CHAPITRE VII
Ronko se sentait énervé au point que toute envie de dormir l’ayant quitté il n’emprunta pas la voiture d’Anza. L’air de la nuit et la marche à pied dénoueraient ses nerfs. Du moins, il le pensait. Le museau d’un lapin de gouttière dépassait au bas d’une gorgue. Le petit rongeur regardait si la voie était libre pour gagner le toit de l’immeuble voisin.
Mais pour cela il lui fallait passer au-dessus d’une bouche d’égout. Le drame fut bref et violent. Au moment où le lapin passait au-dessus de la grille, une patte griffue plongea dans la fourrure grise qui se teinta de pourpre. Le lapin couina tandis que le chat d’égout qui ne pouvait faire passer le corps de sa proie par les barreaux trop étroits, la dévorait vivante.
Ronko détourna les yeux et poursuivit son chemin.
Devant les Établissements Crazmad, le gros homme ventripotent s’essuyait les mains à un tablier taché de pourpre. Devant lui, une femme suppliait.
— Mais pourquoi ne voulez-vous pas me les acheter, ceux-là ? criait-elle d’une voix aiguë en désignant les deux enfants qui l’accompagnaient. Vous m’avez bien pris les autres…
Imperturbable, le gravos continuait à s’essuyer les mains. La femme continua :
— Je vous les laisserai à moitié prix. Les deux pour le prix d’un. Je ne peux pas faire plus et j’ai vraiment besoin de cet argent.
Le gros type ne répondait toujours pas. Ronko passa son chemin. Il arriva chez lui, ouvrit la porte, frappa du pied pour éloigner les asticots de couloir et pénétra dans son salon. De la lumière filtrait sous la porte de sa chambre. Intrigué, il la poussa, pour découvrir une somptueuse créature blonde, aux trois quarts nue, qui le regardait en souriant.
Plus qu’aux trois quarts même. Ses vêtements étaient soigneusement rangés sur une chaise et elle n’avait gardé qu’un court boléro de cuir noir dont les pans étaient rabattus de part et d’autre de ses seins. Elle tenait ses jambes écartées et son sexe entrouvert brillait comme une perle.
— Qui êtes-vous ? interrogea Ronko.
— Je m’appelle Lorna et je crois bien que personne ne fait l’amour mieux que moi dans tous les mondes connus. Je suis un cas.
Ronko songea au récit du fugitif. Il avait parlé d’une certaine Lorna.
— Votre « notoriété » n’explique pas votre présence dans ma chambre, dit-il.
Elle se passa la langue sur les lèvres d’une façon incroyablement obscène.
— Je t’ai vu tout à l’heure à la télé. En fait, je l’avais allumé pour Anza. J’ai envie d’elle comme de moi. *
« C’est vrai qu’elle lui ressemble », songea Ronko en la regardant mieux.
— Mais j’ai senti chez toi quelque chose d’exceptionnel. Et il m’a été facile d’avoir ton adresse. J’ai des amis partout. Alors je suis venue t’offrir la nuit la plus extraordinaire de ton existence et sans qu’il t’en coûte un zop. Ceux qui peuvent en dire autant se comptent sur les doigts d’une main.
— Je le crois volontiers, mais je suis rentré chez moi pour dormir.
Le visage de la fille s’altéra.
— Je vois… tu as fait l’amour à Anza.
— Pas du tout, soupira-t-il, nous avons eu bien d’autres choses à faire.
— Anza ne peut même pas te procurer le dixième des sensations que je te donnerai, moi. J’ai été élevée pour ça. Je connais le corps de l’homme jusqu’au moindre grain de sa peau. Même si tu avais fait l’amour avec dix Anza et passé une semaine sans dormir je te mets au défi de ne pas t’enflammer à mon contact.
— Je n’en doute pas, mais le genre d’amour que tu me proposes n’est pas celui que je recherche. Il y faut autre chose.
Dans ses pensées il y avait un visage et un nom : Thésa ! Mais pourquoi ce visage ? Et pourquoi ce nom ? Cela durait depuis longtemps… longtemps. Toujours ce même visage pur, presque enfantin, et toujours ce même nom. Pourquoi ?
— Tu es un rêveur, disait Lorna, un naïf, un égaré dans notre monde.
— C’est possible, mais je suis moi et j’ai l’intention de continuer.
— Allons, ne sois pas stupide, viens.
Elle commença à se tordre sur le lit, ventre cambré, langue dardée comme si elle suçait un phallus imaginaire.
À cet instant le téléphone sonna. Ronko décrocha. Il écouta et son visage s’assombrit.
