesse. Ses traits d’adolescent s’accordent mal avec son képi blanc et son uniforme neuf. Il jette un regard circulaire et s’approche d’un groupe d’hommes auxquels il pose visiblement une question. L’un des légionnaires désigne la table de Meunier ; timidement le jeune homme s’en approche, puis il salue le sergent et déclare, au garde-à-vous :

« Légionnaire Blondeau, François. Désigné par le chef de convoi pour votre véhicule, sergent.

– Oui, je sais, assieds-toi, tu veux boire un coup ? »

L’adolescent remercie, acquiesce et s’assied.

« Voilà le caporal Shiermer, ajoute Meunier, c’est notre chauffeur, un as. »

Le jeune légionnaire se relève et à nouveau se fige dans un salut spectaculaire.

« Arrête ce cirque, interrompt Shiermer, je ne suis pas général de brigade. Assieds-toi et trinque avec nous. »

Blondeau accepte le thé mais refuse l’alcool. Un peu honteux, il s’excuse :

« Pour moi il est trop tôt. Dans la soirée, je ne dis pas…

– Personne ne te force », réplique gentiment Meunier.

Les deux vétérans sont conscients du malaise du jeune garçon. En d’autres circonstances ils en auraient vraisemblablement profité pour lui infliger quelques brimades rituelles. Mais la situation ne s’y prête guère. Et au contraire, ils cherchent à créer une ambiance amicale. Le jeune bleu prend peu à peu une assurance timide ; après quelques échanges anodins, il déclare :

« Il paraît que nous allons rouler sur « bikini » ? C’est épatant ! » Les deux gradés se dévisagent en silence. « Qui est-ce qui t’a raconté ça ? – Un grand rouquin et deux autres types. Ce sont eux qui m’ont dit que je vous trouverais ici. Le rouquin a ajouté : « Tu vas rouler avec le sergent Meu-« nier, sur un « bikini » ! Pour ton premier convoi, « tu as du pot ! Tu dois être vachement pistonné. » Shiermer va parler ; d’un geste le sergent l’interrompt :

« C’est vrai, il a raison, tu es verni. On appelle « bikini » les G. M. C. qui sortent de révision. Le nôtre tourne comme une horloge, tu verras. (Meunier poursuit, s’adressant au Suédois :) Tu restes un moment avec lui, j’ai une course à faire. »

Le jour se lève quand il sort du bistrot. En moins d’une minute, le sergent repère le rouquin qu’il connaît bien. Il l’attrape par l’épaule, le fait pivoter, et lui assène son poing sur l’œil de toutes ses forces. Surpris, l’homme effectue quelques pas en marche arrière avant de tomber groggy. Le sergent s’approche et déclare tranquillement :

« Veux-tu que je te dise, Hans ? Tu gagnes à être connu. Chaque jour on s’aperçoit que tu deviens encore plus marrant que la veille. »

Puis, il se retourne et regagne le bistrot d’un pas tranquille.

 

Comme d’habitude, jusqu’à That-Khé, c’est une promenade. La chaleur n’est pas encore gênante, une embuscade improbable. Le G. M. C. conduit par les mains expertes de Shiermer roule en quatrième position, précédé par un half-track et deux autres camions. Dans la cabine, les deux gradés plaisantent. Le jeune Blondeau cherche désespérément à adopter leur ton, mais il n’y parvient pas. Il est évident qu’il est paralysé par la peur. Les efforts qu’il fournit pour ne pas le laisser paraître sont silencieusement appréciés par ses compagnons. That-Khé dépassé, Blondeau a épuisé ses ressources nerveuses, il finit par demander :

« Sergent, la première fois, vous avez eu peur ? »

Le Suédois éclate d’un grand rire qui lui secoue la panse.

« Parce que tu t’imagines qu’aujourd’hui on n’a pas peur ? On est des hommes comme toi, rien d’autre. Quand il y a du danger quelque part, on a peur. Seulement, avec l’habitude, on apprend à y penser moins, c’est tout. »

Sur ce point au moins, Blondeau paraît rassuré.

« Tant mieux, dit-il, parce que j’aime mieux vous l’avouer, depuis le départ, je pète de trouille, et je craignais d’être un lâche.

– Tu sais ce que tu devrais faire, tranche Meunier. Oublier les principes de ta maman, et te farcir un bon coup de gnôle. »

Le sergent débouche la bouteille et la tend au jeune légionnaire qui s’en empare ; dans une grimace, il avale une large rasade.

« Tu vois, je suis sûr que ça va déjà mieux.

– Je crois.

– Dis donc, tu sais au moins ce que tu as à faire si par hasard on est attaqué ?

– Ne vous inquiétez pas, sergent, je tiendrai le coup.

– Bon, maintenant, pense à autre chose. Tiens, par exemple, raconte-nous la dernière gonzesse que tu as baisée. »

Pour la première fois depuis le départ, un mince sourire se dessine sur le visage de l’adolescent.

« J’aimerais mieux l’avant-dernière », dit-il.

Meunier flaire la bonne histoire. En plus, il est prêt à tout pour distraire le jeune légionnaire.

