CHAPITRE II
Crazmad se trouvait dans la rue Globo. C’était le magasin le plus réputé de la ville. La vitrine regorgeait de couronnes mortuaires et de gâteaux tous plus succulents les uns que les autres.
Ronko poussa la porte.
Une fois à l’intérieur, il examina soigneusement les rayons. Un gros saint-honoré côtoyait une gerbe synthétique où se lisait l’inscription : Je suis mort comme j’ai vécu : en riant. Des éclairs au chocolat particulièrement appétissants voisinaient avec une couronne affirmant que la mort était le seul côté vivable de la vie. La boutique proposait aussi des buissons de cierge, des linceuls, des tartes, des glaces à la fraise, des mille-feuilles, plusieurs modèles de cercueils, des pièces montées ou démontées et du matériel d’embaumeur.
Une tenture noire semée de larmes argentées s’écarta pour livrer passage à une vieille femme vêtue de sombre.
— Bonjour. Vous désirez une couronne ?
— Non, un gâteau.
Ronko désigna un gros gâteau au chocolat particulièrement appétissant.
— C’est quinze zops.
Il paya.
— Merci, je vous l’emballe.
Pendant qu’il attendait, un couple pénétra dans la boutique, accompagné de deux jeunes enfants. Des jumeaux. La vieille les salua et les conduisit dans l’arrière-boutique. Lorsqu’elle souleva la tenture noire, Ronko eut le temps d’apercevoir un gros homme dont le tablier blanc était maculé de pourpre.
La vieille dame revint finir le paquet de Ronko. Elle paraissait toute joyeuse, au point de dire :
— C’est une excellente journée.
— Ah oui ? Pourquoi cela ?
— Vous n’avez pas vu ? Deux de plus.
Elle finit le paquet et le tendit au rouquin.
Au moment où ce dernier prenait congé, la tenture se souleva, livrant passage au couple… mais sans les enfants cette fois.
Ronko se souvint alors du magasin qui achetait les enfants. Il n’avait pas fait le rapprochement avec Crazmad. Que faisait-on de tous ces petits êtres vendus par leurs parents ?
Il n’avait jamais essayé d’approfondir la question. Il avait hâte de manger le gâteau. Et la journée était bien avancée lorsqu’il ouvrit la porte de sa maison. L’odeur, aussitôt, le prit à la gorge. Décidément, il ne se ferait jamais aux asticots de couloirs. Ils sortaient en fin d’après-midi et grouillaient dans le vestibule jusqu’à la tombée de la nuit. La seule façon de les faire fuir était de frapper des pieds, ce que Ronko fit vigoureusement. Dérangés par le bruit, les asticots disparurent comme par enchantement.
Il ouvrit la porte de son bureau et brancha le répondeur automatique. Une voix masculine se fit entendre :
— Ici, Proprz, 28 rue Tzanga, j’aimerais vous voir le plus rapidement possible afin de connaître exactement combien de temps il me reste à vivre et prendre les dispositions en conséquence.
Ronko soupira. Il ne pourrait pas rester chez lui ce soir, comme il l’avait prévu.
Il prit le temps de manger un gros morceau de gâteau avant de ressortir en soupirant. Le travail était pénible, très pénible, et il se demanda s’il existait quelque part dans l’univers un monde où les gens ne travaillaient pas. Après tout, ça devait bien exister.
Les asticots grouillaient à nouveau dans le couloir. Il frappa des pieds en injuriant ces immondes bestioles. Cela lui fit du bien. De sorte qu’il était infiniment plus détendu lorsqu’il prit la direction de la rue Tzanga.
La foule était encore plus dense. C’était l’heure où chacun se hâtait vers sa nuit de plaisir, vers des endroits où il se passait « quelque chose », seuls contrepoids à des vies désespérément vides. Les coqs de trottoirs eux-mêmes étaient gagnés par cette fébrilité collective au point de picorer à une vitesse incroyable les graines qu’on leur lançait à profusion.
