CHAPITRE PREMIER

Thésa courait. Elle courait comme un canard dont on vient de trancher la tête et qui fait encore quelques pas avant de s’effondrer. Dans quelques secondes ses poursuivants allaient la rejoindre et lui couperaient la tête à elle aussi. Comme à un canard.

Peut-être était-ce mieux ainsi. Elle ne supportait plus cette existence insipide, sans tendresse, sans joie, sans amour… Vide !

Elle entendit un cri étouffé et pensa que son bourreau levait déjà son sabre au-dessus de sa tête.

Mais rien ne se passa. Elle continua à courir.

* *
*

Son couperet à la main, Ronko débouche à l’air libre comme poussé par une main géante. À son index gauche il avait passé la bague-retour. Les deux colosses arrivèrent sur lui. Ils marquèrent un temps d’hésitation car sa présence n’était pas prévue dans le script.

— Tire-toi de là ! hurla le premier. Tu vois bien que tu es dans le champ.

Il n’eut pas le loisir d’en dire plus. Ronko lui plongea son couperet en plein cœur.

Le second ouvrit des yeux stupéfaits.

— Mais… mais…

Il parvint à bloquer le premier coup du rouquin.

— Mais pourquoi as-tu fait ça ? Et d’abord d’où sors-tu ?

Ronko savait qu’il n’avait pas le choix. Il avait déjà tué deux hommes, il lui fallait en tuer un troisième. Il n’était plus acteur, mais intrus comme Vanky et il allait être traqué sans merci. Il feinta un coup de poing et frappa de taille. La lame du couperet s’enfonça à la base du cou, en biais, ouvrant un énorme jet de sang qui fusait des artères tranchées. L’homme lâcha son sabre et s’effondra en émettant des borborygmes hideux.

— Cet idiot est en train de saloper mon film ! hurla Kronagoul.

Il était cependant trop loin pour avoir reconnu Ronko. Ce dernier regarda désespérément autour de lui : Thésa avait disparu.

— La garde ! cria le réalisateur.

Deux vigiles s’élancèrent au pas de course armés de pistolvers. Le rouquin détala et se perdit derrière une petite éminence avant que les gardiens eussent pu se servir de leurs armes. Il se faufila dans un chemin creux, entra dans la cité et se perdit dans la cohue.

Les trottoirs étaient toujours rouges, les bordures blanches et le revêtement de la chaussée noir. Dans le lointain, la maison de la Vie dressait sa silhouette à demi détruite, un gigantesque moignon noirci. Les coqs de trottoir caquetaient. Il ne reconnut pas Petro. Peut-être avait-il fini dans le ventre d’un poisson de caniveau. Les lapins de gouttière couraient de toit en toit. Bref, tout était redevenu normal… à part le fait, maintenant, qu’il était un intrus, un fugitif, un homme traqué.

Il passa devant chez lui. Il ne restait de sa maison qu’un trou béant envahi par des herbes musicales qui diffusaient une musique aigrelette. Il poursuivit son chemin jusqu’à chez Crazmad. Et là, il s’arrêta, stupéfait. Le gros type au tablier sanglant était toujours devant la porte, mais il ne faisait plus le commerce d’enfants, ni de gâteaux, ni de couronnes. SEX : pouvait-on lire sur l’enseigne. Le gravos arrêta Ronko.

— Entrez, entrez, tout ce que vous pouvez désirer est à l’intérieur.

Abasourdi, ce dernier le suivit sans mot dire. À la place des rayons pâtissiers et mortuaires se dressait un tableau représentant une femme nue. Ce n’était pas un chef-d’œuvre, les traits étaient trop parfaits pour être réels, mais ce qui était insolite c’est que les seins et le sexe, proéminents, semblaient être réels. On les voyait se soulever et leur coloration indiquaient qu’ils étaient de chair.

— Je viens juste de la terminer, dit le gros. Touchez un peu la qualité.

Ronko avança la main et la posa sur le sein droit. Il était chaux et doux, palpitant et il sentit le bout se raidir sous sa main.

— Le sexe, maintenant, le sexe.

Il effleura du bout des doigts un vagin poilu dont les lèvres s’ouvrirent et l’intérieur s’humidifia. Abasourdi, il fit le tour du plateau qui était posé sur un chevalet. Derrière il n’y avait que de la toile ! À deux dimensions.

— Ah, je vois, continua le gros type. Il fallait le dire.

Il indiqua un second tableau qui représentait un dos avec un postérieur grandeur nature. Là aussi les fesses en relief paraissaient vivantes. Le marchand les écarta, dévoilant l’anus fripé qui se contracta sous la fraîcheur de l’air.

— Il donne envie, hein ? Mais vous pouvez prendre les deux et les accoupler.

— Et les gâteaux ? Et les couronnes ?