« Rien à faire, la dernière ! C’est un ordre !

– C’est que ça n’est pas bien glorieux. C’était sur le bateau, une A. F. A. T.

– Et alors, intervient le Suédois, sans relâcher l’attention qu’il porte à la route. Y’a pas de mal à ça.

– C’est que ça n’était pas précisément une jeunesse, avoue Blondeau.

– Comment elle s’appelait ? interroge Meunier.

– Je ne sais même pas. Ses copines l’appelaient « la doyenne ».

Les deux gradés partent dans un rire énorme.

« Denise ! lance le Suédois. Denise, la vieille salope ! Elle a toujours pas décroché. »

À son tour, Blondeau rit maintenant de bon cœur. Sa peur semble s’être évanouie.

« Vous la connaissez ?

– Tu parles ! Tu pissais encore dans tes langes qu’on la tringlait déjà ! Pas vrai, sergent ?

– Ah, ça, pour sûr ! approuva Meunier. Celle-là quand on va la foutre à la retraite, elle fera la sortie des orphelinats. »

Ça y est ! C’était aussi simple que cela. Maintenant les trois hommes plaisantent grossièrement. Ils pensent à autre chose. C’est le secret. On ne peut pas, on ne doit pas avoir peur douze heures de suite. On deviendrait fou. Et puis, les « vacheries », les points à redouter, Shiermer et Meunier les connaissent par cœur. Ils savent les franchir. On avale un coup de gnôle, on jette son mégot, et on serre les dents. Ça dure cinq ou dix minutes, et immédiatement après on rallume une cigarette, on avale un nouveau coup de gnôle, et on recommence à déconner.

 

Ces vacheries, ils en ont déjà passé quatre aujourd’hui. Le col des Ananas, les gorges de Bam-Bu, le tunnel de Na-Cham, et le col de Loung-Phaï. Ils viennent de traverser Dong-Khé, ils s’apprêtent à attaquer le cinquième « merdier » : le col de Nguom-Kim. Au sommet, il y a une centaine de mètres de plat avant de replonger. Sur la gauche, du côté de Shiermer, c’est un vertigineux précipice. Sur la droite, le flanc de la montagne continue de grimper, couvert de végétation et de rochers.

Shiermer est gêné par la moiteur de ses mains. Meunier et Blondeau se taisent, les nerfs tendus. Les véhicules de tête sont déjà engagés dans la descente. Ils sont tirés d’affaire. Dans une minute ou deux ce sera leur tour ; alors, ils pourront à nouveau respirer.

Comme d’habitude, la tactique des viets est parfaite. Ils ouvrent le feu sur le moteur du camion de Shiermer. Le half-track d’escorte, avec ses armes lourdes, est trop en avant pour venir en aide. Et si les rebelles parviennent à immobiliser le G. M. C. avant qu’il ne gagne la pente, c’est gagné pour eux. Derrière, toute la colonne sera contrainte de s’immobiliser. Le carnage pourra commencer.

De la fenêtre du G. M. C., le sergent fait feu au hasard. Blondeau a conservé son calme et lui passe les munitions. Le moteur du camion commence à flamber. Son élan devrait lui permettre de gagner la pente, mais l’un des pneus avant a éclaté, les roues prennent la direction de la droite, vers le flanc montagneux. Si Shiermer laisse faire, c’est en travers de la piste que va s’immobiliser le véhicule. C’est la catastrophe.

Alors, de toutes ses forces, le Suédois braque vers la gauche – vers le vide. Il doit se lever à moitié pour s’aider du poids de son corps dans cette poussée furieuse sur le lourd volant. Par terre, la jante à nu crisse sur la pierraille, mais elle finit par céder, et le G. M. C., mollement, oblique vers le précipice. Shiermer gueule : « Sautez ! Sautez vite tous les deux ! » Meunier a compris. Si le Suédois lâche le volant, le camion se redresse et s’arrête. Il hurle à son tour : « Shiermer ! Non, Shiermer !

– Saute, nom de Dieu ! Saute avec le gosse ! » Meunier obéit instinctivement. Il saute en tirant Blondeau par le bras. Contre le remblai, les deux légionnaires sont hors d’atteinte du tir ennemi. Par la porte ouverte du camion, ils voient le Suédois. Shiermer est maintenant couché sur le volant, crispé par l’effort. Vingt centimètres. Dix centimètres. Puis le camion plonge dans le précipice, libérant la route derrière lui. L’explosion déchire la vallée ; dans un gigantesque éboulis, les pierres giclent, volent dans tous les sens. Mais le camion suivant reprend de la vitesse, il ralentit à peine au passage pour récupérer Blondeau et Meunier qui se tassent dans la cabine. Faisant feu de toutes les issues des véhicules, le convoi progresse.

Les viets n’avaient pas prévu qu’ils échoueraient en essayant de bloquer le quatrième camion. Le sacrifice d’un homme vient d’en sauver près d’un millier.

Thomas Shiermer fut décoré de la Légion d’honneur à titre posthume. On ne retrouva même pas sa plaque d’identité dans les débris du G. M. C. éparpillés dans un rayon de cent mètres.