Mais avec la nuit allaient apparaître les poissons de caniveaux. Le soir, en effet, l’ordinateur central commandait l’ouverture des vannes et les caniveaux se remplissaient d’eau. L’immense réservoir abritait des poissons très féroces aux dents aiguës qui étaient entraînés par le flot. Ils nageaient entre la chaussée et le trottoir toute la nuit et lorsqu’un coq s’approchait un peu trop près ils bondissaient, agrippaient le malheureux volatile à l’aide de leurs terribles mâchoires et l’entraînaient dans l’eau où ils le dévoraient.
Petro était le survivant des survivants. C’est pour cela que Ronko l’aimait bien.
* *
*
La rue Tzanga offrait la particularité de donner l’impression de descendre alors qu’en réalité elle grimpait fortement. Et chaque fois qu’il l’empruntait, cette bizarrerie le faisait sourire.
Il arriva devant le 28 et sonna. Un bourdonnement et la porte s’ouvrit automatiquement. Là aussi le couloir était infesté d’asticots. Il les chassa, grimpa au premier et pénétra dans un salon à l’éclairage tamisé. Un cercueil ouvert reposait sur un catafalque tendu de noir et entouré de cierges. À voir cela on comprenait que le maître des lieux ne se faisait visiblement plus d’illusions sur le temps qu’il lui restait à vivre.
Proprz apparut. C’était un petit homme à l’âge indéfinissable et au teint brouillé. Immédiatement, il montra le mur à Ronko.
— Regardez, dit-il, elle est venue !
Et c’était vrai. De larges empreintes marquaient la tapisserie et le plafond.
Le rouquin hocha la tête. C’était le branki, la bête qui grimpait aux murs. Proprz hocha la tête.
— Eh oui, je suis condamné, même la cloche me l’a annoncé. Je n’ai plus que deux jours à vivre. Pouvez-vous confirmer ?
— Bien sûr.
Les yeux de Ronko devinrent glauques, l’iris s’effaça pour ne laisser filtrer qu’une lueur verte et opalescente. Ce phénomène ne dura que quelques secondes, puis le regard redevint normal.
— Il vous reste moins de deux jours, monsieur Proprz. Je dirais entre dix-huit et vingt heures, pas plus.
— La cloche ne mentait pas.
— Mais, quelle cloche ?
— Celle du grand temple.
Proprz empoigna une paire de puissantes jumelles et les tendit à Ronko.
— Tenez, regardez !
Le rouquin régla l’objectif et aperçut effectivement la cloche du grand temple qui sonnait à toute volée. Pourtant, il ne percevait aucun son. Proprz, par contre, plaquait ses deux mains sur ses oreilles.
— Ce bruit est affreux, je ne peux plus le supporter.
Il ferma la fenêtre.
— Ouf, ça va mieux.
Il respira un grand coup et alla s’asseoir dans un fauteuil profond. Puis il reprit :
— Ce que la cloche ne me dit pas est la façon dont je vais mourir. C’est pourquoi je vous ai fait venir. Le savez-vous ?
— Vous allez provoquer votre propre mort.
— Je m’en doutais. C’est pourquoi j’ai déjà tout préparé pour mes obsèques. Quant au décès proprement dit j’avoue que j’hésite entre la bombe et un tout nouveau procédé dont Crazmad m’a envoyé la publicité. Un collier électronique qui vous étrangle une heure après votre enterrement. Amusant, non ?
Ronko secoua la tête en songeant à ce qui venait de se passer au cimetière.
— Ces procédés-là sont interdits, dit-il, et il est de mon devoir de vous prévenir. Vous risquez l’anéantissement public.
— Je sais.
— Vous serez mis au ban de la société.
— Je déteste la société. La société n’est pas bonne.
— Elle n’a jamais dit qu’elle l’était.
— Quelle est votre opinion à vous ?
Ronko baissa les yeux.
— Il m’arrive d’être très malheureux.