— J’arrive, dit-il d’un ton sec avant de raccrocher.
Sur le lit, Lorna se redressa sur un coude.
— C’était ta petite amie ? demanda-t-elle vexée.
— Non, mais tu vas pouvoir dire qu’il y a un homme qui t’a résisté.
Et il ajouta sur le même ton :
— Tu as su entrer, tu trouveras facilement la sortie.
Il partit en courant, laissant Lorna médusée, ivre de rage et frustrée. C’était la première fois que cela lui arrivait. Elle ne comprenait pas.
Et dire que pour elle on venait de loin… de très loin.
* *
*
Le gros type de chez Crazmad était seul lorsque Ronko passa devant sa boutique. Il continuait à se frotter les mains à son tablier ensanglanté. Il interpella Ronko.
— Tout va bien, affirma-t-il. La journée a été prodigieuse et je suis sûr que les choses vont continuer.
Ronko haussa les épaules et continua sa route. Il parvint enfin au domicile d’Anza.
Des gardes étaient devant la porte.
— Que s’est-il passé ? s’écria le rouquin.
— Le fugitif l’a enlevée et nous n’avons rien pu faire, lui répondit un garde. C’est pourquoi nous vous avons appelé au cas où il faudrait parlementer.
— Pourquoi moi ?
— Vous voyez un inconvénient à cela ?
— Non.
— Alors ?
— Très bien. Où l’a-t-il emmenée ?
— L’intrus ne connaît pas la ville et il s’est retrouvé au cimetière. Il est toujours coincé là-bas. Impossible de s’échapper.
— Je vais essayer d’arranger ça.
Ronko sauta dans la voiture d’Anza et démarra en trombe. Il prit le tournant sur les chapeaux de roues et écrasa un chat d’égout qui s’était imprudemment aventuré sur la chaussée. Il força encore l’allure. Tout cela était dingue, absolument pas prévu dans l’histoire. On faisait du sans-filet, bon Dieu !
Il freina sec et descendit en voltige devant le cimetière. Il bouscula le préposé qui lui réclamait son billet, stoppa, revint en arrière, empoigna l’homme et lui demanda où s’était réfugié le couple poursuivi par les gardes. Le vigile, à moitié étranglé, indiqua une vague direction. Ronko y courut. Il arriva bientôt en vue d’un attroupement. Il crut que tout cela était joué et s’approcha. Il bouscula plusieurs personnes et parvint au premier rang.
Ce n’était pas Anza.
Un menuisier débonnaire finissait d’assembler un grand X en bois. À côté, un individu complètement nu, à l’exception d’un pagne autour des reins, attendait avec impatience. C’était un grand type maigre aux yeux fiévreux. Dès que le menuisier eut terminé, il se coucha sur l’X en grommelant.
Les assistants retinrent leur souffle. Le spectacle était si étrange, si insolite, que Ronko restait là, regardant de tous ses yeux au lieu de courir au secours d’Anza. Il questionna l’artisan :
— Qu’allez-vous faire ?
— Il veut que je le cloue sur l’X.
— Clouer ! Avec de vrais clous ?
— Bien sûr. Je croyais être revenu de tout, mais c’est bien la première fois qu’on me demande ça. C’est sans doute un intrus qui aura ramené cette coutume, je ne sais d’où. Enfin, puisqu’il le veut…
Joignant le geste à la parole, le menuisier s’empara d’un clou long et épais. Il posa la pointe contre la paume gauche de l’homme et l’enfonça d’un coup de marteau sec et précis. Le sang jaillit. Le supplicié semblait en extase. Ce fut ensuite au tour de l’autre main, puis des pieds. Le sang ruisselait des chairs transpercées et des tendons déchirés.
— Levez-moi ! Levez-moi ! criait l’homme.
Le menuisier, aidé des maîtres d’obsèques, plaça l’X dans un trou préparé à cet effet. Cloué sur sa croix, l’ascète dominait l’assemblée. Il se mit à vociférer des insultes et des menaces.
— Maudits ! vous êtes tous maudits ! Race de chacals, de vautours, vos femmes et vos filles ne sont que d’immondes prostituées et votre sang est pourri. Mais le châtiment viendra et il sera terrible ! Votre mort est inscrite dans le Grand Livre… La punition… la punition arrive… voleurs… débauchés… ordures… race de chiens… Je crache sur vous…
Il ne se contentait pas de le dire. Le menuisier reçut un crachat en pleine face qui le mit hors de lui. Il leva son marteau. Mais un des maîtres d’obsèques lui arrêta le bras.
— Il a payé pour ça. Tu dois respecter sa volonté.