— Quels gâteaux ? Quelles couronnes ?

— Ce que vous vendiez auparavant…

— Mais je n’ai jamais rien vendu de semblable ! Où êtes-vous allé prendre ça ?

— Je suis déjà venu ici acheter des gâteaux. C’est une vieille dame qui m’avait servi.

— Servi quoi ? Une couronne ou un gâteau ?

— Un gâteau ?

— Quel genre de gâteau ?

— Un saint-honoré.

— Mum… j’adore les saint-honoré… mais je préfère les babas.

— C’est discutable.

— Tout est discutable. Mais au fait de quoi parlions-nous ? Ah, oui, vous me demandiez… eh bien, non, ce n’est pas ici. Vous devez vous tromper de magasin.

— Pas du tout et ce d’autant moins que j’ai longtemps habité à côté.

— À côté ?

— Oui, la maison qui s’est écroulée.

— Que me chantez-vous-là ! Cette maison appartient à une femme qui est devenue folle et y a mis le feu. Elle a d’ailleurs péri dans l’incendie. Il y a des années et des années de cela.

— Mais…

— Tut… tut… Venez plutôt voir ma collection.

Il l’entraîna dans son arrière-boutique et Ronko fut pris de vertige. Sur une grande table étaient alignés des seins. De toutes tailles, de toutes formes. Des tétins de fille à peine pubères et de lourdes poitrines de matrones. Des seins ronds et en poire. Des mamelles énormes et pendantes.

— Pour ceux qui veulent retrouver la poitrine de leur compagne disparue, commenta le marchand. Vous savez, dans la réalité, les femmes ayant vraiment de beaux seins sont rares. J’en ai même qui sont pleins de lait.

Il pressa sur une mamelle et un jet laiteux fusa du bout.

— Et ces sexes, vous avez vu ces sexes ?

Il y en avait, en effet, pour tous les goûts : des blonds, des bruns, des frisés, des épilés, des étroits, d’autres aux grandes lèvres pendantes.

— Le parfum également est au choix.

Vous pouvez choisir une odeur neutre, fraîche, délicatement parfumée, ou des vagins sentant la femme, d’autres… pas très propres. Il y en a qui aiment ça.

— Et les gâteaux ! Je sais que vous vendiez des gâteaux.

Le gros homme soupira :

— Décidément, c’est une idée fixe ! Je vous répète que je n’ai jamais de ma vie vendu de gâteaux. Venez voir plutôt les bouches. Elles sont adorables.

Là aussi il y avait le choix : des bouches peintes, aux lèvres minces, épaisses, charnues.

— Bien entendu la langue va avec pour les fellations. Regardez celle-ci comme elle est délicatement ouvragée. Voyez ces lèvres pleines, cette langue agile. Elle vous transportera au sommet de la jouissance.

— Cessez de me prendre pour un imbécile. Vous n’allez pas prétendre que vous ne me connaissez pas.

— Moi ? Mais je ne vous ai jamais vu de ma vie, mon cher monsieur.

— Allons donc, vous savez parfaitement que je suis un acteur.

— C’est un bon métier, je vous en félicite.

Ronko secoua la tête :

— J’ai compris, nous sommes en plein scénario et vous ne pouvez pas changer votre texte.

L’autre ouvrit de grands yeux.

— Quel scénario ? Je vends du sexe et du plaisir aux gens qui n’ont pas de femmes et j’ajoute que les miennes se comportent mieux que la plupart d’entre elles. Croyez-moi, vous devriez acquérir un ensemble bouche-seins-sexe.

Mais Ronko s’entêtait.

— On ne va pas jouer au plus fin entre gens du métier ! Dites-moi que ça tourne en ce moment et je comprendrai.

— Je crois que c’est dans votre tête que ça tourne et pas rond encore. Je ne comprends rien à ce que vous me dites. Oui ou non voulez-vous acheter mes tableaux ?

— Vous savez bien que non.

— Alors, ne me faites pas perdre mon temps. Vous avez pu voir sur la table que j’ai encore beaucoup de travail.

— À présent, j’en suis certain : vous êtes dans le film.

Le gravos leva les yeux au ciel.

— Si ça peut vous faire plaisir… mais à présent laissez-moi. Profitez de cette belle journée pour aller vous promener. Voyez comme les nuages sont noirs.

— C’est vrai, il fait très beau.

À présent Ronko était en alerte. Il sentait qu’il venait sans s’en rendre compte de mettre les pieds sur un plateau de tournage.

Un tournage où il n’aurait pas dû être.

Et comment aurait-il pu en être autrement puisqu’il était un intrus.

Il sortit précautionneusement.

La première balle siffla à ses oreilles.

La seconde l’effleura.

Cavale, Ronko cavale !

Pour sauver sa vie et celle de Thésa, Ronko s’élança.