— C’est votre problème, pas le mien.
— Bien sûr.
— Mettons un terme, voulez-vous, à cette conversation. Je crois que je vais choisir le collier-étrangleur.
Proprz eut un rire nerveux et s’enfonça davantage dans le fauteuil. Ronko, lui, ne pouvait détacher ses yeux des empreintes du Branki. C’était la première fois qu’il les voyait. Mais était-ce prouvé que cet animal n’arpentait les murs que chez ceux qui allaient mourir ? Certainement pas.
Qui était-il ? Comment vivait-il ? De quoi se nourrissait-il ?
Ses pensées furent interrompues par Proprz qui lui tendit une carte de bristol.
— C’est une invitation pour mes obsèques. Si vous décidez d’y venir vous n’aurez rien à payer. Et voici aussi votre argent : mille zops.
— Je vous remercie. À présent, je vais me retirer. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne mort.
— Je pense, en effet, qu’elle sera réussie, Crazmad est une maison sérieuse. À jamais, monsieur Ronko.
— À jamais, Proprz.
Lorsque le rouquin sortit, la nuit était tombée. L’eau des caniveaux semblait bouillonner et les coqs de trottoir s’étaient réfugiés contre les murs. Pas tous. Un téméraire, en quête d’un ultime grain, s’approcha trop près du bord. Il y eut un éclair mouillé et un gloussement de terreur. Les mâchoires du poisson de caniveau se refermèrent sur le cou du coq qu’elles brisèrent d’un coup. Le cadavre de l’oiseau fut entraîné dans l’eau saumâtre et disparut.
Ce mini-drame détourna l’attention de Ronko du chien. Il l’avait aperçu en arrivant chez Proprz, mais il était encore loin. À présent, il grattait à la porte. C’était un molosse au poil ras, luisant et noir, aux yeux rouges et aux crocs éblouissants de blancheur. Il gratta jusqu’à ce que la porte s’ouvre. Était-ce la bête de Proprz ? Ronko ne le croyait pas. Il y avait autour de cet animal une aura maléfique. Et l’animal commença à hurler. À hurler à la mort. Cela le perturba tellement que c’est à peine s’il remarqua les escargots scatophages et les taupes arboricoles qui apparaissaient timidement dans les rues. Il allait entrer chez lui lorsqu’une voiture s’arrêta à sa hauteur dans un long grincement de freins.
Une blonde magnifique aux cheveux courts en descendit.
— Monsieur Ronko ! Enfin, vous voilà. Nous vous cherchons partout depuis une heure.
Le rouquin se retourna.
— Oui ?
— Je suis Anza Piko.
— Je ne connais pas d’Anza Piko.
— Bien sûr, puisque vous ne m’avez jamais vue.
— C’est exact.
— Mais maintenant vous me connaissez.
— Et ça me conduit où de vous connaître ?
— Avez-vous oublié que c’est ce soir que vous passez à notre émission télévisée ?
Ronko l’avait oublié.
— Je vous en prie, montez vite, nous sommes déjà en retard.
Le rouquin revoyait le molosse et les empreintes du Branki sur les murs. Il ne pensait qu’à ça.
— Vous comprenez, cette émission est très importante, je dirais même que c’est la plus suivie actuellement et que vous…
Ronko n’entendait pas. Il imaginait le molosse grimpant aux murs.
Mais non, c’était impossible. Et pourtant…
Il entra dans la voiture et la voiture démarra, conduite par un chauffeur zélé en tenue sportive. C’est à ce moment que Ronko remarqua l’étrange manège auquel se livrait la blonde aux cheveux courts. Armée d’une paire de petits ciseaux moitié argent, moitié nacre, elle n’arrêtait pas de tailler les ongles de ses mains. Elle passait de la droite à la gauche et de la gauche à la droite, sans cesser de tailler, de tailler, de tailler…
De tailler les ongles qui n’arrêtaient pas de pousser, de pousser, de pousser…