— Mon métier ne m’oblige pas à recevoir des crachats.
— Alors, recule-toi.
Sur sa croix, le fou continuait à délirer.
— Vous n’aimez que le sang, la mort et la souffrance… Vous ne savez pas ce qu’est la bonté… Je voulais mourir dans la douleur pour racheter vos crimes, mais ça ne suffira pas… Vous en avez trop fait… Vous êtes maudits… maudits…
Quelques applaudissements éclatèrent. Le spectacle promettait.
À cet instant, Ronko aperçut Anza. La jeune femme avait coupé ses cheveux et conservé ses gants couleur chair. Il la retrouvait comme dans l’émission. Elle se tenait derrière une tombe peinte à gros petits pois rouges et noirs et Vanky la maintenait fermement devant lui, un couteau (le même qui avait tranché la tête serpentine) plaqué sur sa gorge. Deux gardes se contentaient de bloquer mollement le passage, se retournant fréquemment pour contempler le fou sur sa croix. Ce spectacle semblait les intéresser davantage.
Ronko s’avança.
— Tu me reconnais ? cria-t-il à Vanky.
— Oui, toi et elle n’avez pas voulu m’aider. Il va falloir le faire, maintenant.
— Ce n’est pas en la tuant que tu te sauveras.
— En tout cas elle mourra avec moi.
— Sois raisonnable, laisse-la partir.
— Donnez-moi un appareil pour sortir de ce monde et je la lâche tout de suite.
— Tu sais bien que c’est impossible.
— Alors, je vais lui trancher la gorge.
Vanky s’effondra nerveusement. Il craquait.
— Je veux rentrer chez moi, comprenez-vous ? Je veux rentrer chez moi ! Je ne veux pas mourir ! Si vous ne me donnez pas l’appareil immédiatement, je la tue, je la tue ! Vous entendez ?
Ronko arracha les gardes au spectacle du crucifié qui s’adressait maintenant à son père. Son père était-il dans l’assistance ? Personne n’en savait rien. D’autant qu’il regardait le ciel pour lui parler.
— Vous n’êtes pas payés pour assister au spectacle, ragea Ronko.
Les gardes se reprirent.
— Que devons-nous faire ?
— Le persuader que nous avons l’appareil. Vous, dit-il au plus grand, vous allez me remettre votre contacteur à pulsions et je vais lui faire croire que c’est l’appareil qu’il réclame.
Le garde détacha son contacteur de la ceinture et le lui remit. Ronko revint vers le fugitif.
— C’est d’accord, nous vous remettons l’appareil contre la liberté de la fille.
— Pas d’entourloupes, hein ?
— Sa vie nous est bien plus précieuse que la vôtre.
Vanky hésita :
— Reculez !
— Il n’en est pas question. C’est un échange honnête. Vous lâchez la fille et je vous donne l’appareil.
— Que les gardes reculent, alors.
Il fit un signe. Les vigiles se retirèrent. Ronko prit l’appareil dans la main gauche et le tendit à Vanky. Au moment où ce dernier le saisissait, la main qui tenait le couteau s’écarta légèrement de la gorge offerte.
Ronko frappa. Le coup atteignit le fugitif à la pointe du menton et il partit en arrière. Le rouquin en profita pour tirer Anza vers lui et la mettre en sûreté. Mais déjà Vanky reprenait ses esprits et fonçait sur lui l’arme haute.
Ronko évita la lame de justesse. Heureusement pour lui, son adversaire était loin d’être un bon combattant.
Un sédentaire qui se battait sans doute pour la première fois de sa vie. Déséquilibré par le pas de côté du rouquin, il moulina désespérément pour reprendre son équilibre. Ronko pivota et le cueillit d’un maître coup de pied dans le ventre. Vanky se plia en deux et lâcha le couteau.
Un doublé à la face le projeta contre une tombe à grosses rayures vertes. Sa tête heurta violemment un angle de marbre.
Il y eut un bruit affreux d’os brisés. Vanky se raidit et roula sur le dos.
Ronko se pencha sur lui. Ses yeux étaient grands ouverts, vitreux.
Il était mort.
— Ce n’est pas possible… ce n’est pas possible… murmura le rouquin. Je n’ai pas tué un homme…
Dans un élan théâtral, Anza se précipita vers lui.
— Mon chéri, c’est merveilleux ! Tu m’as sauvée ! Je suis à toi pour toujours, à présent.
C’était le happy-end final.
Elle se jeta dans ses bras, tandis qu’une voix criait :
— Coupez ! C’est bon. Coupez, coupez !